Petit-fils de Catherine II, accusé du meurtre de son père, adversaire, allié, puis ennemi redoutable de Napoléon, il a fait entrer la Russie en Europe.
« Il a de l’esprit, de la grâce, de l’instruction, est facilement séduisant ; mais on doit s’en défier […]. Peut-être aussi me mystifia-t-il ; car il est fin, faux, adroit ; il peut aller loin. Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier. »
Ce jugement, porté depuis Sainte Hélène par Napoléon sur le premier qui, en Europe, eut raison des aigles impériales, souligne deux aspects essentiels de la charismatique figure d’Alexandre 1er : son importance politique dans l’Europe du début du XIXe siècle et le caractère insaisissable de son personnage. Pour expliquer les revirements politiques, idéologiques ou encore diplomatiques qui ont émaillé son règne, on a souvent fait de lui un prince velléitaire et superficiel, un « Hamlet couronné ». À rebours de ces jugements simplistes, Marie-Pierre Rey s’appuie, dans une récente biographie, sur de nouvelles archives et sur une correspondance considérable pour décrypter toute la complexité de cet homme ambigu, jugé par ses contemporains « trop faible pour régir, mais trop fort pour être régi ».
Né en décembre 1777, Alexandre est le fils du tsarévitch Paul et de Maria Fiodorovna. Mais il est surtout le petit-fils de Catherine II, parvenue au pouvoir après l’assassinat de son mari, Pierre III, en 1762. Profondément déçue par son propre fils, elle enlève immédiatement l’enfant au tsarévitch. Soucieuse de le façonner à sa guise, elle rédige elle-même un plan d’éducation mêlant à une inspiration antique et spartiate des préceptes plus modernes tirés des réflexions de Rousseau ou de Locke. Alexandre est ainsi contraint d’évoluer dans une situation inconfortable, de louvoyer dans un univers double. Celui de la cour et des nombreux professeurs désignés par une grand-mère omniprésente et celui de Gatchina, la retraite modeste imposée à ses parents qu’il ne voit que très peu. Un univers triple même, si l’on considère que le jeune homme, voué à régner un jour en autocrate sur la Russie, aimait beaucoup la compagnie de son principal précepteur, le protestant et libre-penseur suisse, La Harpe. D’aucuns ont vu là l’origine de ses talents de dissimulateur, de la duplicité de son caractère.
Une arrivée au pouvoir dans une explosion de liesse et d’optimisme
Bien que Catherine ait songé un moment à lui transmettre directement le pouvoir, c’est son père Paul Ier qui monte sur le trône de Russie lorsqu’elle disparaît en 1796. Impulsif et impatient, pris d’une véritable fièvre législatrice, il gouverne de façon très autoritaire, à coup d’oukases. Sa volonté de sortir de la seconde coalition dirigée contre la France révolutionnaire lui aliène les élites anglophiles du pays, et l’alliance diplomatique contractée avec Napoléon précipite sa chute. Alexandre, imprégné des préceptes libéraux inculqués par La Harpe, est conscient de la folie de son père. Il en pâtit lui-même, au point de donner son accord tacite au complot ourdi contre le despote. Mais alors qu’il n’était prévu que de déposer le souverain, les choses tournent mal et Paul est étranglé dans la nuit tragique du 23 au 24 mars 1801.
Profondément marqué par ce dramatique épisode, Alexandre arrive néanmoins au pouvoir dans une explosion de liesse et d’optimisme.
« La nature avait beaucoup fait pour lui, […] il aurait été difficile de trouver un modèle aussi parfait et gracieux. » (Savary)
L’aisance, le charisme, la simplicité de ce jeune homme de 24 ans, ouvert aux réformes, charment les contemporains. Deux grands projets semblent tout particulièrement lui tenir à cœur : la création d’un État de droit, par la rédaction d’une charte constitutionnelle, et l’abolition du servage. Mais ces deux idées, proprement révolutionnaires en Russie, restent cantonnées aux débats passionnés qui animent le cercle d’amis, « mon comité de salut public », que le tsar aime à réunir. On a vu dans ce hiatus entre les réformes annoncées et la réalité des changements opérés la preuve du caractère velléitaire d’un souverain aux convictions libérales finalement très superficielles. Sa correspondance souligne davantage sa paralysie face aux obstacles sans nombre qu’il doit surmonter : comment, en effet, transformer aussi profondément un pays dépourvu de toute culture politique, sans relais dans la population pour appuyer ses idées ? Comment éviter d’affaiblir dangereusement le pouvoir impérial ? Comment abolir le servage sans brutalement remettre en cause un édifice économique et social séculaire ? L’œuvre réformatrice reste donc circonscrite, prudente, sans commune mesure avec les espoirs initiaux. La censure, la torture, les pendaisons publiques sont néanmoins abolies, l’enseignement est réorganisé, les roturiers obtiennent le droit d’acquérir des terres. Des ministères sont créés, l’administration est réformée. Mais les projets de Constitution ne voient pas le jour.
Politique expansionniste dans le Caucase
Alors qu’il mène une politique expansionniste dans le Caucase et dans les territoires disputés aux Ottomans, Alexandre 1er se fait en Europe le héraut d’une politique d’équilibre entre les États. Mais il se heurte rapidement aux menées de Napoléon, qui fait main basse sur l’Allemagne et l’Italie. Il est également profondément choqué par l’enlèvement et l’exécution sommaire du duc d’Enghien. Il participe donc aux 3e et 4e coalitions contre la France, ce qui lui vaut de cuisants revers militaires : à Austerlitz, où il a lui-même pris la direction des opérations, et surtout à Friedland, qui élimine les forces russes.
Il faut alors trouver un terrain d’entente avec Napoléon, qui a poussé les Ottomans à ouvrir un second front militaire au sud de la Russie. Les deux empereurs se rencontrent à Tilsit au mois de juin 1807, lors d’une entrevue qui eut un retentissement considérable. Son déroulement théâtral, sur un ponton au milieu du Niémen, et les bruyantes démonstrations d’amitié entre les deux empereurs ont stupéfait les contemporains. Loin de traiter le tsar en vaincu, Napoléon fait de lui son allié et « son second contre l’Angleterre ». Alexandre signe ainsi, contre toute attente, un traité de paix et une alliance défensive et offensive avec l’ennemi de la veille. Il ne perd aucun territoire, mais il lui faut en retour abandonner la Prusse à son sort, évacuer les Balkans, reconnaître les États vassaux de la France et prendre part au blocus continental dirigé contre l’Angleterre.
Le refus du combat et la pratique de la terre brûlée
En Russie, ce revirement diplomatique est très mal perçu. La mère du tsar devient le point de ralliement des mécontents. L’opposition est d’autant plus convaincue du bien-fondé de ses critiques que des désaccords divisent rapidement les deux alliés : la position équivoque de Napoléon à l’égard de l’empire ottoman, sa volonté de reconstituer un État polonais aux portes de la Russie, l’élévation de Bernadotte au trône de Suède ou encore l’annexion des villes hanséatiques…. Aussi, lorsque l’empereur exige des troupes russes contre l’Autriche, Alexandre montre-t-il peu d’empressement vis à vis d’un allié aussi prompt à bafouer les règles de la diplomatie.
La Russie, qui réalisait 50% de son commerce extérieur avec l’Angleterre, et dont une part importante des exportations se faisait sous pavillon britannique, est par ailleurs pénalisée par le blocus continental. Pour lutter contre la pénurie et une balance commerciale déficitaire, Alexandre autorise en 1810 le commerce avec les pays neutres et taxe les produits français de luxe. Cette lente dégradation des relations entre les deux empereurs souligne, aux yeux de Napoléon, la mauvaise volonté du tsar, « une véritable tête de mule ». Il rassemble donc des troupes et constitue la fameuse « armée des vingt nations » pour envahir la Russie.
Au mois de juin 1812, cinq cent mille soldats franchissent le Niémen, quatre jours durant. Échaudé par ses défaites passées, Alexandre écoute Koutouzov, comprenant que c’est dans le refus du combat et la pratique de la terre brûlée qu’il pourra malmener un adversaire contraint de s’enfoncer dans l’immensité russe, loin de ses sources d’approvisionnement. « Je ne tirerai pas le premier l’épée, mais je ne la remettrai que le dernier au fourreau. […] Notre climat, notre hiver feront la guerre pour nous ». C’est là une stratégie difficile à mettre en œuvre pour le moral des troupes des deux camps. Le tsar souffre de cette éternelle dérobade et surtout de l’abandon de Moscou. C’est en effet dans une ville morte que pénétrera l’armée impériale, « un immense cadavre », immédiatement ravagé par un terrible incendie.
Une profonde réflexion géopolitique
Alexandre ayant refusé sa proposition de paix, Napoléon est contraint d’ordonner la retraite, dont quelques dizaines de milliers de soldats seulement reviendront. Non content d’avoir réussi à repousser l’envahisseur, Alexandre englobe alors la guerre franco-russe dans une perspective plus large que la stricte défense de la Russie.
« Profitant de la victoire, nous tendons une main secourable aux peuples opprimés. »
C’est toute l’Europe qu’il rêve désormais de libérer. Il faut néanmoins attendre de longs mois et des batailles toujours plus meurtrières, comme celle de Leipzig en octobre 1813, pour que les Français soient peu à peu repoussés vers le Rhin. C’est Alexandre encore qui incite ses alliés européens à envahir la France et, après l’abdication de Napoléon le 25 mars 1814, il séjourne quelques temps à Paris. Il y conquiert la foule, par sa prestance bien éloignée de la barbarie supposée des Russes.
Alexandre est encore un acteur essentiel du congrès de Vienne, qui, de novembre 1814 à mars 1815, va remodeler la carte politique du continent et poser les fondements de la diplomatie européenne du XIXe siècle. Il est le seul monarque à prendre une part active aux travaux et à mener une profonde réflexion géopolitique sur la nature des relations à établir entre les États.
Lui qui n’avait jusqu’alors manifesté que peu d’intérêt pour la religion semble alors touché par une crise morale et spirituelle d’une grande intensité. Traumatisé déjà par ce qu’il considère tout à la fois comme un parricide et un régicide en 1801, il a été profondément bouleversé par l’épreuve de la guerre contre Napoléon, l’abandon de Moscou aux flammes et aux envahisseurs. Autant d’épreuves qui l’ont poussé à visiter les hauts-lieux du piétisme allemand ou encore à rencontrer des Quakers lors d’un séjour londonien. Soucieux d’ériger la fraternité chrétienne en principe de gouvernement, il est l’âme de la Sainte-Alliance conclue avec la Prusse protestante et l’Autriche catholique. Selon Marie-Pierre Rey, il rêvait même de mettre un terme au schisme qui divisait la Chrétienté depuis le XIe siècle.
« Un sphinx indéchiffrable jusqu’au tombeau »
Le tsar, « libérateur et bienfaiteur de l’Europe » (Marie-Pierre Rey), peut redonner en 1815 la priorité à la scène intérieure et à sa « chère nation russe ». C’est pourtant dans les seules régions périphériques de son empire qu’il engage de profondes réformes : il dote la Finlande, conquise en 1808, et la Pologne, dont il est le roi depuis 1815, de constitutions libérales. Le servage est aboli dans les Pays baltes. En Russie, en revanche, la charte fondamentale que le ministre Novosiltchev a été chargé de rédiger, reste lettre morte, et la censure est rétablie. Dans le même temps, sa politique extérieure se fait elle-même plus conservatrice : il laisse la Sainte-Alliance devenir un outil de répression des mouvements nationaux. Ancien franc-maçon, défenseur avant l’heure du principe des nationalités, il ne voit plus dans ces révoltes que les manifestations d’une insubordination visant à déstabiliser les pouvoirs établis. Obnubilé par la peur d’une conspiration internationale, il refusera ainsi d’aider la Grèce, en pleine rébellion contre le joug ottoman.
L’affermissement d’une foi individuelle bien peu orthodoxe et touchant au mysticisme lui aliène le clergé, et se traduit bientôt par un dégoût de l’action : « Le trône n’est pas ma vocation », dira-t-il. Il abandonne de plus en plus le pouvoir à la gestion tyrannique de l’un de ses commis, Araktcheiev. Renfermé, paranoïaque, il songe même à abdiquer en faveur de son frère Nicolas, mais la mort le surprend lors d’un séjour en Crimée, le 19 novembre 1825.
Le comte Langeron écrivait des contemporains de Catherine II qu’ils ne reconnaîtraient pas leur patrie si, d’aventure, ils revenaient sur terre car, « entre la Russie de 1790 et celle de 1824, il y a une distance de trois cents ans ». Il témoignait des réels changements opérés par Alexandre, dont l’ambition était « la paix du monde et la civilisation en Russie ». Il a agrandi son pays, affermi son rang dans les affaires européennes et préparé les esprits aux grandes réformes des règnes suivants. Mais, chose étrange, le mystère qui a fini par entourer le personnage, n’a cessé depuis sa mort de s’épaissir. Dix ans après sa mort, on a ainsi arrêté un ermite, menant une vie d’ascèse et de prière en Sibérie, ressemblant étrangement au souverain disparu. L’affaire est d’autant plus troublante que le corps d’Alexandre n’avait pas été exposé au public et que son tombeau s’est révélé vide lorsqu’il a été ouvert pour couper aux rumeurs les plus folles. Comme l’écrira le poète Viazemski, Alexandre 1er restera bien « un sphinx indéchiffrable jusqu’au tombeau ».
Emma Demeester
Bibliographie
- Marie-Pierre Rey, Alexandre 1er, Flammarion, 2009.
- Henri Troyat, Alexandre 1er, Flammarion, janvier 1981, rééd. 2008.
Chronologie
- 1777 : Naissance du grand-duc Alexandre.
- 1784-1795 : Préceptorat de La Harpe.
- 1793 : Mariage avec Louisa Maria Augusta de Hesse-Darmstadt, « Elizabeth » en Russie.
- 1796-1801 : Règne de Paul 1er.
- 1801 : Alexandre devient tsar de Russie après l’assassinat de son père.
- 1805 : Napoléon défait la troisième coalition à Austerlitz.
- 1807 : Les Russes sont vaincus à Friedland ; entrevue de Tilsit entre le tsar et l’empereur.
- 1808 : Annexion de la Finlande.
- 1812 : Campagne de Russie.
- 1813-1814 : Alexandre prend la tête de l’armée russe pour diriger les campagnes qui aboutiront au renversement de Napoléon.
- 1815 : Signatures du traité de Vienne, de la Sainte-Alliance et de la charte constitutionnelle polonaise.
- 1825 : Mort d’Alexandre.
Illustration : Alexander I, Emperor of Russia, huile sur toile de George Dawe (détail), vers 1820. Royal Collection. Domaine public.
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