Paul Valéry a écrit avec sa lucidité coutumière : ” Le passé, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même.” Cette formule éclaire la complexité du problème ukrainien. Celui-ci aurait pu et dû être traité avec réalisme. Mais les strates mémorielles accumulées sur cette partie du monde et leur utilisation par les acteurs du drame selon leurs intérêts divergents ont éloigné toute solution raisonnable.
La première observation qui s’impose devient hélas récurrente : la presse des pays qui se prétendent des démocraties éprises de liberté devient de plus en plus univoque et manichéiste. Le bien est à l’ouest, la Russie est le grand Satan. On lit par exemple que Vladimir Poutine piétine les Accords de Minsk (II). Signés le 12 février 2015, après un premier essai en 2014, au Palais de l’Indépendance de Minsk, capitale de la Biélorussie, par les présidents russe, français, allemand et ukrainien, ceux-ci devaient marquer la fin des combats en Ukraine en échange d’un certain nombre d’engagements des différentes parties : au-delà des aspects militaires, retrait des armes lourdes, échange de prisonniers, garantie des frontières sous l’égide de l’OSCE, le point essentiel visait la réforme constitutionnelle de l’Ukraine et la reconnaissance d’une large autonomie pour les deux républiques séparatistes du Donbass, celle de Donetsk et celle le Lougansk, avec des élections permettant d’assurer leur représentation au parlement de Kiev. Or, l’Ukraine n’a jamais voulu mettre en oeuvre cette condition cruciale. Vladimir Poutine ne piétine donc pas des accords qui n’ont jamais été respectés par la partie adverse. La lourde responsabilité des “Occidentaux” est évidente : les exécutifs allemand et français qui avaient signé ces accords n’ont pas exercé une pression suffisante sur le gouvernement de Kiev pour qu’il les applique. La France, en particulier, exhibe dans cette affaire la légèreté et l’insuffisance de ses deux derniers présidents. Nicolas Sarkozy avait été plus vif et plus efficace sur le dossier géorgien. Il faut toutefois chercher au-delà de l’Atlantique, les véritables responsables de la crise, chez les démocrates américains qui continuent à appliquer la doctrine de Brzezinski visant à faire exploser la Russie et à empêcher tout rapprochement entre celle-ci et l’Europe qui pourrait faire naître une puissance économique, politique et militaire, et mettre fin au protectorat américain sur la vieille Europe par le biais de l’OTAN.
Une seconde observation nous ramène à Valéry. L’histoire couvre le problème ukrainien de ses sédiments contradictoires. Pour les Français peu informés, mais imprégnés de juridisme et soumis à la réduction historique simpliste, l’Ukraine est un Etat souverain dont l’intégrité est menacée par sa voisine russe, qui l’a déjà violée en Crimée. Vladimir Poutine, ancien officier du KGB, est un dictateur qui utilise la force et cherche à annexer à la Russie des territoires extérieurs peuplés de Russes. Cela ressemble à du déjà vu : bien sûr, nous sommes en 1938, et Hitler veut réunir les Sudètes à l’Allemagne. C’est Münich ! Poutine ne passera pas ! Seulement, si on se donne la peine de se mettre du côté de la Russie, on se rend vite compte que la lecture de l’histoire est très différente et pèse sur le présent avec plus de force encore. En 1991, d’Août à Décembre, les ex-républiques soviétiques proclament leur indépendance. Le 25 Décembre, l’URSS cesse d’exister et laisse place à une Communauté d’Etats Indépendants. Certains ne rejoignent pas celle-ci, comme les Etats baltes qui vont au contraire adhérer à l’Union Européenne et à l’OTAN. L’Ukraine reste d’abord proche de la Russie, puis s’en éloigne, une première fois avec l’élection de Viktor Iouchtchenko à la suite de la “révolution orange”, puis une seconde fois, lorsque le mouvement “Euromaïdan” renverse le président pro-russe Viktor Ianoukovytch. Pour la première fois depuis le XVIIe siécle, la Russie se voit privée d’une partie de l’Empire conquis par les Tsars et consolidé voire agrandi par le régime soviétique. Le Président Bush (père) avait assuré Gorbatchev que l’Otan ne s’étendrait pas jusqu’à la frontière russe. Cette promesse verbale n’a pas été tenue et est même niée. Empêtrée dans une transition difficile et mal gérée par Eltsine, la Russie s’est soumise. Poutine arrive au pouvoir au début du nouveau millénaire, et avec lui les perspectives changent. C’est un patriote qui n’accepte pas que la Russie ait perdu la “grandeur” comme aurait dit de Gaulle. Et comme ce dernier, il regarde son pays à travers son histoire. Trois faits déterminent sa vision du présent : d’abord, la Russie a joué un rôle considérable et chèrement payé en vies humaines dans la victoire sur le nazisme, et on lui arrache non seulement les acquis de cette victoire, mais même ce que les nazis lui avaient déjà volé en 1941-1944. La présence dans les pays baltes comme en Ukraine de collaborateurs zélés du nazisme à l’époque, et la nostalgie qui apparaît chez certains extrémistes ukrainiens aujourd’hui, renforcent ce sentiment d’injustice. En second lieu, si les Baltes ont une identité propre qui s’est maintenue pendant la domination russe, les Ukrainiens sont de proches parents des Russes, leurs ancêtres avec la Rus’ de Kiev, leurs frères par la culture et la religion. Enfin, l’Ukraine est un pays vaste et peuplé qui manque terriblement à la puissance russe et qu’il est insupportable de voir passer à “l’ennemi”. Pour les nationalistes ukrainiens, très puissants en Galicie qui n’a été russe que tardivement après la seconde guerre mondiale, après avoir été polonaise puis austro-hongroise, où l’église catholique est bien implantée, l’histoire est celle des occupations et des répressions russes, celle de l’Holodomor, ce génocide par la famine commis par Staline sur les paysans du “grenier à blé” de la Russie. C’est aussi Tchernobyl, ce désastre en Ukraine dû à l’incurie soviétique.
Il appartenait à la France et aux Européens de dissiper ces nuages de l’histoire afin de trouver un compromis : une Ukraine indépendante, fédérale, neutre, et servant de lien entre la Russie et l’Europe aux intérêts complémentaires avec l’énergie à l’est et le besoin d’énergie à l’ouest. Mais un intrus, depuis 30 ans, a systématiquement soufflé sur les braises cachant son impérialisme sous les couleurs de la démocratie et des droits de l’homme. Il s’agit des Etats-Unis devenus les fauteurs de guerre de la planète.
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