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Le socialisme héroïque de Mazzini

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Prophéte du nationalisme italien, Giuseppe Mazzini est, malgré sa réputation d'homme de gauche, un des esprits les plus originaux de son temps. Dans ses écrits, ignorés des Français qui réservent leur admiration à Garibaldi, Mazzini oppose la notion de "devoirs" à celle des "droits" de l'homme. Jean Mabire nous invite à redécouvrir cet éternel rebelle et militant du mouvement ouvrier, qui était fasciné par les héros de l’Antiquité. Si en 1849, l'entrée des troupes françaises dans Rome mit fin à la brève expérience du pouvoir de Giuseppe Mazzini, celui-ci, réfractaire à tout compromis, à la différence des trois artisans de l'unité italienne (Victor-Emmanuel, Cavour et Garibaldi), s'opposera jusqu’au bout à la nouvelle autorité royale italienne comme il s'opposait au pouvoir de l'empire autrichien et à tout matérialisme, qu'il soit capitaliste ou communiste. Il en appelait à "l'élite européenne du parti de l'action"... Avanti Paladin !

Mettre en doute l'idéologie des droits de l'homme, érigée en credo laïque, est aujourd'hui un de ces péchés que l'Église qualifiait naguère de mortel. Ce serait même, à en croire les nouveaux bien-pensants, le crime intellectuel absolu. Dans l'un des plateaux de la balance de la justice universelle, la fameuse Déclaration des droits. Dans l'autre, le sabre dégoulinant de sang d'un quelconque général de pronunciamento sud-américain. Comme c'est simple et personne n'a envie de se trouver du côté des salauds.

On étonnerait bien nos modernes thuriféraires des droits de l'homme en leur apprenant que cela n'a pas toujours été justement aussi simple que notre journal habituel voudrait nous le faire accroire. Prenons le siècle dernier où pourtant les écrivains socialisants usaient et abusaient des grands mots à majuscule, du style Humanité, Progrès ou Démocratie. Quand il s'agissait des fameux droits de l'homme, certains se montraient plus circonspects. Tenez, par ex., Mazzini.

On connaît peu en France Mazzini, qui n'a pas, comme son camarade Garibaldi, sa rue dans la moindre de nos sous-préfectures. Pourtant, le personnage est intéressant, tant il révèle les rapports toujours fascinants d'un intellectuel avec la politique et même avec le terrorisme. Giuseppe Mazzini, donc, né à Gênes au début du siècle dernier et tôt affilié à la fameuse société secrète des Carbonari, passa quelques mois en prison à la suite des événements piémontais de 1830 et se vit forcé d'émigrer en France, où il croyait trouver en Louis-Philippe un ami de la liberté des peuples. Vite éclairé sur la médiocrité d'un roi qui se réclamait du "juste milieu" pour mieux instaurer la société marchande des boutiquiers, l'émigré fonda alors une société révolutionnaire, la Jeune Italie, qui devait peu après s'élargir en Jeune Europe. Avec quelques camarades, il rêvait de créer, contre la Sainte alliance des conservateurs et des réactionnaires, de véritables États-Unis d'Europe, dont le ciment aurait été une idéologie tout à la fois patriotique et populiste.

Républicain jusqu'au sectarisme et démocrate jusqu'à l'utopisme, Mazzini fut incontestablement, dans la sensibilité politique de son époque, un homme de gauche et même d’extrême-gauche, ami des révolutionnaires quarante-huitards, avant de leur reprocher l'abandon de la cause des peuples au bénéfice d'un chauvinisme petit-bourgeois qui devait rapidement conduire à la dictature du prince-président Louis Napoléon, ancien carbonaro lui aussi, hélas.

Exilé tantôt en Angleterre et tantôt en Suisse, Mazzini allait passer sa vie en complots avortés et malheureux. Il ne connut que quelques semaines euphoriques quand il devint triumvir de l’éphémère république romaine édifiée en 1849 sur les ruines assez pestilentielles des États de l'Église. Quand il mourut en 1872, l'Italie s'était faite, sans lui et sans le peuple, et portait désormais, à ses yeux, la tare originelle de la monarchie.

Ceci pour situer un personnage hors du commun, dont tous les petits Italiens apprennent par cœur des tirades entières dés l'école, mais dont peu d'intellectuels français, même socialistes, connaissent autre chose qu'un nom qui ne leur dit pas grand chose et qu'ils confondent généralement avec celui de son contemporain Manzoni, l'auteur des Fiancés, ce prodigieux roman historique du style Alexandre Dumas. Ce qui prouve en passant que l'Europe de la culture, par où tout devrait commencer sur notre continent, est encore plus illusoire que celle du pinard ou de la bidoche.

Dans son exil londonien, Mazzini fut confronté au terrible problème de la misère absolue que vivaient ses compatriotes émigrés. Entassés dans des faubourgs ignobles, déracinés et acculturés, sans cesse ballottés entre l'exploitation et le chômage, ils formaient une des couches les plus misérables du prolétariat industriel, qui reste la honte de la société européenne et particulièrement britannique au siècle dernier. Pendant que les patrons capitalistes fabriquaient ainsi à la chaîne des ouvriers communistes, Mazzini se lança, un des premiers en Europe, dans l'action ouvrière au service des exploités. Il créa à Londres, en 1847, un mouvement du nom de People's International League, qui s'inscrivait dans le sillage de la Jeune Europe et précédait de quelque vingt ans l'Internationale socialiste de Karl Marx. On verra que les rapports des deux "prophètes" furent exécrables et que mazziniens et marxistes devaient un jour se trouver, dans le Mezzogiorno et ailleurs, à couteaux tirés.

Pour ses compatriotes prolétaires exilés, Mazzini créa un journal, ouvrit des écoles, publia plusieurs livres, dont l'un au moins, Pensées sur la démocratie en Europe, mérite toujours de retenir notre attention et même notre sympathie. L'idée essentielle de cet essai est la lutte contre le matérialisme, qu'il soit capitaliste ou communiste, c'est-à-dire contre une conception économique de la société qui prétend l'organiser « selon la méthode des abeilles et des castors, sur un modèle fixe et immuable et une base d'égalité absolue ».

Mazzini, indiscutable démocrate, persécuté toute sa vie durant par les pouvoirs réactionnaires de l'empire d'Autriche puis du royaume d'Italie, s'y révèle farouchement anti-égalitaire. Il n'hésite pas à écrire, dans une optique d'ailleurs très prolétarienne : « L'établissement d'un système de récompense arithmétiquement égales équivaudrait à ne tenir aucun compte du mérite moral de chaque ouvrier ».

Le plus beau — ou le pire pour les adorateurs des droits de l'homme, ce fut qu'il voyait justement dans cette idéologie la source de tous les maux dont souffrait l'Europe de son temps. Il devait l'écrire avec force : les fameux droits de l'homme étaient pour lui des droits individuels, qui favorisaient l'individualisme et détruisaient toute communauté :

« Faire de la théorie du bien-être le but de la transformation sociale, c'est déchaîner cas instincts de l'individu qui le poussent vers la jouissance, développer l’égoïsme dans les âmes et considérer les appétits matériels comme une chose saine. Une transformation basée sur de tels éléments ne peut pas être durable, et c'est contre ces éléments que nous dirigeons aujourd'hui tous nos efforts ».

Pour ce théoricien de la démocratie républicaine, il ne pouvait y avoir qu'une riposte aux droits de l'homme, c'était les devoirs... Aussi, une autre brochure destinée aux émigrés italiens portera-t-elle justement pour titre : Des devoirs de l'homme. Mazzini s'y révèle tout entier avec sa générosité et sa lucidité. La révolution française et son idéologie des droits appartenaient, pour lui, au passé. Ce qu'il voulait, c'était une révolution européenne où chacun serait conscient de ses devoirs envers sa communauté nationale comme envers la classe laborieuse. Il ne s'agissait pas de s'accrocher au siècle précédent, mais d'être résolument de son temps.

Dès le lendemain de la révolution avortée de 1830, Mazzini avait déjà écrit, dans un petit opuscule intitulé Foi et avenir :

« Le droit, c'est la foi individuelle ; le devoir, c'est la foi commune. Le droit ne peut aboutir qu'à organiser la résistance ; il n'a mission que pour détruire ; il n'en a pas pour fonder : le devoir fonde et associe... La doctrine des droits ne renferme pas, comme nécessité, le progrès... Tout ceci, c'est le XVIIIe siècle : la servitude aux vieilles choses, s'entourant des prestiges de la jeunesse ».

Mazzini rompait ainsi avec la plupart des hommes politiques de son temps et même de son bord. Il se trouvait tragiquement seul, avec une poignée de fidèles dispersés à travers toute l'Europe, face à son grand rival Karl Marx. Il n'avait pas de mots trop durs pour dénoncer la doctrine qui commençait à germer sur le fumier de l'Europe libérale :

« La tyrannie ! Elle est à la racine et au sommet du communisme, elle le sature en entier. Ainsi que la théorie froide, sèche et imparfaite des économistes, il fait de l'homme une machine productive. Son libre arbitre, son mérite individuel, ses aspirations incessantes vers de nouveaux modes de vie et de progrès disparaissent entièrement. Dans une société qui n'est qu'une forme pétrifiée, réglée dans tous ses détails, l'individualité n'a plus de place. L'homme devient chiffre, un, deux, trois. C'est la vie du couvent, sans la foi religieuse ; c'est l'esclavage du Moyen-Âge, sans espoir de se racheter, de s'émanciper par l'économie ».

Et cela a été écrit dés 1847.

Contre un système qu'il qualifiait de « rêve barbare, absurde et immoral », Giuseppe Mazzini essayait avec la Jeune Europe de créer une secte politique qui ressemblait, trait pour trait, à un ordre religieux. On trouvait chez lui un culte de l’héroïsme dans le combat prolétarien qui annonçait l'esprit d'un homme aussi original que Georges Sorel. Tous deux allaient d'ailleurs se montrer sensibles, jusqu'à la hantise, au souvenir des guerriers grecs tombés aux Thermopyles et dont le sacrifice évoquait celui des militants ouvriers de leur temps, luttant pour un monde plus juste et plus noble.

Le visionnaire Mazzini aimait évoquer un avenir qui se trouve toujours devant nous : « Lorsqu'une grande ligue populaire réunira l'élite européenne du parti de l'action, les droits des peuples et des classes ouvrières ne pourront plus être traités avec mépris ». Ne serait-ce pas là un programme d'actualité pour une vraie nouvelle gauche ? Jean Mabire, éléments n°40, 1981.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/44

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