Les éditions de la Nouvelle Librairie sortent un texte dense et bref du comte Hermann von Keyserling (1880-1946), figure majeure de la pensée européenne de l’entre-deux-guerres, consacré à l’œuvre et à la vision du monde d’Oswald Spengler : « Spengler, l’homme des faits ». Laurent Schang, spécialiste de l’histoire militaire et arpenteur subtil des champs de bataille dans la revue « Éléments », en a préfacé l’édition. Pourquoi ce texte ? Et pourquoi cette critique de Keyserling à Spengler, car il s’agit bien d’une critique adressée à l’auteur du « Déclin de l’Occident » ?
ÉLEMENTS: Pouvez-vous nous présenter le comte Hermann von Keyserling ?
LAURENT SCHANG. Hermann von Keyserling, c’est d’abord deux dates : 20 juillet 1880-26 avril 1946, une naissance en Livonie – l’actuelle Estonie, à l’époque province de l’empire russe – au sein de la vieille noblesse germano-balte (ce qui fait de lui un proche parent du baron von Ungern-Sternberg), de solides études de philosophie conclues par une thèse sur Kant, un tour du monde en 1911-1912 où il s’initie aux pensées non-européennes, puis l’ouverture de l’École de la Sagesse à Darmstadt en 1920 et la fréquentation des plus beaux esprits de son temps, de C.G. Jung à Rabindranath Tagore, jusqu’à sa mise à l’index par le régime nazi en 1934 – sa « période de Grand Silence », pour reprendre ses mots – et sa mort à Innsbruck, dans le Tyrol autrichien, où il est enterré. C’est aussi et surtout une œuvre féconde et originale, qui mérite qu’on la redécouvre. Des succès de librairie comme on en imagine plus aujourd’hui, dont une moitié à peu près traduite en français.
ÉLEMENTS: Que reprochait-il à la vision du monde de Spengler ?
LAURENT SCHANG. La pensée de Keyserling s’articule autour de la notion-clé d’ « humanisme intégral », qui postule que toute vie porte en elle-même son propre sens et doit donc être vécue comme un sacerdoce. Ses écrits s’inscrivent dans la lignée du courant spiritualiste apparu en Allemagne et en Autriche au début du XXe siècle, en réaction à l’industrialisation et à la militarisation de la société. Hofmannsthal, Scheler, George sont quelques-uns des grands noms qui dominent ce cercle d’artistes et d’intellectuels, par ailleurs très informel, habités par le même « pessimisme culturel », la même conviction que l’Occident est entré dans une période de décadence. On retrouve chez Keyserling leur idéal du surhomme à venir, pas au sens dévoyé du plus fort mais du plus complet – à la « recherche de la Totalité du Réel », Keyserling dixit – et leur appel à une régénération spirituelle, qui emprunterait autant aux textes sacrés européens qu’à ceux de l’Inde ou de la Chine. De ce point de vue, l’idée d’une « harmonie préétablie du monde » ou « cosmopathie » défendue par Keyserling est incompatible avec la vision du monde pessimiste développée par Spengler dans son Déclin de l’Occident. Décadence n’est pas déclin, un renouveau est toujours possible chez Keyserling, ce qui va à l’encontre du systématisme de Spengler, pour qui toutes les civilisations suivent une pente fatale. Outre sa théorie des lois du sang et le mécanicisme qui en découle, Keyserling reproche à Spengler sa prétention à dégager des lois historiques de son étude du passé. Un passé qu’il relit, qui plus est, au prisme de son prussianisme. « Homme des faits » bien plus que prophète, en ce sens qu’il raisonne en pur historien, Spengler oublie toutefois que les faits en question sont le produit de la liberté d’action des hommes. L’histoire, lui oppose Keyserling, ne fonctionne pas comme un « mécanisme d’horlogerie », elle n’a de sens que celui que lui donnent les hommes capables de l’incarner en imposant leur vérité au monde. D’où la fascination de Keyserling pour la figure de Jésus. Au-delà de la critique qu’il contient, ce texte peut aussi se lire comme une leçon de réalisme et d’espoir.
ÉLEMENTS: Keyserling était attaché à la « personnalité », non pas seulement la personnalité des personnalités, si l’on peut dire, mais aussi celle des peuples – qu’on songe à sa phénoménale Analyse spectrale de l’Europe. Que faut-il entendre par ce terme ?
LAURENT SCHANG. La personnalité des peuples est en effet un thème récurrent dans l’œuvre de Keyserling, de Journal de voyage d’un philosophe, son deuxième livre, grâce auquel il acquit une notoriété mondiale, à Voyage dans le Temps, son autobiographie publiée à titre posthume. Ce thème est au centre d’Analyse spectrale de l’Europe, qui reste pour moi son chef d’œuvre. Figures symboliques, dont est extrait le texte sur Spengler, reprend lui aussi cette idée-force, selon laquelle à chaque personnalité correspond une destinée spirituelle, son « Sens », et que l’âme, le « moi véritable », représente l’ultime réalité à atteindre pour qui veut devenir sujet de sa propre histoire et accomplir la mission pour laquelle il est né. Or ce qui vaut pour les individus vaut pour les peuples. À l’instar de Spengler, Keyserling conçoit les cultures comme des « organismes spirituels » dont les spécificités – la « personnalité » – donnent aux identités collectives ce sens sans lequel elles perdent leur « moi véritable » et périclitent. D’où l’importance qu’il accorde à leur préservation, à rebours de l’idéologie aujourd’hui dominante. Esprit universel, Keyserling aurait fait un piètre philosophe mondialiste.
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