Le 6 août, Emmanuel Macron sommait François Bayrou d’« adopter une approche de plus grande fermeté » vis-à-vis de l’Algérie (où, en 2017, lui-même avait qualifié la colonisation française de « crime contre l’humanité ») en suspendant « formellement l’accord de 2013 concernant les exemptions de visa sur les passeports officiels et diplomatiques ». Trois jours plus tôt, il avait annoncé sur X avoir eu un long entretien avec Aleksandar Vučić (prononcer Voutchitch), son homologue serbe, et précisait : « Je lui ai redit ma conviction que le destin de la Serbie était européen et mon espoir qu’elle puisse progresser, dans un esprit de dialogue, sur le chemin des réformes et de l’adhésion à l’Union européenne. » Largement dépossédé du pouvoir par la dissolution de l’Assemblée où son parti ne joue plus que les utilités, rejeté par 82 % des Français selon des sondages concordants, on conçoit que le locataire de l’Élysée veuille exister sur le plan international. Quel coup de maître pour lui s’il parvenait à découpler la Serbie de sa vieille alliée, la Russie !
Bienvenue en Serbie, paradis de la corruption, des gangs et des trusts chinois
Je n’ai rien contre la Serbie, tout au contraire ; séduite depuis mon premier séjour en 1965, j’ai appris sa langue, je l’ai parcourue maintes fois de la Voïvodine au Kossovo et je m’y étais précipitée par solidarité en 1999 après l’odieuse agression perpétrée par l’OTAN et les scandaleux bombardements fatals aux ponts sur le Danube et donc à l’économie nationale, mais aussi aux quartiers résidentiels et même à la cathédrale orthodoxe de Belgrade, très endommagée par une bombe visant la tour de la télévision. Son histoire est passionnante, ses monastères hérités de la dynastie des Nemanides sont superbes tant par leur architecture que par leurs fresques, et Marš na Drinu, le chant de guerre des soldats du vieux roi Pierre Iᵉʳ marchant sus aux Autrichiens pendant la guerre de 14-18, m’émeut profondément.
Mais, hélas, comme tous les pays de l’Europe de l’Est soumis à la double peine des jougs successifs des Ottomans puis du communisme, la Serbie — dont, à la fin du XIXᵉ siècle, une bonne partie des élites basculèrent de l’orthodoxie à la franc-maçonnerie¹ — est gangrenée par la collusion des pouvoirs en place avec les réseaux criminels, souvent sous couverture « patriotique », ainsi que par une corruption endémique.
Raison pour laquelle, du reste, les manifestations s’y multiplient depuis la catastrophe survenue le 1ᵉʳ novembre 2024 à Novi Sad : l’effondrement du toit de la gare, tout récemment rénovée par un consortium chinois, causant quatorze morts et de nombreux blessés. Malfaçons, dessous-de-table et surtout matériaux de troisième zone sont mis en cause. À bon droit puisque, un mois plus tard, furent mis en examen l’ancien ministre des Infrastructures, son adjoint, ainsi que les concepteurs et superviseurs de la reconstruction du toit de la gare « en raison de soupçons justifiés selon lesquels ils ont commis une infraction grave contre la sécurité publique, provoqué un danger général […] et réalisé des travaux de construction irréguliers et inappropriés ». Mais les manifs n’ont pas cessé pour autant et ont même repris depuis juin, à l’échelle nationale, une nouvelle ampleur contre les pourris de la politique et les clans mafieux ne cessant de s’enrichir aux dépens d’un peuple toujours plus paupérisé depuis l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.
C’est donc le dirigeant d’un pays divisé que le président français a pressé d’accélérer les procédures préalables à son adhésion à l’Union européenne, un dirigeant déjà fragilisé par les accusations pesant sur lui. Nationalistes, progressistes ou nostalgiques du titisme, ses opposants reprochent en effet à Vučić des pratiques clientélistes à grande échelle et des fraudes électorales, son rôle douteux dans l’exécution en 2003 de son rival politique, le Premier ministre Zoran Đinđić², ainsi que sa loi de juillet 2020 visant à restreindre les activités des ONG et des médias indépendants et la mise en place d’un « système concurrentiel autoritaire ». Autrement dit, l’« illibéralisme » imputé par les Vingt-Sept en général et la France de Macron en particulier au Hongrois Viktor Orbán !
En outre, Aleksandar Vučić fit ses débuts en politique au Parti radical serbe fondé par l’ultranationaliste Vojislav Šešelj (inculpé en 2003 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie — TPIY — de crimes de guerre et contre l’humanité commis pendant les conflits en Croatie puis en Bosnie-Herzégovine). Pis : déjà président, il qualifiait son prédécesseur Slobodan Milošević (inculpé des mêmes crimes et mort « d’un infarctus » dans sa cellule de La Haye en 2006) de « grand Serbe » dont « les intentions étaient les meilleures, même si ses résultats ont été les pires ». On conviendra que ce passé — honorable pour un patriote — ne répond guère aux critères droits-de-l’hommistes européens.
Autant de facteurs qui devraient dissuader Emmanuel Macron de câliner Belgrade à seule fin d’affaiblir Moscou, surtout si l’on ajoute que, pour 7,2 millions d’habitants seulement, la Serbie compte plus de 500 000 Tziganes dotés de prénoms et de patronymes slaves, donc indétectables pour le profane³ et trop souvent liés au banditisme, et d’une grosse quarantaine de groupes criminels organisés impliqués dans les trafics d’armes et de drogue, la traite des êtres humains, les meurtres commandités et les grands vols (de métaux courants comme de joyaux de prix).
Et comme si ça ne suffisait pas, avec le Monténégro (candidat officiel à l’intégration européenne depuis 2018), la Serbie constitue, selon Le Monde diplomatique d’août 2024, « un maillon essentiel de la stratégie économique de la Chine en Europe » via le plan Belt and Road Initiative (BRI), « stratégie graduelle censée favoriser à l’avenir une plus profonde pénétration chinoise sur les marchés de l’UE ». Nous voici avertis.
En attendant le pire avec l’Albanie
Plus grave encore : avec son initiative de faire entrer au plus tôt la Serbie dans l’UE, le locataire en sursis de l’Élysée ne prépare-t-il pas l’adhésion de l’Albanie ?
Pays voyou encore plus arriéré après la longue dictature stalino-maoïste (1944-1991) instaurée par Enver Hoxha et infiniment plus mafieux que la Serbie, de surcroît en majorité musulman. Pays, surtout, qui se conduit de manière abominable au Kossovo occupé, ses sbires y multipliant enlèvements, incendies de fermes et d’églises. Site classé par l’Unesco mais objet de plusieurs attentats, le sublime monastère de Visoki Dečani⁴ doit, ainsi que celui de Gračanica et l’antique patriarcat de Peč, être surveillé en permanence par la KFOR, force armée multinationale mise en œuvre par l’OTAN en 2000 sur mandat de l’ONU — et dont la France s’est retirée fin 2013.
Président de la République albanaise de 2016 à 2020, l’ex-guérillero Hashim Thaçi, ancien chef de l’Armée de libération du Kossovo (UCK) mais également du groupe criminel de Drenica, n’a-t-il pas été, comme Milošević, inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, mais sur des civils serbes et des Albanais modérés ? Parmi ces crimes dont il n’a jamais répondu : le trafic d’organes (en priorité à destination de l’État hébreu) prélevés entre 1998 et 2000 sur des centaines de prisonniers, principalement serbes, selon le rapport accablant de la Suissesse Carla Del Ponte, ancien procureur général du TPIY.
Nonobstant, sous le même Thaçi élevé à la présidence, la Shqipëria, « Pays des aigles », devenait membre associé de l’Union européenne en 2006, intégrait l’OTAN en 2009 et le Conseil européen en 2014, en récompense des « progrès accomplis par Tirana, notamment pour combattre la criminalité organisée ».
Progrès très relatifs, à en juger par la tolérance envers la prostitution et les trafics (de drogue et de migrants notamment) avec l’Italie, ou la générosité avec laquelle le gouvernement albanais accorde des permis de construire aux grands groupes hôteliers et immobiliers internationaux pour y édifier, alors que l’eau manque déjà pour l’agriculture, de gigantesques palaces. Y compris en plein milieu des parcs naturels et sur la superbe côte, transformée en mur de béton.
L’Albanie, qui m’avait paru aussi misérable en 2005 qu’en 1988, produit si peu que les devises apportées par ses nombreux ressortissants émigrés en Suisse ou en Allemagne constituent l’essentiel de ses ressources. Il lui faut donc trouver d’autres gisements de capitaux.
Et le Pays des aigles, lui, que pourrait-il apporter à l’Europe ? Un nouveau boulet, sur les plans sécuritaire comme économique et financier.
Camille Galic 10/08/2025
¹ Depuis 2003 roi de Serbie (de jure), le prince Aleksandar Karađorđević fut promu en 1975 grand maître provincial de la Grande Loge nationale française. Résultat du long règne de Tito mais aussi de la fascination pour l’Occident sécularisé, la population serbe est largement déchristianisée, la religion y relevant moins de la foi que de l’affirmation nationaliste, en particulier contre les vatikanske djoubre (« ordures vaticanes ») croates.
² Hasard de l’actualité, la chaîne Arte a diffusé en juillet une série serbe, Opération Sabre, sur l’assassinat de Đinđić, abattu par le lieutenant-colonel Zvezdan Jovanović sur l’ordre du puissant clan Zemun de la mafia serbe. Clan où s’illustra, en 2000, comme tueur à gages, le Dr Zlatibor Lončar, bombardé en mai 2024 ministre de la Santé par Vučić, dont le fils Danilo fréquenterait assidûment le gang Janjicari, qui avait protégé la cérémonie d’investiture de son père.
³ Au consulat de France à Belgrade, dans les années 1960, un ancien tchetnik était délégué à la reconnaissance faciale des Tziganes, auxquels le visa était refusé.
⁴ Voir : https://www.solidarite-kosovo.org/arnaud-gouillon-inaugure-a-lunesco-lexposition-sur-les-joyaux-chretiens-du-kosovo-metochie/
https://www.polemia.com/serbie-albanie-macron-pret-a-tout-pour-faire-echec-a-moscou/