En cette fin de XXe siècle, écrit Bradley, la vague écologique, le retour à des pensées de type systémique, les démarches organiques devaient nécessairement conduire à une redécouverte des philosophes celtiques de la fin de l’Antiquité et du début du Moyen Âge, afin d’explorer des sources occidentales, écrites en grec ou en latin, et de ne pas en rester à un orientalisme parfois caricatural et mal compris.
Le rejet de toute malédiction prononcée à l’endroit des choses naturelles, le rejet du péché originel, débouchent sur une pensée rétive aux séparations et aux césures, forcément favorable aux rapprochements, aux réconciliations et aux synergies. Bradley cite deux auteurs celto-britanniques récents qui ont étudié le passé philosophique irlando-écossais et “hérétique” : HJ Massingham et Noël O’Donoghue. Dans The Tree of Life, Massingham écrit :
« Si l’Église britannique [= irlando-écossaise] avait survécu, sans nul doute la rupture profonde entre christianisme et nature, qui s’est accrue sans cesse au fil des siècles, aurait disparu et n’aurait pas rompu les liens qui unissaient jadis l’homme occidental à l’univers ».
Quant à O’Donoghue, dans son étude Patrick of Ireland, il écrit :
« Le pessimisme et l’anti-humanisme du vieil Augustin ont glacé et assombri la chrétienté occidentale. Seule la chrétienté celtique a échappé à ces ombres sinistres. Dans le cadre de cette tradition, des hommes et des femmes se sont ouvert à Dieu et à la nature humaine, créant un climat de confiance absolue entre ces deux dimensions ».
Bradley voit dans cet héritage philosophique une évidente continuité avec l’immémoriale paganité celtique, antérieure à la romanisation et la christianisation des Iles Britanniques. La présence et l’immanence du divin, la sacralité de la Terre étaient déjà des traits caractéristiques de ce paganisme de la frange extrême-occidentale et atlantique de notre Continent. Ensuite, cette vision celtique du monde donne une place prépondérante à l’imagination, à la libre imagination des hommes, corollaire évident de leur libre volonté, de leur liberté de façonner et d’appréhender le monde selon un mode qui leur est à chacun particulier, unique, inaliénable. Le pessimisme aigre de Paul et d’Augustin a conduit la civilisation occidentale à un manichéisme mutilant, où tout est ou bien tout noir ou bien tout blanc. Le monde celtique, avec sa libre volonté et sa forte propension à l’imagination, est un monde de couleurs, chatoyant, en un mot : polythéiste. Bradley écrit que notre monde est divisé et éclaté en catégories, tandis que le leur était holistique ; tout était en relation avec tout, tout coopérait avec tout. Nous avons perdu la disposition d’esprit que symbolise le principal motif des Celtes, le nœud, ou, pour paraphraser Alexander Carmichael :
« C’est la religiosité, païenne ou chrétienne ou combinaison des deux, qui exalte la compénétration de tout dans tout, qui accepte l’entremêlement de toutes les œuvres de la création sans exclusion, qui s’émerveille devant les imbrications, comme devant les couleurs scintillantes de l’arc-en-ciel ».
La triade de cette religiosité celtique est, d’après Bradley : Présence (= immanence), Poésie (= imagination), Pérégrination (= odyssée dans le monde, regard itinérant et émerveillé face aux innombrables facettes de l'univers incréé, le terme "création" étant chrétien).
L’héritage de Pélage nous force à redécouvrir, réinventer et réutiliser des concepts fluides et ondoyants pour remplacer les concepts-corsets d’une tradition sèche, sans relief, sans couleurs. Heidegger nous avait demandé de “re-fluidifier” les concepts. Heidegger a été clair : cette re-fluidification des concepts implique un retour aux racines grecques, pré-socratiques même (Bradley dirait : au pélagianisme et à la celtitude, et nous restons ainsi dans le domaine indo-européen ; dans la Perse islamisée, pour échapper aux corsets d’un avicennisme desséché, Sohrawardi avait appelé à un retour à la sagesse avestique).
Derrida, en réclamant la déconstruction des concepts-corsets et le recours aux filons mystiques des pensées européenne, juive et arabe, a été ambigu. Chez lui et chez les terribles simplificateurs de son œuvre, déconstruction rime hélas trop souvent avec hyper-relativisme, dissolution et déliquescence, ce qui permet aux intellectuels catholiques de les accuser à bon droit de nihilisme. Pour nous Polythéistes, qui entendons dépasser le nihilisme de la modernité, les choses sont claires : toute re-fluidification et toute déconstruction impliquent un retour et un recours à des racines, grecques, celtiques ou autres, païennes et mythologiques à coup sûr. Je ne pense pas que Derrida et ses disciples parisiens aient envie de nous suivre sur ce chemin, dans ce retour au Muthos ! Tant pis s’ils s’enfoncent ainsi dans une impasse, ce n'est pas notre problème.
Quant à l'imagination, pour laquelle plaide Bradley, on sait ce qu’en ont fait les soixante-huitards, qui promettaient hier de l’incarner dans l'effervescence de la contestation et qui l'asphyxient sans pitié aujourd'hui qu'ils tiennent les rênes du pouvoir politique et médiatique… Dans les cortèges dirigés en 68 par Cohn-Bendit, personne ne songeait aux racines grecques ou celtiques. L’imagination n'était qu’un mot, qu’un slogan, non une poésie héritée et vécue. Une fois assis dans les fauteuils de leurs ministères, ces pétitionnaires ont continué l’œuvre impie de Paul et d’Augustin, instaurant la plus subtile des tyrannies qu'ait connue l’histoire. Sans racines, point de salut.
► Detlev Baumann (pseud. RS), Antaïos n°14, 1999.