En ce début de troisième millénaire, l’une des rares questions à portée philosophique et civilisationnelle soulevées dans le cadre du traité constitutionnel de l’Union européenne était celle des « racines » de l’Europe. Celle-ci aura engendré une lutte entre le monde catholique, appelé par le pape Jean-Paul II lui-même à affirmer ses « racines judéo-chrétiennes », et le monde « laïc », qui obtiendra que le préambule de la Constitution ne se limite à évoquer « tous les héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que sont les droits inviolables et inaliénables de la personne, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité et de l’état de droit ».
La stratégie de l’Église catholique consistant à ne pas se limiter à l’évocation de racines «chrétiennes », mais « judéo-chrétiennes »[1], ceci afin d’obtenir l’appui de la communauté juive européenne et permettant d’obtenir en retour la mention d’une dimension biblique de l’Europe, s’avérera être un échec. La chose est d’autant plus tragique que tentait de s’imposer simultanément dans la sphère publique l’idée d’un apport fondamental de la culture arabo-islamique à notre civilisation.
Cependant, le choix réalisé ne fait que refléter la nature de l’Europe telle qu’elle a été construite : un objet idéologiquement, politiquement, socialement et économiquement fondé sur des bases exclusivement modernes. L’Union européenne est un projet issu des Lumières, rationaliste, démocrate et libéral; le tout avec la prétention d’incarner ce qui a été conçu de plus élevé dans l’histoire de l’humanité.
Celui qui rejette la construction européenne actuelle, et qui critique également le cheminement historique qui a conduit à notre époque dite « sécularisée », ne doit pas renoncer à la vision d’une Europe « véritable », fruit d’une civilisation plurimillénaire. Il ne peut donc laisser sans réponse la question des « racines », de l’« identité », de la « spiritualité », autant de mots tombés en disgrâce auprès de l’eurocratie et de ses relais tant politiques que médiatiques. Toutefois, en faisant siens ces « mots interdits », il demeure un antagonisme entre ceux qui se réfèrent à des racines préchrétiennes – le christianisme étant objectivement né en dehors de l’Europe et ayant altéré dans une large mesure les dispositions spirituelles originelles des peuples du continent – et ceux qui, à l’instar de Novalis, identifient l’Europe au christianisme.
Un positionnement équilibré, ayant à cœur le destin de tous les peuples européens, ne peut que combiner ces racines préchrétiennes et chrétiennes. Cela n’est sans doute pas un hasard si Dominique Venner, bien que non chrétien, dévoila son ultime et dramatique message à l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame plutôt que parmi les pierres de Carnac ou à l’intérieur des arènes d’Arles.
L’histoire de l’Europe est claire. La Grèce et Rome ne sont pas l’Europe, mais seulement une partie, pourtant indispensable, de l’Europe. L’Empire romain lui-même ne coïncidera jamais avec la totalité de l’Europe – même de la seule Europe occidentale –, alors qu’il s’étendra sur des parties non négligeables de l’Afrique et de l’Asie. L’Europe est davantage une créature du Moyen Âge, et ce dernier, ainsi que nous l’avons tous lu dans tous les livres d’histoire, est une synthèse du christianisme, de l’héritage romain et grec, de la culture germanique et, à l’est, du monde slave. Bien entendu, l’Europe médiévale ne sera jamais politiquement unie non plus, mais elle sera intégralement chrétienne, même avec la division entre les Églises latine et gréco-slave. Elle fut également totalement soumise à l’influence culturelle du monde gréco-latin.
Politiquement, l’Occident et l’Orient vivront dans le mythe de Rome comme ils tenteront de maintenir ou de reconstruire l’Empire. Occident et Orient auront, dans une large mesure, des structures politiques et socio-économiques similaires, principalement féodales, des institutions aux affiliations supranationales telles que les ordres monastiques et chevaleresques, ou encore les centres universitaires.
En retour, le christianisme sera totalement remodelé par le substrat culturel et religieux d’origine méditerranéenne, celtique, germanique, et slave. Un historien tel que Luciano Canfora, en forçant peut-être le trait, va jusqu’à dire que le christianisme finira par devenir une transformation du polythéisme antique, aboutissant à une religion assez étrange, quelque peu éloignée des purs monothéismes que sont le judaïsme et l’islam. Il n’y a donc pas d’autre Europe. Ce qui la précède n’est pas encore l’Europe, car César (si fondamental pour l’histoire de l’Europe qu’il a même donné son nom au Kaiser et au tsar) n’est pas l’Europe, pas plus que Vercingétorix, bien sûr.
On peut tenter de trouver un symbole représentatif de cette Europe ainsi que de ses « véritables » racines. Il s’agit d’un objet que je ne retrouve que dans des ouvrages d’histoire de l’art et que je ne vois jamais analysé dans les manuels d’histoire, voire dans les émissions de vulgarisation historique. C’est pourtant un témoignage extraordinaire et éloquent pouvant nous renseigner sur ces racines de cette Europe dont nous ne savons plus si nous devons bénir ou maudire le nom.
L’Europe des « racines » est contenue dans un coffret disloqué, répandu entre Londres et Florence. Il s’agit du coffret de Franks (également connu sous le nom de coffret d’Auzon) : une cassette datant du début du VIIIe siècle, provenant apparemment de Northumbrie, qui était alors l’un des sept royaumes anglo-saxons, source d’une une richesse artistique remarquable, et marqué par les influences latines et germaniques. D’après certains chercheurs, cet objet a été conçu et utilisé – fut-ce pour contenir les Psaumes ? pour garder un artefact sacré ? – dans un contexte monastique. Pour d’autres – telle la savante italienne Nicoletta Francovich Onesti – il le fut dans un contexte aristocratique et profane (peut-être était-ce une boîte à bijoux ?).
Le coffret est arrivé en France à une époque indéterminée, à la suite d’événements qu’il est impossible de reconstituer. Peut-être est-il arrivé à la suite de raids normands. Au XIXe siècle, il fut retrouvé en Haute-Loire, à Auzon – d’où le nom qui lui est parfois attribué –, et servait alors de boîte de couture pour une famille locale ordinaire, qui a ensuite vendu les charnières et autres pièces en argent servant à la maintenir ensemble, réduisant la boîte à des panneaux séparés les uns des autres. Ceux-ci furent achetés à Paris en 1857 par sir Augustus Wollaston Franks (d’où le premier nom du coffret). Ce dernier en fit don en 1867 au British Museum, où ils se trouvent encore aujourd’hui.
Toutefois, le panneau de droite, qui était resté à Auzon, a ensuite été vendu au Museo Nazionale del Bargello de Florence, où il a été identifié comme faisant partie du Franks Casket dès 1890 (le British Museum en possède un moulage, l’original étant conservé au Bargello).
Le coffret est un artefact raffiné en os de baleine, et ses cinq panneaux sont ornés de bas-reliefs complexes avec des inscriptions en runes anglo-saxonnes, mais il comprend également des mots en langue latine ou en alphabet latin sur le panneau arrière.
Panneau frontal du coffret. Photo : John W. Schulze. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)
Cette synthèse linguistique correspond également à une synthèse culturelle, combinant des éléments chrétiens et païens, romains et germaniques. Le panneau frontal dépeint une bipartition germano-chrétienne précise. Sur le côté gauche se trouve une scène de la vengeance du mythique forgeron Wieland (un personnage présent dans l’Edda et dénommé Völundr dans la tradition scandinave, ainsi que dans Beowulf et dans d’autres récits héroïques vieil-anglais).
Wieland, rendu boiteux et mis aux fers[2] par le funeste roi Niðhad – ou Níðuðr –, est représenté à l’extrémité gauche de la forge, sous laquelle repose le cadavre décapité d’un des fils du roi. Wieland y confectionne un calice qu’il tient entre des pinces de sa main gauche, tandis que, de sa main droite, il offre un autre gobelet rempli de bière à Beaodohild – ou Böðvildr –, la fille de Niðhad, à côté de laquelle se tient une autre figure féminine. Dans le mythe, Beaodohild sera violée par Wieland, grâce au breuvage drogué[3].
À la droite de ce même côté gauche, l’histoire de Wieland se poursuit, le montrant en train d’attraper des oiseaux – le mythe raconte qu’il s’échappera de sa captivité grâce à des ailes confectionnées avec leurs plumes. Clairement séparé par un élément décoratif vertical, le côté droit change complètement de registre, montrant l’adoration des Mages qui, guidés par l’étoile, s’approche de Marie sur le trône avec l’Enfant. Curieusement, les Mages sont précédés d’une oie que certains chercheurs identifient au Saint-Esprit, ce qui est certainement correct. Il ne faut toutefois pas oublier que le fond celtique et germanique voit en l’oie « un oiseau divin et annonciateur des dieux du ciel » (Franco Cardini).
Le panneau de gauche nous emmène à Rome. Il dépeint Romulus et Rémus allaités par la louve, curieusement couchée de sorte que les jumeaux se tiennent debout. Toutefois, ils sont surmontés d’une seconde louve. Est-ce un transfert de la gémellité vers le même animal sacré ? Cela est plausible, puisque des deux côtés de la scène se tiennent des couples de guerriers agenouillés et armés de lances regardant vers le centre du panneau, soulignant peut-être le symbolisme de la dualité.
Alors que le panneau frontal est encadré d’une inscription runique proposant une énigme sur les fanons de la baleine qui servent de matériau au coffret[4], le panneau « romain » offre une inscription runique appropriée à la scène dépeinte : « Romulus et Rémus, [les] deux frères : une louve les a nourris à Rome, loin de [ce] pays [ou : loin de leur pays][5]. » Le panneau arrière est encore « romain » et s’avère être le plus clair de tous. Premièrement, du fait de son contenu résolument historique et non légendaire, représentant le siège de Jérusalem par Titus en l’an 70 de notre ère.
C’est l’inscription elle-même, mélangeant le vieil anglais et le latin, qui élucide la scène : « Ici, Titus et les Juifs combattent / Ici, les habitants fuient Jérusalem. » Au centre de la scène se trouve ce que les spécialistes considèrent comme étant probablement le temple de Jérusalem. Les Romains (en haut à gauche) l’attaquent avec à leur tête Titus brandissant un glaive ; les Juifs (en haut à droite) s’enfuient ; un juge assis (en bas à gauche), prononce son verdict sur le sort des Juifs avec le mot runique Dom (jugement), puis (en bas à droite) un esclave ou un otage est emmené par des soldats, comme le souligne le mot Gisl (otage).
Le couvercle du coffret ne nous est malheureusement pas parvenu intact. Son bas-relief représente un archer (à droite) défendant seul une forteresse, à l’intérieur de laquelle une femme assise est abritée. Les ennemis attaquent par la gauche. Les plus éloignés ont des proportions gigantesques, à tel point que le commentateur le plus audacieux, Alfred Becker, y voit une illustration du conflit cosmologique entre les Ases et les Vanes. Mais la thèse dominante voit dans l’archer le frère de Wieland/Völundr, Egill, et dans la femme assise son épouse Ölrún. En effet, le mot ÆGILI figure sur le couvercle – certains chercheurs ont même soutenu qu’il devait faire référence à Achille et que la scène devait donc remonter à l’histoire de la chute de Troie. Il existe également d’autres interprétations grécisantes, mais elles sont encore moins certaines. Comme il s’agit du couvercle, on a également pensé que son illustration avait un caractère apotropaïque, comme si l’archer protégeait le coffret des profanateurs, des personnes autres que son propriétaire légitime.
Couvercle du coffret. Photo : FinnWikiNo. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)
Le panneau de droite est celui du Bargello. Et il est le plus mystérieux. À gauche, un animal anthropomorphisé, non identifiable, est assis sur un cippe tandis qu’un guerrier casqué, tenant lance et bouclier rond, lui fait face. Au centre, un cheval se tient devant une figure difficile à identifier, peut-être une valkyrie avec une coupe à la main, tandis qu’un tumulus est placé entre les deux. Tout à la droite se trouvent trois figures humaines encapuchonnées : celle du centre semble tenue fermement par les deux autres. L’inscription runique qui se réfère à la scène présente des problèmes d’interprétation, de sorte que l’on ne peut rien dire d’absolument certain, ni sur les images, ni sur le sens exact des mots qui les accompagnent mais qui renvoient à un contexte de mort et de malheur, ni d’y voir, ainsi que le suggère Francovich Onesti, une tentative de détourner d’un destin funeste le propriétaire du coffret.
Côté droit du coffret. Photo : FinnWikiNo. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)
Certains chercheurs pensent que la scène fait référence au mythe de Sigurðr (Siegfried) et que le cheval au centre est Grani, le destrier du héros, penché sur sa tombe ; d’autres y voient la mort de Baldr (les trois personnages encapuchonnés seraient alors ici les Nornes) ; d’autres encore, dont l’Italienne Rita Caprine, y voient les fondateurs mythiques de l’Angleterre anglo-saxonne que sont Hengest et Horsa, dont les noms signifient tous deux « cheval ». Horsa meurt au combat, ce qui expliquerait la présence du cheval près du tertre. Hengest, que Bède le Vénérable nous présente comme un descendant d’Óðinn (Odin), deviendra roi.
D’autres y voient plutôt des éléments bibliques – le sort de Nabuchodonosor dans le Livre de Daniel – ou tirés des Évangiles apocryphes – le châtiment de Satan selon l’Évangile de Nicodème, dont la traduction est vieil-anglaise –, mais ces interprétations ne semblent pas très crédibles.
Comme je l’ai déjà évoqué, le Franks Casket est également un artefact remarquable d’un point de vue linguistique et alphabétique. De nos jours, nous avons de plus en plus tendance à le considérer comme ayant une structure cohérente, tant dans l’ordre des scènes que dans celui des mots, et comme ayant une valeur ludique et énigmatique pour certains. Pour d’autres – Becker surtout – le coffret aurait un caractère résolument magique et symbolique. Chacune des inscriptions met particulièrement en valeur, par le procédé phonosymbolique de l’allitération, une rune spécifique, en étroite relation avec la signification des scènes des panneaux correspondants. Ainsi, par exemple, ce qui pour certains est une incongruité, ou une opposition idéologique : la coprésence de la scène pagano-germanique et de la scène évangélique sur le panneau frontal serait soutenue dans les vers allitératifs par les sons F et G, ou dans les runes FEOH (« richesse », « trésors ») et GYFU (« don », « générosité »), suggérant comme dans un rébus la finalité même du coffret : SINC-GYFU, « don de trésors ». Dans le panneau « romuléen », en revanche, le son R de la rune RÁD (« chevauchée ») est dominant et fait référence aux vicissitudes des jumeaux. Le son T de la rune TÍR ou TÍW en anglo-saxon (« honneur ») qui est celui du dieu de la victoire, est fortement présent dans le panneau relatif à Titus, dont la force victorieuse se reporte sur le possesseur célébré par le coffret qui, pour Becker, est une figure guerrière dans un contexte encore fortement païen.
L’aspect numérologique n’est pas absent non plus puisqu’y est présente l’intention d’atteindre (au moins sur trois des panneaux, ainsi qu’à travers des procédés linguistiques et orthographiques inhabituels) pour chaque inscription le nombre de 72 graphèmes. Ce nombre a un caractère magique et sacré dans les sphères païennes et judéo-chrétiennes, étant également l’équivalent de trois fois le nombre 24, qui correspond au nombre original de l’ancien fuþark.
Quel que soit son mystérieux destinataire (peut-être un couple marié) et quel que soit l’objet précieux que le coffret en os de baleine était censé contenir, nous pourrions – et devrions – peut-être le lire aujourd’hui comme un message destiné à nous tous, Européens, afin que nous soyons en phase avec les « matériaux » sur lesquels notre identité a été construite. Car déjà à l’époque, à l’aube de l’Europe médiévale, le problème des racines se posait, et Romulus et Remus, Sigurðr et l’Enfant Jésus ont pu délimiter les contours de ce « foyer commun » à construire, combinant le caractère numineux du sacré avec la force et la créativité du guerrier dans la fabrication d’offrandes, de biens et de richesses.
Sandro Consolato
Traduit de l’italien par Armand Berger (Promotion Dante)
Source : ilprimatonazionale.it
Notes
[1] (NdT) Sur ce point, lire l’article éclairant d’Henri Levavasseur.
[2] Le poème vieil-anglais Deor s’ouvre sur les tristes conditions d’existence du mythique forgeron (notre traduction) : « Wieland au milieu des serpents connut le malheur, / Le vaillant guerrier, affligé par le tourment. / Il avait pour tout compagnon le chagrin et le désir / L’infortune par le froid hivernal, le malheur souvent éprouvait, / Après que Nidhad l’eut placé dans les entraves / Les souples ligatures des tendons d’un homme qui valait mieux. »
[3] (NdT) Ainsi que Deor le souligne aux vers 9-13 (notre traduction) : « Beaodohild ne fut pas pour la mort de ses frères / Au cœur si blessée comme pour son propre cas / Lorsque clairement elle eut compris / Qu’elle était enceinte ; jamais elle ne put / Hardiment penser à ce qui devrait en advenir. »
[4] (NdT) Dans son maître ouvrage consacré à cette discipline scientifique qu’est la runologie, Lucien Musset propose cette traduction : « Os de baleine. Le poisson rejeta le flot sur la côte rocheuse, le roi de la vie [= la baleine] fut triste quand il nagea sur la grève. » Introduction à la runologie, Paris, Aubier-Montaigne (« Bibliothèque de philologie germanique », XX), 1965, p. 374.
[5] (NdT) Nous empruntons ici la traduction de Lucien Musset, ibid., p. 373.
Source de la photo en tête d’article : snl.no, The British Museum. Licence : CC BY NC SA 4.0