On peut le regretter mais c'est ainsi : les capacités de réflexion et d'action des Français se trouveront entravées durant les six mois à venir par la perspective du scrutin présidentiel. Et le résultat en impactera largement les urnes des élections législatives suivantes.
La plupart des électeurs choiront dans le champ des possibles. Et l'un au moins des candidats, vante ainsi sa qualité de "seul capable de battre Macron". Mitterrand était parvenu il y a 40 ans à diviser durablement les droites en deux blocs, les voici en passe de se fragmenter en trois. On se gardera donc d'en rajouter ici.
Le premier dans la presse parisienne, Francis Bergeron suggère dans son article intitulé "Barnier : ce troisième homme sera-t-il le bon ?", en ligne le 25 octobre publié dans Présent N° 9981 que le candidat de la droite classique ne soit ni Xavier Bertrand, ni Valérie Pécresse, que préemptent ses confrères, mais bien plutôt Michel Barnier, ancien président du Conseil général de Savoie.
Dès le lendemain, même hypothèse sur le site Valeurs actuelles qui, après avoir si largement contribué à l'hypothèse Zemmour, en formule une autre, plus proche de la droite dite classique.
Le 27 octobre le Canard enchaîné publiait donc un dessin de Pancho résumant la hauteur de la polémique. Barnier y constate, en caricature, qu'il est "le seul à arborer une gueule de président"…
La raison fondamentale de la formulation d'une telle hypothèse tient au fait que le choix ne viendra ni des salles de rédaction parisiennes ni des instituts de sondages. L'article de Francis Bergeron cité plus haut souligne en effet : "ce sont les militants, pas les sympathisants ou les électeurs potentiels, qui désigneront le candidat LR, la première semaine de décembre."
Or, du point de vue des adhérents fidèles de la droite, les présidents de régions Haut-de-France et Ile-de-France s'étaient écartés de la discipline du parti LR. Pécresse avait créé une structure autonome, "Libres" et Bertrand avait rompu au moment de l'élection de Laurent Wauquiez, jugé trop à droite. De plus dans sa région, il a accepté les voix et la dialectique de la gauche.
En regard du péché véniel de l'une et du péché mortel de l'autre, ceux qu'on appelle les militants et qui ne semblent d'ailleurs que des cotisants, ne peuvent guère reprocher au "troisième homme" qu'une peccadille, celle de n'avoir pas réglé sa cotisation depuis 2018. Une telle information, sans doute agitée par tel ou tel de ses concurrents, ne pèse évidemment pas lourd, l'intéressé faisant généralement savoir, à l'âge de 71 ans, qu'il est engagé lui-même dans les divers avatars du mouvement gaulliste depuis l'âge de 14 ans, soit depuis plus d'un demi-siècle.
Le véritable reproche, en revanche, que vont chercher à développer ses adversaires souverainistes, c'est d'avoir été nommé par le gouvernement français Commissaire européen de 2010 à 2014, puis, après le référendum anglais de juin 2016, d'avoir exercé la délicate fonction de Négociateur du Brexit. Ceci lui vaut, dans Présent, une aimable caricature de Chard qui le représente avec dans le dos un drapeau aux douze étoiles de l'Union européenne.
À juste titre, en partie du moins, Bergeron souligne : "Son deuxième atout, c’est précisément son positionnement pro-européen, avec un engagement passé très concret. Ce n‘est pas un atout dans l’absolu mais, sur le terrain de la présidentielle, ce créneau n’est occupé, pour l’heure, que par Macron. Si Barnier arrive à convaincre qu’il peut rassembler à la fois l’électorat LR résiduel, plutôt souverainiste, et l’électorat ex-LR passé dans le camp macroniste, et pleinement acquis à une vision européiste et mondialiste, il peut réaliser une sorte de synthèse sur son nom."
Mais qu'en est-il exactement de cette "image européiste" de Barnier, très négative aux yeux des uns, positive pour les partisans de l'Europe des régions ? Lui-même se veut "patriote et européen", car telle est la formule qu'il emploie. Que pèsent les mots ?
Notons d'abord qu'on n'a jamais entendu l'intéressé reprendre les antiennes de l'euro fédéralisme béat, un peu niais, des années 1950. Bien plus, à l'occasion du meeting qu'il a tenu le 25 octobre à Meaux, il a développé une rhétorique en faveur du "sursaut de la France"et récuser le fédéralisme européen.
Depuis une conférence donnée en 1998 à Aix-en-Provence votre chroniqueur ne cesse de constater combien le débat entre "fédération" et "confédération", jadis occasion de guerre civile entre États américains, pollue désormais les conceptions françaises. Nous aurons hélas l'occasion de revenir sur le caractère artificiel de la division.
Pour évaluer le poids véritable de ce "marquage" d'un Barnier, nous disposons d'un instrument de mesure assez fiable au gré du livre qu'il a publié en cette année 2021, sous le titre, un peu ésotérique, de "la Grande illusion", aux éditions Gallimard, entièrement consacré au Brexit. On y découvre pas à pas, de 2016 à 2020 les multiples aspects de cette négociation menée au jour le jour, au nom, d'une part, d'un ensemble de 27 gouvernements attachés chacun à des intérêts nationaux différents sinon divergents, face, d'autre part, à des dirigeants britanniques, Theresa May puis Boris Johnson sans autre véritable projet que celui d'exécuter la décision, imprévue mais jugée irréversible, prise par 52 % de leurs compatriotes. Le mot "complexe"paraît un peu faible pour qualifier cette partie d'échecs multidimensionnelle.
Sur le rôle de la France dans l'Union européenne, le passage qui m'a paru le plus marquant est celui où il décrit l'attitude de Sarkozy devant l'Europe (p. 288) : "J'ai bien vu en rencontrant Emmanuel Macron le 4 janvier [2019], que le président de la république réfléchissait aussi dans le même sens [que Sarkozy]. Je redis à Nicolas Sarkozy qu'il faut sans doute être ambitieux et audacieux dans la période où nous sommes, mais qu'il faut aussi faire attention aux autres pays européens qui ne supportent plus une certaine arrogance française. 'En 2008, lui dis-je,si la présidence de l'Union européenne que tu as conduite a été un vrai succès, c'est que nous avons été professionnels sans être arrogants.'Il balaye cette remarque d'un revers de main et insiste sur le rôle de la France comme si elle était toute seule. C'est la limite de sa démonstration à mes yeux".
Le livre mérite en fait d'être lu de bout en bout, car il est manifestement écrit au jour le jour et relate ce long parcours de négociation entre les 27 Continentaux et les Britanniques. L'équipe de Barnier, car il n'était pas seul dans la barque qu'il pilotait, a su maintenir l'unité entre des intérêts largement divergents.
"Si" les Français étaient rationnels, et "si" l'élection se jouait sur la raison, peut-être pourrait-on en faire un argument de campagne. "Si"… Espérons quand même qu'avec tout ça les idées actuellement au pouvoir, celles de la gauche, mâtinées des intérêts égoïstes de la finance, ne l'emportent pas, une fois encore.
JG Malliarakis
https://www.insolent.fr/2021/10/hypotheses-presidentielles.html