En ces temps de campagne présidentielle, une équipe de Sciences Po Paris et de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) apporte une pièce originale au débat concernant l’information des Français en proposant de mesurer l’inclination politique des médias audiovisuels et d’en identifier les causes. D’éventuels biais seraient-ils propres à une chaîne ? Ou encore aux propres choix des journalistes ?
« Nous ne sommes pas les premiers à nous intéresser aux biais politiques dans les médias mais souvent cela est fait par l’analyse du contenu à l’aide d’algorithmes, assez bons pour des pays politiquement bipolarisés comme les Etats-Unis mais moins adaptés à des pays plus divers politiquement comme la France », indique Nicolas Hervé, de l’INA. « D’où notre choix de le faire en recensant les temps de parole et la couleur politique des invités dans diverses émissions télévisées »,précise Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences Po (également présidente de la Société des lecteurs du Monde).
L’équipe, complétée de Camille Urvoy (université de Mannheim) et Moritz Hengel (doctorant à Sciences Po), a donc puisé dans les archives de l’INA pour collecter les noms de plus de 309 000 invités distincts dans plus de 6 millions d’émissions de toute nature diffusées par 14 chaînes de télé et 8 radios entre 2002 et 2020. Plus de 67 000 hôtes invitants ont également été recensés, dont 25 000 journalistes environ (les animateurs d’émissions pouvant être également sportifs, artistes…). Ce corpus audiovisuel a été choisi parce que les chaînes sont soumises à des règles d’équilibre en matière de temps de parole, contrairement par exemple à la presse écrite.
Les hommes et femmes politiques ont ensuite été rangés dans une des six catégories politiques traditionnellement utilisées par les spécialistes (extrême gauche, gauche, Verts, libéraux ou « centristes », droite, extrême droite). En outre, l’équipe a attribué une étiquette politique aux invités dits « engagés », qui échappent aux comptages des régulateurs, comme ceux du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, devenu l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique en janvier dernier) : 21 300 invités ont ainsi été classés politiquement en fonction de leur soutien à des politiciens par des textes, des participations à des universités d’été ou à des cercles de réflexion.
Au bilan, les enseignements sont nombreux au fil des 53 pages, et autant en annexes, du preprint mis en ligne le 16 février. D’abord, les politiques représentent environ 25 % de tous les invités de ces émissions et les personnes « engagées », 2,6 %.
Ensuite, globalement, il existe des déséquilibres nets concernant les temps de parole. L’extrême gauche, la droite radicale et les Verts sont sous-représentés par rapport aux autres catégories, avec moins de 10 % des temps de parole pour chacun sur l’ensemble de la période. MAIS LE DÉSÉQUILIBRE EST TRÈS ACCENTUÉ SI L’ON TIENT COMPTE DE LEUR POPULARITÉ MESURÉE DANS LES SONDAGES (démontrant l’ostracisme volontaire mis en oeuvre en la matière). La gauche et la droite dites « de gouvernement » – auxquelles s’ajoute La République en marche (LRM), classé parmi les centristes, sur la dernière période – ne bénéficient pas des mêmes temps de parole, les uns supplantant les autres au gré des alternances des quinquennats, y compris en prenant en compte la règle du temps de parole « obligatoire » dévolu au gouvernement (un tiers du total). Le principe de la girouette qui ne tourne pas… à la différence du vent.
Autre conclusion, tous les médias n’ont pas la même orientation et sont soumis à des biais en faveur de l’un ou l’autre camp, comme le montre une comparaison des parts d’invités de chaque étiquette, avec celles de France 2, utilisées comme référence. Ainsi, LCP-Public Sénat a environ 12 points de pourcentage de plus d’invités de droite comme de gauche que France 2. France Inter (dont nous dénonçons régulièrement la partialité et l’hostilité à l’égard de la droite patriote) * « aime » autant la gauche que France 2, mais moins la droite (9 points de pourcentage en moins). Arte est la chaîne qui a le plus grand pourcentage d’invités classés extrême gauche ou Verts (presque 5 points de plus que France 2).
C’est sur les radios (France Culture, RTL, Radio Classique), en plus d’Arte, que l’orientation est la plus marquée pour l’extrême gauche. Mais Radio Classique, RMC et BFM-Radio (devenue BFM Business en 2010 et très liée à l’homme d’affaire Patrick Drahi **) ont une préférence plus prononcée pour LRM que les autres médias audiovisuels sur la période récente. Les chaînes d’info en continu se distinguent avec BFM-TV, plutôt plus que les autres pour la gauche et la droite, LCI pour LRM, et CNews (anciennement i-Télé) pour la droite radicale (5 points de plus que France 2).
« Montrer l’effet d’un changement de direction sur la ligne éditoriale d’un média est très difficile à faire. Le résultat auquel parviennent les auteurs est assez impressionnant », témoigne Sylvain Parasie, sociologue, professeur au médialab de Sciences Po, qui n’a pas participé à l’étude. Le constat d’une orientation vers la droite radicale de CNews et d’une autre chaîne du groupe Bolloré, C8, rejoint celui, moins global, de l’historienne Claire Sécail, qui a étudié les interventions sur le talk-show « Touche pas à mon poste ! » entre septembre et décembre 2021.
Un dernier résultat ouvre d’autres perspectives. Les chercheurs ont voulu savoir ce qui déterminait le plus la couleur politique des invités d’une émission : la chaîne, le journaliste ou animateur, le moment de la diffusion ou le propriétaire ? Tous ces facteurs comptent mais « les effets “journalistes” sont plus “explicatifs” que les effets “chaînes”, par exemple », indique Camille Urvoy. Mettant ainsi en évidence le gauchisme global des écoles de journalisme en France, une situation qu’il faudra évidemment reprendre en main lorsque nos amis seront au pouvoir…
Un graphique montre ainsi qu’il existe des journalistes et animateurs qui – une fois prises en compte les caractéristiques des médias pour lesquels ils travaillent, par exemple les préférences de l’actionnaire ou des téléspectateurs – reçoivent nettement plus d’invités de gauche que de droite, ou l’inverse.
L’équipe a l’intention de poursuivre son travail pour en corriger certaines limites, en estimant mieux les temps de parole (obtenu pour l’instant en divisant la durée de l’émission par le nombre d’invités) et en analysant le contenu des interventions pour mieux apprécier les thèmes discutés et leur coloration politique éventuelle. « Ce travail montre aussi les faiblesses de la régulation de ces chaînes, notamment parce qu’elle ne fait pas un suivi systématique aussi fin des invités et ne comptabilise pas comme “politique” les invités non membres d’un parti », souligne Sylvain Parasie. « Globalement, la prise en compte de ces personnalités engagées ne change pas nos principales conclusions, mais elle amplifie certains effets, notamment pour les chaînes d’information en continu »,indique Julia Cagé.
Passe encore que les médias privés témoignent de la sensibilité politique de leur propriétaire, le contribuable ne les rétribue pas et reste libre de les écouter ou de les regarder. Mais lorsque les manipulations de l’opinion résultent des médias d’Etat, entièrement subventionnés par les deniers publics, c’est intolérable.
Le 2 mars 2022.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.
(*) Lire à ce sujet : https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2022/02/25/verrouillage-de-france-inter-au-profit-demmanuel-macron/ mais aussi https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2022/02/17/quand-la-gauche-americaine-et-les-bobos-parisiens-volent-au-secours-de-marine-le-pen-pour-faire-elire-emmanuel-macron/
(**) Ne manquez pas non plus cela : https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2020/06/09/les-tres-bonnes-affaires-immobilieres-de-patrick-drahi-lami-demmanuel-macron/