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Quand le peuple fait sécession

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Entretien avec Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est professeur honoraire de sociologie à la Sorbonne. Il développe, au fil dune œuvre immense, une réflexion sur la fin de la modernité et ce qui va la remplacer. II se prononce ici sans filtre, sur Eric Zemmour, Emmanuel Macron et I’Église catholique. Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn

Vous avez titré votre dernier ouvrage L’ère des soulèvements. Pourquoi faire appel une ère pour désigner ce moment historique des Gilets jaunes par exemple, puisque c'est à eux que vous faites allusion ?

Ce titre est une allusion cachée à l'historien allemand Hobsbawm, qui, entre les deux guerres avait publié L’ère des Révolutions, 1830, 1848, 1870, 1917, etc. Ce que montre bien Hobsbawm, c"est qu’à partir de la première révolution, la Révolution française, s'ouvre une ère que I'on peut spirituellement caractériser comme L’ère des révolutions. Karl Marx et Lénine seront les intellectuels qui vont développer cette grande idée socialisante, hégélianio-marxisante, à laquelle vont se référer toutes les révolutions qui suivront. Quel est ce biotope spirituel qui engendre les révolutions l’une à la suite des autres ? Karl Löwith et Carl Schmitt montrent bien chacun à sa manière que cette grande idée matricielle qui a engendré les révolutions, c'est le mouvement de sécularisation du messianisme judéo-chrétien. Dans ce contexte on peut comprendre la formule de Karl Marx : « la politique est la forme profane de la religion » (Sur la question juive).

Lorsque je titre mon livre L’ère des soulèvements, j'entend signifier que l’on rentre dans une époque spirituelle nouvelle. Le concept de révolution a irrémédiablement vieilli. L'époque en est finie, on ferme la parenthèse, puisque vous savez qu'époché signifie parenthèse. Les partis révolutionnaires ont tué l’espérance de la révolution, en devenant des « formes-partis », comme dit Robert Michels, c'est-à-dire de véritables oligarchies qui ont détourné les révolutions au profit des intellectuels révolutionnaires qui les ont faites. Aujourd'hui, c'est un nouveau biotope qui s'ouvre, qui n’est plus L’ère des révolutions mais L’ère des soulèvements.

Pourquoi ce mot de « soulèvements » ?

Émerge une époque dans laquelle la violence est devenue souterraine. Ça grouille, ça fourmille plus que jamais, mais en dessous. Pourquoi ? Les Partis ont trop menti, la mode en est passée. Apparemment nous avons donc une paix fondée sur l’aptitude de I’État à protéger. C'est l’idée que je soutiens au fond depuis ma thèse, publiée sous le titre La violence totalitaire. Les Partis (à l’époque le Parti communiste) sont devenus des épiphénomènes. La vraie violence est celle de l’État qui entretient un rapport de protection / soumission avec les citoyens. Parce que l’influence de l’État est totalement aseptisée, hygiénisée, apparemment plus rien ne semble se passer : le contrôle social est efficace. Pourtant chaque semaine il y a des rassemblements juvéniles dans des Rave parties ou des réunions autour de la musique techno. Je pense bien sûr aussi aux Gilets jaunes ou aux manifestations anti-vaccins, lancées par Florian Philippot. Ce sont des manifestations qui trahissent, dans une société apparemment sans histoire, sans convulsions, sans révolutions, que toute vie spirituelle n'a pas disparu, que l’ordre qui règne est trompeur, qu'au moindre mécontentement peuvent naître des soulèvements. Ces soulèvements, qui représentent l’authenticité humaine, la protestation humaine face aux technostructures, ont une portée spirituelle autant que politique. Avec la fin de I’ère des révolutions, nous avons changé de spiritualité, nous avons abandonné la spiritualité du progrès, le progressisme, pour une quête de la nature, de la proximité, de l’équilibre, ce que j'ai appelé l’écosophie, dans un livre récent.

Mais qu'en est-il dans votre théorie de la société postmoderne, de la démocratie, et du contrat social ?

Pour moi, le Contrat social est fini. L'idéal démocratique est aujourd’hui un idéal saturé. Nous assistons en direct au déclin de l’idée de représentation. J'arrive à vous convaincre et vous me donnez votre voix : ce marché électoral existe encore, mais ne va plus de soi. La caste au pouvoir, gauche et droite confondues, n'a plus de représentativité politique. Regardez les chiffres des dernières élections régionales. On compte 70 % d'abstention en moyenne et 82 % chez les jeunes. Si l’on compte aussi tous ceux qui ne se sont jamais inscrits sur les listes électorales, il faut ajouter à ces chiffres de I'abstention, entre 15 et 18 % des voix. Les votations décidément ne représentent plus grand-chose, quand on peut compter ainsi que 80 % de la population n'a pas participé aux votes. Un élu représente donc un peu plus de 10 % du corps électoral. Comme aurait dit Machiavel, « la pensée du Palais n'est plus la pensée de la Place publique ». Il y a un désaccord entre l’élite (c'est-à-dire ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire) et le peuple. On est en train d'assister à bas bruit à une « secessio plebis », comme au temps des Gracques : le peuple se retire sur son Aventin. Il ne croit plus rien de ce qu'on lui dit. Et ce déphasage ne va faire que s’accentuer.

Qu'est-ce qui va remplacer I'idéal démocratique ?

À la place de l’idéal démocratique, on voit naitre un idéal communautaire. C'est ce que j'ai appelé non sans ironie, le temps des tribus, une mosaïque de communautés qui sont là pour le meilleur mais aussi pour le pire. Nous allons expérimenter dans la crainte et le tremblement une autre manière d’être, non plus l’harmonie préétablie de la République mais une harmonie conflictuelle, comme une voute gothique qui tient par les tensions des pierres les unes sur les autres. Il ne s'agit plus de dépasser le passé comme dans le bon vieil Aufhebung cher Hegel. Le modèle serait plutôt celui que Nicolas de Cues appelait la coincidentia oppositorum. On est ensemble en tension. Il faut aller chercher chez Lupasco ce qu'il appelle une « logique contradictorielle ». Mon maitre Gilbert Durand aimait cette nouvelle épistémologique qui n'est pas I'harmonie préétablie ou ce qu'Auguste Comte appelait la reductio ad unum. La postmodernité est un équilibre que I'on trouve à plusieurs. C'est le modèle chrétien de la Trinité, qui ne se réduit pas à l’unité mais se réalise, de trois, comme unicité. Pour moi le chiffre important aujourd’hui, dans un sens ésotérique, c'est le chiffre 3 dont le mystère de la Trinité est la métaphore absolue.

Pour quand voyez-vous arriver cet idéal de tensions non surmontées ?

Le désir d'unicité ? Pour moi c'est là, c'est maintenant. La modernité jette ses derniers feux avec le wokisme et les droits de I'homme. La post modernité apparait sans projet préétabli, elle est en train de s'élaborer. Quand il y a des changements civilisationnels il y a toujours du bricolage comme dit Lévi-Strauss. Nous sommes au milieu de ce bricolage dans une incertitude dont la présidentielle est le symptôme.

Votre bricolage c'est I'avènement du communautarisme finalement ?

Comme je vous l’ai dit dans ce que je décris, ce temps des tribus, il y a le meilleur et le pire. Personnellement je n'aime pas le mot communautarisme mais il n'y a pas que cela. Il y a le meilleur : les nouvelles formes de solidarités, d'entraide, de générosité, le partage et l’échange. Et il y a le pire : le fanatisme islamique. Mais

c'est un problème secondaire. Le plus important dans ce que nous vivons c'est la sortie du sacré, le désenchantement du monde, bref le rouleau compresseur du rationalisme. Quand une société ne salt pas ritualiser le sacré, le sacré devient pervers. Je cite la phrase de Joseph de Maistre : « La divinité des Mahométans est le dieu des razzias ».

Que pensez-vous de la candidature d'Eric Zemmour ?

Je suis venu plusieurs fois dans son émission Face à l’info, nous sommes des amis mais nous ne pensons pas du tout la même chose. Lui reste sur l’idéal républicain, moi je ne crois plus aux valeurs de la République. Les mots valeurs républicaines, démocratie, contrat social, laïcité sont pour moi autant d'incantations. Vous savez, on chante quelque chose mais on n'en est pas convaincu. Eric Zemmour reste fondamentalement ce moderne républicain et jacobin. Lorsque la démocratie est en crise le danger c'est la théâtralisation, Platon parlait de théâtrocratie. Zemmour ressemble à Macron en cela, il compris que nous vivions dans la société du spectacle, il sait jouer du simulacre, et par rapport à Macron il a au moins cette dimension Michel Maffesoli de créer une disruption, de jouer non pas la conformité mais la rupture.

Que pensez-vous du christianisme aujourd'hui ? Va-t-il rester autre chose qu'un christianisme culturel ?

Je pense que le discours du pape Francois est un discours de travailleur social, perçu de plus en plus comme hors-sujet et déphasé. C'est tout ce qui reste du christianisme. Comme lecteur de Maurras, je distingue le christianisme, qui se perd dans le social, et la catholicité, et je suis obligé de constater un retour du catholicisme parmi les jeunes générations, avec le culte des saints, le culte marial et tout le toutim. Et tout cela fait de jeunes baptisés, je vous rappelle que je vous en ai envoyé un. Je profite de notre entretien pour dire qu’à mon sens, il ne faudrait pas que le catéchuménat s'étale sur trois ans et devienne avec le temps une élaboration théorique de la foi renvoyant chacun à l’intelligence individuelle, ça c'est du protestantisme et ce n'est pas ce que désirent les gens. Ce que je constate c'est une appétence pour le sacré. Vous me dites un christianisme culturel ? Je n'oserai pas employer ce mot. Le retour du sacré se laisse ressentir comme un fourmillement, un grouillement n’a pas trouvé sa forme. Il y a la société officielle qui est fascinée par le libéralisme économiciste de Macron et la société officieuse qui a une appétence pour l’immatériel, pour le spirituel. Quelle forme cela va prendre, je ne suis pas prophète. On a d’une part une institution ecclésiale qui s'est protestantisée, tout ce gel et ses masques dans les églises représentent bien la soumission du spirituel au temporel, qui est, je vous le rappelle, un concept protestant. Mais à la base il y a des quantités de gens qui ne se reconnaissent pas dans cette institution. On constate un désaccord entre l’institué et l’instituant. Le pouvoir institué est démonétisé. La puissance instituante (toute autorité vient du peuple) se cherche ailleurs et les petits groupes fleurissent pendant que l’Église officielle se rapproche de l’élite.

Michel Maffesoli, L’ère des soulèvements, Cerf. 2021 191 p.. 19 €.

Monde & vie 6 novembre 2021 n°1004

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