Il y a une grande part de vérité dans le discours des pessimistes qui enchérissent de la sorte sur Hobbes et sur les siens. Je voudrais qu'on se résignât à admettre comme certain tout ce qu'ils disent et qu'on ne craignît point d'enseigner qu'en effet l'homme pour l'homme est plus qu'un loup ; mais à la condition de corriger l'aphorisme en y ajoutant cet aphorisme nouveau, et de vérité tout aussi rigoureuse, que pour l'homme, l'homme est un dieu.
Oui, l'industrie explique la concurrence et la rivalité féroces développées entre les hommes. Mais l'industrie explique également leurs concordances et leurs amitiés. Lorsque Robinson découvrit, pour la première fois, la trace d'un pied nu, imprimée sur le sable, il eut un sentiment d'effroi, en se disant selon la manière de Hobbes : « Voilà celui qui mangera tout mon bien, et qui me mangera… » Quand il eut découvert le faible Vendredi, pauvre sauvage inoffensif, il se dit : « Voilà mon collaborateur, mon client et mon protégé. Je n'ai rien à craindre de lui. Il peut tout attendre de moi. Je l'utiliserai.… »
Et Vendredi devient utile à Robinson, qui le plie aux emplois et aux travaux les plus variés. En peu de temps, le nouvel habitant de l'île rend des services infiniment supérieurs à tous les frais matériels de son entretien. La richesse de l'ancien solitaire se multiplie par la coopération, et lui-même est sauvé des deux suggestions du désert, la frénésie mystique ou l'abrutissement. L'un par l'autre, ils s'élèvent donc et, si l'on peut ainsi dire, se civilisent.
Le cas de Robinson est trop particulier, trop privilégié, pour qu'on en fasse jamais le point de départ d'une théorie de la société. La grande faute des systèmes parus au dix-huitième siècle a été de raisonner sur des cas pareils. Nous savons que, pour nous rendre compte du mécanisme social, il le faut observer dans son élément primitif et qui a toujours été la famille. Mais c'est l'industrie, la nécessité de l'industrie qui a fixé la famille et qui l'a rendue permanente. En recevant les fils et les filles que lui donnait sa femme, l'homme sentait jouer en lui les mêmes instincts observés tout à l'heure dans le cœur de Robinson: « Voilà des collaborateurs, des clients et des protégés. Je n'ai rien à craindre d'eux. Ils peuvent tout attendre de moi. Et le bienfait me fera du bien à moi-même. » Au fur et à mesure que croissait sa famille, le père observait que sa puissance augmentait aussi, et sa force, et tous ses moyens de transformer autour de lui la riche, sauvage et redoutable Nature ou de défendre ses produits contre d'autres hommes.
Observez, je vous prie, que c'est entre des êtres de condition inégale que paraît toujours se constituer la société primitive. Rousseau croyait que cette inégalité résultait des civilisations. C'est tout le contraire ! La société, la civilisation est née de l'inégalité. Aucune civilisation, aucune société ne serait sortie d'êtres égaux entre eux. Des égaux véritables placés dans des conditions égales ou même simplement analogues se seraient presque fatalement entre-tués. Mais qu'un homme donne la vie, ou la sécurité, ou la santé à un autre homme, voilà des relations sociales possibles, le premier utilisant et, pourquoi ne pas dire « exploitant » un capital qu'il a créé, sauvé ou reconstitué, le second entraîné par l'intérêt bien entendu, par l'amour filial, par la reconnaissance à trouver cette exploitation agréable, ou utile, ou tolérable.
L'instinct de protection ou instinct paternel causa d'autres effets. Le chef de famille n'eut pas seulement des enfants engendrés de sa vie. Des fugitifs, des suppliants accoururent à lui, qui, dans un état de faiblesse, de dénuement, et d'impuissance, venaient offrir leurs bras ou même leur personne entière en échange d'une protection sans laquelle ils étaient condamnés à mort. Par des adoptions de ce genre, la famille devait s'accroître. La guerre, qu'il fallut toujours mener à un moment quelconque contre des familles rivales, la guerre apporta un nouvel ordre d'accroissement. Il a toujours été exceptionnel, dans l'histoire du monde, que le groupe victorieux massacrât pour le manger, ou même pour satisfaire sa vengeance, le groupe vaincu. Les femmes de tout âge sont presque toujours réservées, les plus jeunes pour le rôle d'épouses ou de concubines, les plus âgées pour les offices domestiques sur lesquels, de tous temps, on les apprécia. Si le massacre, même celui des guerriers, est chose rare, la réduction à l'esclavage est au contraire un fait si général que Bossuet n'a pu le considérer sans respect. Quand l'on y songe, aucun fait ne peut mieux marquer le prix immense que tout homme attache à la vie et à la fonction d'un autre homme.
— Tu m'étais un loup tout à l'heure, mais aussitôt que j'ai vaincu le loup, je le tue, car il ne peut que me porter de nouveaux préjudices. Or, toi qui es un homme et que j'ai couché et blessé sur le sol, tu m'es comme un dieu maintenant. Que me ferait ta mort ? Ta vie peut au contraire me devenir une nouvelle source de biens. Lève-toi, je te panserai. Guéris-toi, et je t'emploierai.
Moyennant quelques précautions indispensables prises contre ta force et contre les souvenirs de ta liberté, je te traiterai bien pour que tu travailles pour moi. Proche de mon foyer, participant à ma sûreté, à ma nourriture et à toutes mes autres puissances, tu vivras longtemps ; ton travail, entends-tu, ton inestimable travail entre dans ma propriété. Mais je suis bien obligé de te garantir, outre l'existence, la subsistance et tous les genres de bonheur qui seront compatibles avec le mien.
Ainsi le visage de l'esclave était ami au maître. Et, peu à peu, lorsque l'habitude s'en fut mêlée, quand l'oubli eut opéré son œuvre, quand les bons traitements quotidiens eurent fait oublier telle cruauté primitive, le visage du maître devint ami à l'esclave. Il signifia la tutelle et le gouvernement. Après quelques générations, des relations d'un genre nouveau s'établissaient ; en vertu de la réciprocité des services l'esclave se tenait pour un membre secondaire, mais nécessaire de la famille.
À suivre