Le désaccord entre Lénine et Staline concernant l’utilité pratique pour l’intégrité territoriale de la Russie du mot d’ordre de l’auto-détermination des nations prit des contours plus nets peu après la révolution de février 1917. À la 7ème Conférence du POSDR (b) qui eut lieu en avril de cette même année, Staline, contrairement à Lénine, évita les prévisions provocantes en mentionnant le nom des régions de Russie qui, de la manière la plus vraisemblable et avant les autres, accompliraient leur droit à la sécession. Alors que Lénine déclarait avec légèreté : « Nous sommes indifférents, neutres vis-à-vis du mouvement séparatiste ; il n’y a rien de mal à ce que la Finlande, la Pologne et l’Ukraine se séparent de la Russie » ; Staline, lui, déclarait prudemment mais fermement : « Je peux reconnaître à une nation le droit de se séparer, mais cela ne signifie pas que je l’aie obligé à le faire. Personnellement, par exemple, je me prononcerais contre la sécession de la Transcaucasie ».
L’anti-fédéralisme de Staline
Staline, au surplus, exprimait son assurance qu’après l’abolition du tsarisme, « les neuf dixièmes des nationalités n’aient pas envie de se séparer… L’attraction en direction de la Russie devrait croître ». Il m’apparaît intéressant de noter qu’avant octobre 1917, Staline fut un adversaire conséquent de la fédéralisation de la Russie, ce qu’on ne peut nullement dire à propos de Lénine, lequel méditait encore sérieusement, au début de 1916, sur la possibilité de l’implantation artificielle d’une fédération dans notre pays. C’est ainsi que Lénine considérait que, tout en restant un adversaire résolu de la fédération, on pouvait cependant « préférer la fédération à une inégalité nationale en droit comme unique voie vers un socialisme démocratique intégral ». Dans un article de mars 1917, intitulé « Contre le fédéralisme », Staline démontrait, quant à lui, qu’il était absurde pour la Russie à chercher à « établir une fédération vouée à la disparition par la vie même », dans la mesure où il était « absurde et réactionnaire de rompre les liens économiques et politiques existants, liant les régions entra elles ».
Staline fédéraliste
Après octobre 1917, cependant, Staline non seulement devint partisan de la fédéralisation de la Russie mais réalisa encore, en qualité de commissaire du peuple aux affaires des nationalités, la décentralisation pratique du pays conformément au plan de Lénine. Pour comprendre les raisons qui poussèrent Staline à passer subitement au fédéralisme, il convient d’examiner la signification géopolitique de la lutte des bolcheviks contre leurs adversaires.
Il faut souligner, premièrement, que le démembrement de la Russie avait commencé déjà avant l’arrivée au pouvoir des bolcheviks. Le 20 juin 1917, au premier Congrès national des Soviets des députés ouvriers et soldats, où la représentativité des bolcheviks était deux fois et demie moindre que celle des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, une résolution fut adoptée, exigeant que la Russie entra sur la voie de la décentralisation du gouvernement et proclamant « la reconnaissance pour tous les peuples du droit à l’autodétermination y compris jusqu’à la sécession ». Un témoin des événements d’alors, N. N. Choukhanov-Himmer, note dans ses mémoires que la situation était « compliquée et absurde ». « Les petites nationalités russes existantes ou imaginaires qui avaient obtenu leur liberté ne connurent effectivement aucune retenue et déchirèrent en morceaux l’organisme national ». Ce ne furent donc pas les bolcheviks mais bien la démocratie maçonnique qui fut responsable de la chute de la monarchie en février 1917, c’est elle, effectivement, qui asséna le premier et le principal coup à l’intégrité territoriale de la Russie, semant l’ivraie du séparatisme sous couvert d’une démagogique “souveraineté des nations”. Les meneurs de cette démocratie n’étaient rien d’autre que les agents d’influence des pays de l’Entente et des États-Unis : en poursuivant la guerre stupide, provoquée par les atlantistes (i.e. : les thalassocraties marchandes, ndlr), entre la Russie, d’une part, et l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, d’autre part, ils apparaissent nécessairement comme les “traîtres géopolitiques” du point de vue de l’Eurasie.
Deuxièmement, les bolcheviks, une fois arrivés au pouvoir, hâtèrent la fédéralisation de la Russie pour, avant toute chosa, brouiller les cartes de leurs adversaires, à commencer par les anciens alliés de l’Entente qui, en décembre 1917, avaient conclu une convention secrète sur le partage des sphères d’activité dans notre pays. Ce jeu dangereux fut gagné par les bolcheviks. Le célèbre diplomate soviétique G. V. Tchitchérine avait raison lorsqu’il écrivait que le programme national de Lénine « exerça la plus grande influence sur nos adversaires qui commencèrent à hésiter entre le soutien à une Russie blanche “une et indivisible” et la contribution au développement des mouvements contre-révolutionnaires des petites nationalités ».
Les Blancs ont admis le travail unificateur des bolcheviks
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les chefs du mouvement blanc, Koltchak et Denikine, ne contribuèrent pas peu à l’heureuse réalisation de ce programme. C’est du moins ce que reconnut ouvertement dans ses Souvenirs, le responsable aux Affaires du gouvernement sibérien de Koltchak, G. Gins : « Il n’est qu’un point sur lequel le bolchevisme et ses ennemis se rencontraient. (…) C’est la question de l’Unité de la Russie. (…) Ni l’amiral Koltchak, ni le général Denikine ne pouvaient trouver de langage commun avec des individus enclins au séparatisme. Les bolcheviks qui, en tant qu’internationalistes, étaient parfaitement indifférents à l’idée d’Unité de la Russie, en furent effectivement les unificateurs ».
Ironie de l’histoire, c’est précisément la force anti-russe et anti-centralisatrice du bolchevisme qui se trouva être la seule capable de rétablir l’unité de la Russie. Il serait malhonnête, une fois reconnue l’essence terroriste et anti-orthodoxe du bolchevisme, de l’oublier et de ne pas prendre en considération le fait qu’en ces terribles années, c’est tout de même l’Armée Rouge qui défendit l’indépendance nationale contre les menées sans précédent de l’intervention étrangère de 14 pays, provoquée, une fois de plus, par les atlantistes. Les ennemis du bolchevisme, d’ailleurs, le reconnurent aux-mêmes. C’est ainsi que le politicien V. V. Choulguina, proche de Denikine, portant un jugement sur la guerre soviéto-polonaise de 1920, écrivit que « l’Armée Rouge avait battu les Polonais comme des Polonais précisément parce qu’ils s’étaient emparés de régions purement russes ».
Troisièmement, Lénine, et plus particulièrement Staline, comprenaient très bien, en dépit de la décentralisation réalisée en Russie, l’impossibilité de maintenir le pays dans une pareille atmosphère et dans un tel état d’instabilité. Entre Lénine et Staline, cependant, des divergences de principe se manifestèrent progressivement dans le choix de la stratégie et de la tactique de la politique nationale.
À suivre