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Le mythe spartiate

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“République de demi-dieux”, “prodigieux haras” pour sang noble, patrie virile du courage et de l’énergie,  Sparte fascine, Sparte inquiète, mais Sparte ne finit pas de briller de comme un soleil d’acier dans nos ténèbres ploutocratiques.

Il faut attendre véritablement le XVIIIe siècle pour que l’Antiquité fasse son grand retour dans le domaine de la philosophie politique. L’antiquomanie s’empare alors de la France.

Antiquomanie et laconophilie

Premier grand écrivain frappé par ce phénomène intellectuel, Montesquieu, qui se révèle fervent admirateur de Lycurgue, en qui il voit le fondateur d’une république vertueuse, la République de Lacédémone. Même fascination chez le marquis d’Argenson qui, devant le spectacle de la corruption de la Cour et de la misère des campagnes, remarque : « L’égalité est le seul bien général et jamais législateur n’a eu plus raison que Lycurgue sur ce point là » (1). Le philosophe Helvétius loue, lui aussi, « ce grand homme échauffé par la passion de la vertu » (2) qui a créé une cité vertueuse. Les encyclopédistes succombent également à la laconophilie. Le chevalier de Jaucourt, auteur dans l’Encyclopédie de l’article “Lacédémone (république de —)”, ne tarit pas d’éloges sur Sparte et les Spartiates :

« Il semble que la nature n’ait jamais produit des hommes qu’à Lacédémone (…) Soumettant les autres peuples à la force des armes, ils se soumettaient eux-mêmes à la vertu (…) Aussi je déclare avec Procope que je suis tout Lacédémonien. Lycurgue me tient lieu de toute choses ; plus de Solon, ni d’Athènes [car] (...) à Athènes on apprenait à bien dire et à Sparte à bien faire » (3).

L’on retrouve Sparte et Lycurgue au cœur de l’œuvre du plus célèbre laconophile français, l’abbé de Mably, qui s’exclame : « Que Lycurgue, mon cher Aristias, était profond dans la connaissance de nos vertus et de nos vices ! » (4) . Il rapporte que Lycurgue « proscrivit l’usage de l’argent et les arts inutiles. La tempérance devenait ainsi la principale des vertus parce qu’elle inspire nécessairement le mépris des richesses ; et ce mépris (…) est toujours accompagné de l’amour de l’ordre et de la justice » (5). Car, estime l’abbé, « le premier magistrat et la première loi d’une république, ce doit être la tempérance ; et le peuple le mieux gouverné après les Spartiates, c’est celui qui approchera le plus de leur frugalité » (6). C’est dans ce but que Lycurgue institua les kléroï, ces lots de terre d’égale valeur attribués à chaque citoyen, qui n’en était pas propriétaire mais seulement usufruitier. Ainsi, remarque Mably, « pour rendre les citoyens dignes d’être véritablement libres, Lycurgue établit une parfaite égalité dans leur fortune » (7).

Mais le plus célèbre admirateur de l’Antiquité spartiate reste Jean-Jacques Rousseau. Dans son Discours sur les sciences et les arts, il exalte le modèle de Lacédémone, « aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette république de demi-dieux plutôt que d’hommes » (8). Pour lui, « les mœurs de Sparte ont toujours été proposées en exemple à toute la Grèce ; toute la Grèce était corrompue et il y avait encore la vertu à sparte ; toute la Grèce était esclave, Sparte seule était encore libre » (9). Dans le Contrat social, Rousseau se réfère encore à Sparte, cette fois pour définir la volonté générale :

« Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État et que chaque citoyen n’opère que d’après lui. Telle fut l’unique et sublime institution du grand Lycurgue » (10).

De même, pour sauvegarder la vertu et la pitié des citoyens, Rousseau préconise la censure « pour conserver les mœurs (…) en empêchant les opinions de se corrompre », le tribunal des Éphores constituant l’exemple suprême : « Quand Sparte a parlé sur ce qui est ou n’est pas honnête, le Grèce n’appelle pas de ses jugements » (11). Le philosophe est aussi partisan d’enlever les enfants à leurs familles, pour les instruire ensemble sous la responsabilité de magistrats âgés soigneusement sélectionnés, comme à Sparte… Toutefois, Sparte ne fait pas l’unanimité parmi les philosophes des “Lumières”, et Voltaire s’indigne : « Qu’est-ce donc que Sparte ? une armée toujours sous les armes si ce n’est plutôt un vaste cloître ».

Sparte et la Révolution française

La vieille querelle entre Athènes et Sparte ressurgit, en pleine Révolution française, dans l’opposition entre les Girondins et les Montagnards. C’est ainsi que Vergniaud, le chef des Girondins, rejette avec horreur le régime austère et guerrier de Sparte, ennemi des arts et du commerce. Au contraire, leurs adversaires Montagnards érigent Sparte en modèle. Robespierre ne s’exclame-t-il pas dans son grand rapport du 7 mai 1794 : « Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses » ? L’on comprend mieux la fascination qu’exerce Sparte sur les plus enragés des révolutionnaires si l’on se remémore cette citation de l’abbé de Mably :

« Lycurgue opposa son génie à celui des spartiates et osa former le projet hardi d’en faire un peuple nouveau. Il ne crut pas impossible de les intéresser tous, par l’espérance ou par la crainte, à la révolution qu’il méditait » (12).

Ce que traduira de la sorte Billaud-Varenne, dans son rapport du 20 avril 1794 sur la théorie du gouvernement révolutionnaire :

« citoyens, l’inflexible autorité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la république » (13).

Pour faire des Français ce « peuple nouveau », les Montagnards vont accorder une place importante à l’éducation des enfants. Ainsi le conventionnel Deleyre, ami de Rousseau, s’inspire directement de Sparte en proposant d’enlever les enfants de 7 à 18 ans à leurs parents et de les mettre dans des maisons d’éduction où ils vivraient en commun, exécuteraient des exercices de gymnastique et des danses guerrières. Comme à Sparte, les filles seraient éduquées comme les garçons. De son côté, Saint-just prône une éducation militaire des jeunes gens calquée sur celle voulue par Lycurgue et rapportée par Plutarque. L’École de Mars, future École spéciale militaire de Saint-Cyr, fondée alors, ne fut-elle pas surnommée la “colonie des Spartiates” ?

« Lycurgue entreprit d’instituer un peuple, — s’enthousiasmait Rousseau quelques années avant la Révolution. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins » (14). De même, Rabaut Saint-Étienne préconisera-t-il l’organisation par la République, le dimanche, d’exercices de gymnastique, de jeux publics et de fêtes. « La gymnastique publique, les exercices militaires, les hymnes civils, les uniformes des enfants, la censure exercée par les anciens, un Sénat formé de citoyens de plus de soixante ans — écrit Parker —, ce que proposait, en bref, c’était de transformer les Français en Spartiates tous les dimanches » (15). Une mobilisation totale qui n’est pas sans annoncer les grandes heures de l’Italie fasciste et du IIIe Reich…

Leurs adversaires ne manqueront pas d’accuser les Montagnards de vouloir remodeler la France d’après le modèle spartiate. Dès l’An III, Volney dénonce « une secte nouvelle [qui] (...) a juré par Sparte ». Et le révolutionnaire de rappeler aux bons esprits utopistes et rousseauistes le caractère élitiste et inégalitaire de la république de Lacédémone : 

« à Sparte une aristocratie de trente mille nobles tenait, sous un joug affreux, six cent mille serfs ; que pour empêcher la trop grande population de ce genre de nègres, les jeunes Lacédémoniens allaient de nuit à la chasse des hilotes, comme des bêtes fauves » (16).

En 1796, Gracchus Babeuf, instigateur de la fameuse Société des Égaux [accusée par le Directoire de conjuration], qui tire son nom des Homoioï spartiates, s’inspire de la constitution de Lycurgue en préconisant la division égale des terres. Son échec et sa mort brutale [en mai 1797] marquent la fin de l’influence de Sparte sur la politique française. Le coup d’État du 18 Brumaire semble bien ressusciter Rome avec ses consuls, son sénat et son tribunat.

Sparte et les nationalistes

Comme souvent en matière d’idées politiques, le mythe spartiate va basculer de gauche à droite et devenir la référence exclusive du camp nationaliste. En effet, au début du XXe siècle, c’est l’écrivain nationaliste Maurice Barrès qui avoue, dans Le voyage de Sparte (1906, rééd. Magellan & Cie, 2004, 6 €) son admiration pour les lois édictées par Lycurgue en des termes fort nietzschéens :

« Il y a là des articles obscurs mais, dans leur ensemble, ces grandes vues rationnelles m’enchantent. Voici l’un des points du globe où l’on essaya de construire une humanité supérieure. Il est trop certain que la vie n’a pas de but et que l’homme pourtant a besoin de poursuivre un rêve. Lycurgue proposa aux gens de cette vallée la formation d’une race chef. Un Spartiate ne poursuit pas la suprématie de son individu éphémère, mais la création et le maintien d’un sang noble » (17).

Sparte où le règne des surhommes, des demi-dieux comme les appelait Rousseau…  Barrès ajoute : 

« J’admire dans Sparte un prodigieux haras. Ces gens-là eurent pour âme de vouloir que leur élevage primât » (18).

En 1969, un autre Maurice, Bardèche, publie un essai intitulé Sparte et les Sudistes.

« Ce que j’appelle Sparte, écrit-il, c’est la patrie où les hommes sont considérés en raison de leurs qualités viriles qui sont mises au-dessus de toutes les autres » (19). Toutefois, remarque l’écrivain, « ce qui définit Sparte, ce n’est pas la caserne, comme on le croit trop souvent, mais le mépris des faux biens » (20).

C’est pourquoi, estime-t-il, « il y a un socialisme de Sparte, que Sparte affirme en dressant ses faisceaux » (21). De même, s’enthousiasme-t-il pour le culte de la virilité spartiate dans lequel le beau-frère de Robert Brasillach veut voir un pré-fascisme :

« L’éducation n’avait pas d’autre but que d’exalter le courage et l’énergie. Les garçons vivaient entre eux le plus tôt possible, dans des troupes analogues à celles des balilla de l’Italie fasciste ou des Hitlerjugend » (22).

Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’il estime que les SS « furent les soldats de Sparte » (23).

Quelques années avant que Bardèche ne rédige son essai, en pleine guerre d’Algérie, le mythe spartiate a fait une timide réapparition à l’extrême-droite de l’échiquier politique   grâce à Dominique Venner. Effectivement, l’ex-bras droit de Pierre Sidos choisit alors le casque de Sparte comme emblème pour sa Fédération des étudiants nationalistes (FEN) puis pour Europe-Action. Exit, donc, la croix celtique popularisée par Jeune nation. Sparte, patrie du courage et de la vitalité, devient ainsi une référence constante de la jeunesse nationaliste, et l’un des innombrables bulletins locaux de la FEN, publié à Béziers, sera baptisé en toute simplicité Spartiate. Ce tropisme pour Lacédémone se transmettra d’Europe-Action au GRECE, et lorsque certains membres de la Nouvelle droite créent, en 1975, le mouvement de scoutisme Europe-jeunesse, ils adoptent comme symbole un très beau casque de Sparte stylisé, toujours utilisé aujourd’hui.

Récemment encore, au moment de choisir un emblème, les Jeunesses Identitaires ont opté pour le “lambda” de Lacédémone qui ornait les boucliers des Spartiates. Ce choix se veut un hommage aux combattants de la bataille des Thermopyles ainsi que l’expliquent ses animateurs : « Sparte, avec l’exemple de ces 300 résistants spartiates, est restée un modèle pour les Européens authentiques, modèle qui leur redonne du courage quand il le faut ! ». Dans la même mouvance “identitaire” est né à l’automne 2005 le Groupe Sparte, cercle de réflexion chargé du travail intellectuel et de la recherche théorique. La référence au GRECE est évidente et pleinement assumée, même si le choix pour un groupe purement intellectuel du glorieux nom de Sparte, bastion de l’anti-intellectualisme et adversaire résolu des sophistes athéniens, peut surprendre.

 Édouard Rix, Réfléchir & Agir n°30, 2008.

Notes :

  • (1) Journal et mémoires du marquis d’Argenson.
  • (2) Helvétius, De l’esprit, essai III, chap. VII.
  • (3) « Lacédémone (république de –) », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772.
  • (4) Abbé de Mably, Les entretiens de Phocion in Œuvres complètes, Lyon, 1796, vol. 10, p. 95. (5) Ibid, p. 98. (6) Ibid.
  • (7) Abbé de Mably, Observations sur l’histoire de la Grèce in Œuvres complètes, vol. 4, p. 20.
  • (8) JJ Rousseau, Œuvres complètes, Pléiade/Gal., 1964, vol. 4, p. 20. (9) Ibid, p. 83. (10) Ibid, p. 536. (11) Ibid, p. 459.
  • (12) Abbé de Mably, Observations sur l’histoire de la Grèce in Œuvres complètes, vol. 4, p. 16.
  • (13) Le Moniteur, 21 avril 1794.
  • (14) Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne in Œuvres complètes, Pléiade/Gal., 1964, p. 956-957.
  • (15) HT. Parker, The Cult of Antiquity and the French Revolutionaries, Chicago, 1937, pp. 134-135.
  • (16) Volney, Leçons d’histoire (sixième séance) dites aussi Leçons prononcées à l’École normale en 1795 / an III, Œuvres complètes, vol. VII, 1825, p. 125. La Terreur, nourrie en réalité de la peur  panique de l'ennemi intérieur ou extérieur renversant la République, y est expliquée par le culte de l’Antiquité (qui imprègne la rhétorique révolutionnaire de députés souvent avocats nourris d'auteurs latins) qui charrierait un catéchisme révolutionnaire surdéterminant : les Romains y sont décrits comme un peuple de pillards conquérants et d’esclavagistes aux antipodes de la liberté moderne telle qu’elle est entrevue désormais et dont Benjamin Constant fera la théorie dans sa conférence donnée en 1819, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Pour les anciens la liberté, c’était collectivement pour un peuple,  de ne pas être soumis à un autre peuple ; pour les modernes, c’est au niveau de l’individu que cette liberté a du sens. Il s’agit de vouloir faire ce que l’on désire sans être contraint par l’arbitraire du pouvoir ; c’est aussi une liberté d’opinion, de comportement social refusant la tradition, de choix de sa profession non déterminé par la famille. Rétrospectivement il est néanmoins possible de considérer cette conception d'un libéralisme philosophique (pour lequel l'individualisme politique oblitère l'individualisme économique) chez ce pamphlétaire voltairien comme idéologie justificatrice du rôle de la bourgeoisie d'affaires dans les affaires publiques. Remarquons toutefois son rôle pionnier en études sociales : son rapport La loi naturelle ou le catéchisme du citoyen (1793) présenté comme « un code du bon sens et des honnêtes gens » préconise en particulier le développement de l'hygiène et de l'instruction à une époque où les épidémies et l'analphabétisme étaient monnaie courante. Concernant la charge de Volney dans sa leçon, elle  a surtout valeur de témoignage, en tant que réaction thermidorienne contre la politique de la Terreur (qui résulterait des modèles romains proposés à la jeunesse, enthousiasmant celle-ci au point qu'elle ait voulu les mettre en pratique d’une manière radicale). Elle ne peut certes être acceptée comme une explication historique bien que ce fut le cas au XIXe siècle par les partisans de la Révolution qui y trouvaient une excuse à la Terreur. Notons juste qu'après la chute de Robespierre et de Saint-Just en juillet 1794, la réaction thermidorienne fait cesser le culte de l’Antiquité. La mode du bonnet phrygien est terminée en mars 1795. Quand on invoquait Brutus pendant la Terreur, on était écouté avec gravité, après Thermidor, cela entraine les rires. Napoléon, soucieux de se présenter comme le continuateur de la Révolution face aux graves dérives de corruption et de spéculation sous le Directoire, usera par contre à nouveau de la phraséologie antique à outrance pour asseoir sa politique de relève puisant dans le droit romain  pour réorganiser le pays : les termes de Consul, de Sénat, de Légion (d’honneur), puis d’Empire avec ses aigles comme étendards impériaux, sont tirés de l’histoire romaine.
  • (17) Maurice Barrès, Le voyage de Sparte, éd. du Trident, 1987, p. 130. (18) Ibid.
  • (19) Maurice Bardèche, Sparte et les Sudistes, Pythéas, Sassetot-le Mauconduit, 1994, p. 99.
  • (20) Ibid, p. 103. (21) Ibid, p. 112. (22) Ibid, p. 101. (23) Ibid, P. 214.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/97

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