Non ! Il ne s’agit pas ici de faire encore une fois le procès des relations entre Maurras et l’Eglise. Il ne s’agit ni de dénoncer, ni de sauver le maître à penser de l’école d’Action française.
Les ouvrages sur les relations entre l’Action française et l’Eglise, et entre Charles Maurras et cette dernière, sont nombreux et documentés. Un billet de bloc notes ne saurait les remplacer.
Cependant, on a vu ressurgir, à l’occasion de plusieurs ouvrages récents, cette ritournelle selon laquelle Charles Maurras aurait eu de l’Eglise une vision utilitariste, faisant d’elle la gardienne de l’ordre social. En somme, elle aurait été le parfait opium du peuple, pour reprendre la phraséologie marxiste.
Ce sont ces affirmations récentes, venant d’auteurs et de commentateurs sans doute mal informés, qui nous font réagir.
Bien-sûr, Charles Maurras ne fut pas un auteur catholique. Il n’a jamais prétendu l’être. S’il s’enorgueillit de ce titre à de rares occasions lorsqu’il lui fut décerné par tel ou tel prélat, rien dans son œuvre ne le laisse penser. C’est sous le sceau de l’agnosticisme et du positivisme qu’il publia la presque totalité de ses livres et articles.
En outre, plusieurs de ses thèses sont évidemment incompatibles avec l’enseignement de l’Eglise. Sa vision intégrale du nationalisme et du patriotisme, sa théorie des quatre états confédérés ennemis naturels de la France (judaïsme, protestantisme, franc-maçonnerie et métèques) sont en totale contradiction avec la lettre et l’esprit du christianisme.
Le penseur de Martigue le savait, qui ne mâcha pas ses mots, au début de sa vie d’auteur, contre le message évangélique. Il considérait le Magnificat comme un venin, à cause du verset « Il relève les puissants de leur trône et il élève les humbles, il comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides ». Il appelait les apôtres « ces quatre juifs obscurs » et tout un conte du Chemin de Paradis est consacré au Christ hébreu destructeur de l’ordre et de la beauté de la sagesse athénienne. (Ce conte fut retiré des éditions suivantes, par souci de bienveillance vis-à-vis de l’Eglise.)
Impossible donc de faire de Maurras un auteur chrétien.
Pourtant, la question n’est pas aisée à trancher radicalement. L’Eglise hésita à condamner Maurras et son oeuvre de 1914 à 1926. La sentence proclamée fut finalement levée en 1939. L’Eglise, donc, elle-même, peinait à démêler ce qui lui était hostile de ce qui lui était amical, ou neutre au pire.
De fait, si Maurras l’agnostique avait un contentieux à régler avec le Christ, il était, de manière étonnante, un amoureux fou de l’Eglise. La dissociation des deux surprend. Elle est une contradiction de l’homme qui batailla toute sa vie avec sa propre incroyance.
Devenant progressivement sourd à partir de l’âge de 14 ans, tentant de se suicider à la même époque car voyant se fermer à lui la carrière d’officier de marine qu’il rêvait d’embrasser, il fut mis entre les mains du meilleur helléniste du diocèse d’Aix et Marseille, l’abbé Penon, futur évêque de Moulins, et dont la volumineuse correspondance avec Maurras a été publiée il y a quelques années grâce aux bons soins d’Axel Tisserand. On voit, au fil de cette correspondance, le jeune homme s’éloigner progressivement de Dieu. Mais ô paradoxe ! Découvrir dans le même temps la philosophie thomiste, dont il fut un adepte de la logique et de l’harmonie de pensée.
Le lien entre Maurras et l’Eglise, même aux pires temps de l’incroyance, ne fut jamais rompu tout à fait. Connaissant bien le carmel de Lisieux et bien connu des religieuses, celles-ci ne cessèrent de prier pour lui jusqu’à sa mort en 1952.
Ont-elles eu de l’influence sur sa conversion ? Peut-être.
De fait, condamné à la prison perpétuelle en 1945 pour intelligence avec l’ennemi et haute trahison (Quelle ironie pour l’auteur le plus fanatiquement anti-allemand de sa génération !), il fut gracié pour raisons de santé en 1952 au soir de sa vie et transféré à l’hôpital Saint-Symphorien de Tours. Là, l’aumônier de l’hôpital, le chanoine Cormier, tenta d’obtenir la conversion du vieillard et l’obtint de manière éclatante, comme l’atteste le témoignage émouvant qu’il livra par la suite, intitulé ; Mes entretiens de prêtre avec Charles Maurras, mars-novembre 1952. L’homme reniait-il ses erreurs passées ? Ce secret nous sera à jamais inconnu. Mais c’est en pénitent et communiant qu’il rendit l’esprit.
Le chemin n’avait jamais été tout à fait abandonné et l’interrogation spirituelle de celui qui se proclamait agnostique saute aux yeux du lecteur attentif.
Attentif à la partie catholique de ses militants et soucieux de ménager l’Eglise, il expurgea, à plusieurs reprises, ses oeuvres de leurs passages hostiles à Jésus Christ et à l’évangile.
Mais surtout, le rôle assigné par Maurras à l’Eglise dans sa réflexion apparaît dans l’épais volume intitulé La démocratie religieuse, recueil de ses polémiques avec le penseur démocrate-chrétien Marc Sangnier, et de ses échanges, justement, avec l’Eglise, jusqu’au temps de la condamnation de 1926.
Alors, quel est ce rôle ? L’Eglise est-elle la garante de l’ordre ? Oui, en quelque sorte, mais pas au sens où l’entendent aujourd’hui les pourfendeurs retardataires du philosophe. Pour lui l’Eglise, non seulement comme institution, mais par sa philosophie, par ses ordres religieux, par sa pensée et par sa hiérarchie était la gardienne et la promotrice de toute civilisation. Pour Charles Maurras, l’avenir de la civilisation humaine, de tout ce qu’il y avait de bien, de bon et de vrai en les hommes et leur histoire, était garanti, conservé et promu par l’Eglise.
Persuadé qu’elle était l’arche au sein de laquelle l’humanité avait trouvé le refuge, il consacra une large part de son combat politique à la défendre. Esthétique, pensée grecque, droit latin, beauté de l’architecture et des arts en général, droiture de la sagesse, esprit de justice, harmonie du corps social, tout était conservé en l’Eglise et en son histoire. Elle assurait le salut temporel des hommes, il en était persuadé.
Beaucoup de catholiques sont persuadés de ces faits, encore aujourd’hui. Mais entre Maurras et l’Eglise il y a bien sûr cette incompréhension d’origine sur la personne même de Jésus Christ, coupure fondamentale qui ne fut résorbée qu’au jour de la mort, trop tard pour que l’oeuvre fut modifiée.
Les continuateurs ou les disciples de Maurras, chrétiens pour la plupart, comme le philosophe Pierre Boutang, se débarrassèrent de tout ce qui était incompatible dans la pensée de leur maître avec le christianisme, notamment l’antisémitisme, l’anti-protestantisme et la xénophobie. Ils continuèrent pourtant d’en faire un enseignant de la sagesse.
Maurras auteur catholique ? Non. Maurras manipulateur de l’Eglise en raison de la préservation d’un ordre social conservateur ? Non plus !
Il fallait que ce soit dit.
https://gabrielprivat78.wordpress.com/2017/01/22/maurras-et-leglise/