Quelle surprise, la veille de notre rendez-vous annuel en ce château, de découvrir à l’étal des librairies un ouvrage sur le thème de notre colloque d’aujourd’hui : Les Celtes et le celtisme. Il est de la plume du célèbre Jean-François Kahn, directeur de l’hebdomadaire Marianne, du moins de sa version française, puisqu’il existe désormais une version belge qui ne me semble pas avoir le tonus de sa consœur parisienne, si bien que je ne parie guère sur sa survie. JF Kahn ne semble pas homme, a priori, qui encombre ses réflexions d’un souci permanent des racines celtiques ou gauloises de la France actuelle : ses sujets de prédilection sont à l’évidence les problèmes sociaux, les dysfonctionnements politiques qui affectent son pays.
Dans la littérature géopolitique et dans certains atlas historiques, cet “Hexagone” est désormais qualifié d’“espace gallique”, recouvrant ainsi l’acception de “Francie occidentale” lors du partage de Verdun en 843. Le reste, soit la part de l’Hexagone qui n’est pas “gallique”, est inclus dans un “espace germanique et lotharingien” par les auteurs d’un précieux Atlas des peuples d’Europe occidentale, soient Jean et André Sellier (La Découverte, 1995-2006). L’espace “germanique et lotharingien” étant, pour J. et A. Sellier, l’addition des héritages de Lothaire et de Louis le Germanique (la “Francie orientale”) en 843.
Dans son livre L’invention des Français – Du temps de nos folies gauloises (Fayard, 2013), JF Kahn se penche sur ce qui s’est passé sur le territoire aujourd’hui “français” (y compris la part lotharingienne — et burgonde — absorbée et dénaturée) entre 600 av. JC (date présumée de l’arrivée massive de tribus celtiques) et 500 après JC, quand les Francs, venus de nos régions, prennent le relais des Romains moribonds ou disparus. Ces onze siècles, pour Kahn, sont le véritable creuset où s’est formée la “nation française”, en dépit des apports romains et germaniques, campés comme des adstrats sans réelle importance. Ce creuset est celui d’un “invraisemblable capharnaüm de bandes et de hordes, de cités et de nations”, d’où sortira, en bout de course, “un étrange mille-pattes à mille têtes qu’on appellera les Français”. Kahn privilégie évidemment l’idée d’un creuset où se mêlent toutes sortes d’ingrédients hétérogènes au détriment de toutes les homogénéités qui se sont juxtaposées dans les espaces gallique, lotharingien et burgonde. Kahn tente de retracer les épisodes qualifiables d’anarchisants et de libertaires dans ces onze siècles quasi inconnus de nos contemporains, en manifestant sa sympathie pour ce magma tissé de turbulences, rétif à tout ordre politique.
Toujours privilégier les faits romains et francs
Ce qui est vrai dans sa démonstration, comme dans la démonstration de bon nombre de celtisants bretons ou autres, c’est que l’historiographie dominante a toujours privilégié les faits romain/latin et franc/germanique dans l’espace gallique, au détriment de ce que Kahn campe aujourd’hui comme “celtique” ou “gaulois”. Effectivement, le facteur celtique a été longtemps oublié dans l’historiographie dominante. Rome a évidemment apporté la langue latine dans l’espace gallique et, comme l’histoire repose sur l’étude des textes, nous n’avons jamais disposé que de textes latins. Il n’y a pratiquement pas de textes longs, sinon des épigraphies, en langues celtiques continentales. La démarche de l’historien repose sur des textes, sur des travaux sauvés de l’oubli comme ceux de Tacite et de Tite-Live. La Renaissance carolingienne privilégie, elle aussi, le latin, toutefois elle collationne en marge de ses activités des récits populaires germaniques, sous l’impulsion d’Alcuin (natif de York) et d’Éginhard (un Rhénan). Même sous l’égide de Dicuil, moine irlandais au service du pouvoir installé par Charlemagne, le latin triomphe comme langue officielle de l’Empire, pourtant germanisé. Les Germains ont pris le relais de Rome, surtout sur le plan militaire.
Dans le bassin parisien, les Francs, venus de Taxandrie et de l’espace rhénan au Nord de Cologne, puis de Tournai et de Soissons, donnent leur nom à l’espace gallique : après eux, on ne parlera plus de “Gaule” mais de “Francie” ou de “France”, de “Franken-Reich”, de l’Empire des Francs. La loi salique, droit coutumier germanique rédigé vers l’an 600 dans une langue dont dérive directement les parlers néerlandais actuels (du moins les dialectes “bas-franciques”), s’impose à tous. La mémoire populaire — non celle des historiens spécialisés dans le haut Moyen Âge — oublie généralement un apport celtique très important (non linguistique et non démographique), celui des missions irlandaises de Colomban, Columcille, Vergile (Fergill), sauveurs des textes antiques qu’ils se mettront à recopier, parfois en s’opposant, comme Vergile dans l’espace alpin à cheval sur l’Italie et l’Autriche actuelles, à la papauté romaine.
Aujourd’hui encore, les instances officielles campent la Wallonie comme germanique de race et latine de culture
En tenant compte de ce contexte historique lointain, carolingien et bas-lotharingien — il existait une Basse-Lotharingie et une Haute-Lotharingie — la Wallonie actuelle, notamment sous l’impulsion d’un historien haut en couleurs aujourd’hui décédé, Léopold Génicot, et dans un ouvrage sur Le français en Belgique, publié par l’ex-Communauté française (devenue la “Fédération Wallonie-Bruxelles”), se pose comme héritière de Rome et du catholicisme, en tant que cadre forgé par un Empereur romain, Constantin. Les Wallons, officiellement, ne revendiquent donc aucune racine celtique, même si a existé un fond pré-romain et pré-germanique, aujourd’hui difficilement définissable. Pour Génicot, les Wallons descendent des Lètes germaniques de l’Empire romain, chargés de garder la frontière contre d’autres incursions germaniques. Rapidement latinisés, avec leurs officiers qui accèdent souvent à la citoyenneté romaine, ces Lètes ont précédé les Francs sur le territoire aujourd’hui wallon, surtout dans la vallée mosane : dans le chef de Génicot, le germanisme avait un droit d’aînesse en Wallonie dans le cadre belge et non la Flandre ! Pour les héritiers de Génicot, qui ont confectionné cet excellent ouvrage, très précis, méticuleux et philologique, sur Le français en Belgique, les soldats germaniques de l’armée romaine installés en Wallonie actuelle auraient été recrutés, non pas en Rhénanie ou dans les tribus vivant sur la rive droite du Rhin, mais le long des côtes de la Mer du Nord en Hollande, en Frise, dans les régions de Brème et de Hambourg et en Scandinavie parmi les tribus classées sous le nom d’“Ingwéoniens”. Ce n’est pas moi qui le dit, pour paraphraser Himmler et Degrelle : ce sont les historiens de la dite “Communauté française”… qui ne partagent apparemment pas les vues de JF Kahn quand celui-ci déplore l’oubli des facteurs celtiques dans l’espace gallique et critique la surévaluation, à ses yeux, des facteurs romains et francs. Nous vivons une époque étonnante…
La “Gaule Françoise” de François Hotman
Le facteur celtique a effectivement été escamoté par toutes les renaissances intellectuelles qui ont jalonné l’histoire d’Europe occidentale jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Nous ne trouvons que quelques vagues évocations au XVIe siècle, où, une fois de plus, les facteurs classiques, gréco-latins, et germaniques sont seuls valorisés. Dans sa critique d’une monarchie française, qu’il considérait comme dévoyée après les massacres de la Saint-Barthélémy (1572), le juriste huguenot français d’origine allemande François Hotman, né à Paris, évoque une “Franco-Gallia” ou une “Gaule Françoise” (1573). Hotman souligne les origines franques-germaniques de la France médiévale. Ces tribus, qui ont franchi le “Rhein” (sic), avaient une notion innée de la liberté, comme le soulignait aussi Tacite : le principe germanique est donc un principe de liberté (et de liberté religieuse pour le protestant Hotman), idée que l’on véhiculera jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il y a donc, d’un côté, cette idée de liberté, et, de l’autre, l’idée féroce de l’absolutisme, qui n’hésite pas à recourir à des massacres comme celui de la Saint-Barthélémy. Quand les principes libertaires germaniques régnaient sur tous les esprits, écrit Hotman, « Les rois n’avaient pas une puissance infinie ni absolue » (cf. André Devyver, Le sang épuré – Les préjugés de race chez les gentilshommes français de l’Ancien régime (1560-1720), éd. de l’Université de Bruxelles, 1973). Kahn inverse simplement le raisonnement ancien du Huguenot Hotman : le fonds pré-celtique, celtique et autre est réservoir de liberté, tandis que les systèmes mis en place par Rome et par les Francs sont tyranniques. Pour retrouver leurs libertés face à une droite et une gauche qui deviennent “mabouls”, les Français contemporains doivent, selon Kahn, recourir au fonds hétérogène pré-romain. Chez Hotman, le fonds pré-franc et pré-romain était réservoir de cruelle anarchie : le système libertaire germanique est venu l’humaniser (avant la lettre).
Vogue celtisante et “Sturm und Drang”
Les XVIe et XVIIe siècles sont donc peu enclins à redécouvrir le fait celtique dans l’histoire des espaces gallique et lotharingien/germanique. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que naisse une véritable “vogue celtisante”, qui se poursuit encore aujourd’hui, notamment dans l’univers de la chanson, dans la bande dessinée et avec un festival comme le “Festival inter-celtique de Lorient”. Le Sturm und Drang littéraire allemand secoue les bonnes habitudes ancrées dans la culture européenne. Les protagonistes de ce mouvement littéraire en ont assez de la répétition des modèles classiques. Ils recherchent autre chose. Ils veulent un retour à des thèmes plus variés, comme chez Shakespeare, qui s’inspire certes de la culture classique, mais puise aussi dans les traditions de la très vieille Angleterre et de la Scandinavie du haut Moyen Âge. Ils espèrent aussi un retour à l’hellénité homérique, plus âpre que l’Athènes classique. Le philosophe Herder démontre dans la foulée du Sturm und Drang que l’excellence littéraire vient uniquement des racines, des sources les plus anciennes et non pas d’une répétition ad nauseam des mêmes thèmes classiques. Les frères Grimm, célébrés en 2012 outre-Rhin, seront ses héritiers en Allemagne. Les slavophiles russes le seront en Russie. En Écosse, James Macpherson, un écrivain pré-romantique, épigone du Sturm und Drang allemand, prétend avoir découvert les écrits d’un barde celtique ancien et de les avoir traduits. Ce barde se serait appelé “Ossian”. Il n’y a jamais eu d’Ossian : ces magnifiques poèmes, construits sur des canons non classiques, sortaient tout droit de l’imagination de Macpherson. La vogue celtisante était lancée. Elle ne s’arrêtera plus.
Nous verrons que ce Sturm und Drang et ce “celtisme” britannique sont à replacer dans un contexte révolutionnaire dans la période 1780-1795 mais un révolutionnarisme qui tient compte des racines, tout en se montrant fort virulent dans ses critiques de l’absolutisme royal de l’Ancien Régime. Après Ossian, nous avons la renaissance du druidisme au Pays de Galles et l’émergence des Gorsedd, concours de poésie en langue galloise. Ailleurs en Europe, en dehors des régions où l’on a parlé des langues celtiques jusqu’à nos jours, l’archéologie tchèque (W. Kruta), hongroise (M. Szabo) et autrichienne s’est penchée sur les civilisations celtiques de la Tène et de Halstatt, découvrant un celtisme alpin et danubien, dont le XVIIIe siècle du Sturm und Drang et de l’“ossianisme” n’avait pas encore conscience.