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Contre la fin de l’histoire ou comment ne pas en sortir 4/6

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Étant une société non productrice d’historicité, la société sans classes verra la disparition de tout ce qui aura fondé l’homme au cours de son histoire : la philosophie, la religion, les idéologies, l’économie politique, l’État. En fait, l’avènement de la totalité entraînera la fin de tout.

« Pour Marx, précise M. Henri Lefebvre, le sens de l’histoire coïncide avec sa fin, dans la substitution d’un autre genre de société aux sociétés historiques (nées de l’histoire, au cours de l’histoire) […]. Que ceci soit clair : selon Marx, la fin de l’histoire, c’est bien la fin de tout (de l’existant tout entier) pour la réalisation du total » (10).

Le rêve d’une société sans classes

Si les communistes se montrent aujourd’hui allusifs, voire discrets, pour décrire concrètement la société sans classes, les pères fondateurs de leur théorie se sont faits plus explicites. Dans leur Critique du programme de Gotha, Marx et Engels déclarent « inéluctables le dépérissement de l’État et la fin des antagonismes de classes. Dans la société sans classes, dit Karl Marx (Manuscrits de 1844), le besoin d’argent sera remplacé par le « besoin d’amour ». Il n’y aura plus de « médiateur » entre l’homme et la nature : tout sera dans tout, et vice versa. Ce sera le règne magique de l’abondance : « Tous les produits seront abondants, toutes les plaies seront depuis longtemps fermées et chacun pourra prendre autant qu’il lui faudra » (11). Égaux parce que fondamentalement identiques, les individus deviendront interchangeables. Dans la production comme dans la conjugalité, rôles sociaux et rôles sexuels seront remplis pareillement par chacun. Alors, subsidiairement, se réaliseront les paroles de Paul : il n’y aura plus « ni hommes ni femmes, ni maîtres ni esclaves, ni Grecs ni Juifs ».

Nicolas Boukharine, à qui l’on doit de belles envolées lyriques, indique que, dans la société communiste, il n’y aura plus de parasites, l’homme sera meilleur, « la culture humaine s’élèvera à une hauteur jamais atteinte », « le joug de la nature sur l’homme disparaîtra », « l’humanité mènera, pour la première fois, une vie vraiment raisonnable ».

« Dans le régime communiste, écrit-il, il n’y aura pas de directeurs perpétuels, d’usines, où des gens passent toute leur vie sur le même travail. Aujourd’hui, il en est ainsi […]. Rien de pareil dans la société communiste ! Là, tous les hommes jouissent d’une large culture et sont au courant de toutes les branches de la production ; aujourd’hui, j’administre, je calcule combien il faudra fabriquer, pour le mois prochain, de pantoufles ou de petits pains ; demain, je travaille dans une savonnerie, la semaine suivante, peut-être, dans une serre de la ville, et trois jours après, dans une station électrique […]. (Ainsi), dans le régime communiste, il n’y a ni prolétaires, ni capitalistes, ni ouvriers salariés : il n’y a que de simples humains, des camarades. Il n’y a pas de classes, pas non plus de lutte de classes, pas d’organisation de classe. Par conséquent, il n’y a pas d’État non plus » (12).

Le caractère métaphysique de la conception marxiste de l’histoire est ainsi amplement établi. Cette inscription de la doctrine de Marx dans l’espace de la métaphysique se lit à plusieurs niveaux : dans sa distinction du sujet et de l’objet, dans sa croyance dogmatique en une réalité « chosiste », dans son eschatologie. Ce penchant métaphysique est particulièrement net chez le jeune Marx, le Marx « feuerbachien » des Manuscrits de 1844, qui cultive l’utopisme évangélique, voit dans la révolution communiste la (re)création de l’« homme total », appelle de ses vœux l’instauration du « règne de l’amour », etc. Après 1845-46, à l’occasion de sa lutte contre Kriege, Marx récuse le « socialisme chrétien » et se défend de confondre les « prolétaires » avec les « pauvres ». Il prend aussi de la distance vis-à-vis du concept d’« aliénation » et, plus prudemment, définit surtout la révolution par le bouleversement du salariat. Dans L’idéologie allemande, la transformation de l’homme est ainsi subordonnée à la transformation pratique du monde.

Il reste que le jeune Marx — celui d’avant la “coupure épistémologique”, que de plus en plus de néo-marxistes redécouvrent aujourd’hui — est aussi le plus authentique et le plus direct. Cette opinion est celle d’auteurs aussi différents que Jean-Yves Calvez et Louis Althusser (13). « La conception marxiste de l’histoire, souligne M. Jean-Marie Benoist, demeure sinon unitaire, du moins unifiable, c’est-à-dire toujours logée chez Aristote et Platon, et, à travers eux, chez Parménide » (14).

Le Christ et le prolétaire : deux martyrs de l’histoire

Nombreux sont les auteurs, depuis Gustave Le Bon et Bertrand Russell jusqu’à Pierre Fougeyrollas, Jules Monnerot et René Sédillot (15), qui ont constaté l’évidente parenté structurale des conceptions marxiste et judéo-chrétienne de l’histoire. Julien Cheverny, pour ne citer que lui, écrit :

« À la ressemblance du Christ, le plus humilié des dieux, le prolétariat, la plus humiliée des classes, sera le médiateur d’une rédemption et l’operateur du salut. La Révolution tiendra lieu d’Esprit-Saint et l’Histoire, de Vierge-Mère qui accouche dans la violence et le sang. Le Parti sera la nouvelle communauté ecclésiale ou le nouvel ordre monastique, il sera la nouvelle Église, avec ses théologiens et ses docteurs, ses martyrs et ses inquisiteurs. Capitalisme et bourgeoisie appelleront les mêmes revanches et les mêmes vengeances que la Babylone biblique et la Grande Prostituée de l’Apocalypse. La cité sans classes réalisera la Jérusalem céleste dès lors que le travail, de malédiction, se changera en dignité, et le sexe, de faute, se transformera en bonheur et en paix » (16).

Dans les 2 systèmes, l’explication de départ repose sur un acte de foi : Marx ne démontre aucun de ses postulats, tandis que l’anthropologie moderne dément radicalement l’idée d’un homme “originellement bon” ; Albert le Grand et saint Thomas, renonçant à prouver la création ex nihilo, admettent que la raison, réduite à ses propres ressources, est impuissante à démontrer la nouveauté du monde, et affirment que celle-ci doit être crue sur la foi des Écritures.

Dans les 2 systèmes, l’histoire, conçue de façon segmentaire, avec un début et une fin, se voit attribuer une valeur négative. Dans les 2 cas, le monde est dévalué au profit d’un arrière-monde : l’au-delà dans la conception chrétienne, l’en deçà dans la conception marxiste. Dans les 2 cas, l’humanité actuelle est « vouée à l’extermination » (17) et le monde doit finir nécessairement. Dans les 2 cas, l’aboutissement de l’histoire, identifié au triomphe d’une Vérité absolue, entraîne la résorption du devenir de l’humanité et la restitution sublimée d’un état antérieur “paradisiaque”. Dans les 2 cas, la détermination de l’histoire n’est pas le fait de l’homme, mais de quelque chose qui le transcende : il a beau jouir, ici, de son “libre arbitre”, là, de la possibilité de faire l’histoire au sein de sa classe, sa “liberté” se borne à accepter ou à ne pas accepter un sens de l’histoire qui, de toute façon, s’accomplira indépendamment de ses choix ; dans les 2 cas, l’homme est l’acteur d’une pièce qu’il n’a pas écrite. Dans les 2 cas, enfin, la fin des temps, toujours décrite comme prochaine, est perpétuellement repoussée à “plus tard”. Jésus avait dit à ses disciples que le “siècle” ne passerait pas sans qu’ils assistent à son Retour en Gloire. Mais la Parousie s’est fait attendre, et l’Église s’est accoutumée à répéter : « L’an prochain, dans la Jérusalem des Cieux ». De même tandis que Boukharine annonçait l’instauration de la société sans classes au bout de « deux ou trois générations », les théoriciens communistes ont pris le parti d’affirmer que le « stade de transition » sera, selon le mot de Marx, le « produit d’un long et douloureux développement ». Et c’est à ce « stade de transition » — dont les pays socialistes ne voient toujours pas l’aboutissement — que correspond, chez saint Thomas, le « troisième état », entre le temps et la synagogue et celui de la Parousie, état dans lequel le principe de salut est déjà donné et agissant, mais n’a pas encore libéré toute son efficacité.

À suivre

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