Traduction par nos soins, avec l’autorisation de L’Observateur militaire indépendant
Article d’Alexandre Khramtchikhine, expert militaire indépendant.
Tirer des conclusions militaires des opérations en cours en Ukraine ne semble pas encore possible. Et nullement parce que ce serait « mal venu ». Mais parce que nous en savons trop peu, et que cela changera encore beaucoup.
On peut cependant en tirer dès à présent des conclusions politiques intermédiaires.
Manifestement, au début de l’opération spéciale, Moscou comptait que le situation en Ukraine aux mois de février-mars 2022 serait la même qu’en Crimée huit ans plus tôt.
D’autre part, il est possible que les dirigeants russes se soient sérieusement attendus à ce que les forces armées ukrainiennes n’offrent aucune résistance effective, mais renversent le pouvoir ukrainien et aident à l’installation d’un régime pro-russe à Kiev. Il n’est pas exclu que Moscou ait également espérer un effondrement psychologique des forces armées d’Ukraine et de la population dans son ensemble.
Comme la Russie, l’Occident avait sous-estimé le potentiel des forces armées d’Ukraine. On considérait l’armée ukrainienne comme extrêmement faible et archaïque, susceptible de résister aux forces armées russes quelques jours — quelques semaines au maximum.
C’est pour cela qu’au début 2022 ont commencé des fournitures massives d’armes individuelles venues de l’Occident — armes à feu, roquettes antitanks et antiaériennes. Ce qui était conçu au premier chef pour la conduite non d’une guerre classique, mais d’une guerre de partisans. Celle-ci, comptait l’Occident, retournerait la population ukrainienne et les vestiges de l’armée d’Ukraine bousculés dans les territoires occupés par les troupes russes.
De plus, manifestement, l’Occident ne se proposait de prendre contre la Russie que les sanctions de la première et de la deuxième vague. Clairement, on comptait en Occident que ces sanctions jointes à la nécessité pour Moscou de tenir les territoires occupés contre toute, ou presque toute l’Ukraine, où se menait d’autre part une guerre de partisans suffirait à fracasser l’économie russe et provoquer des protestations de masse de la population de Fédération Russe. Ces protestations obligeraient le Kremlin à retirer ses forces d’Ukraine, au minimum. L’objectif maximum était le renversement du pouvoir en place en Russie.
La réalité a bouleversé les plans dans chaque camp. Les forces armées ukrainiennes ont offert une vive résistance, infligeant des pertes importantes en hommes et en matériel aux Russes. Qui plus est, un mois seulement après le déclenchement des opérations militaires les forces armées de Fédération Russe ont abandonné les premiers territoires occupés dans les régions de Tchernigovski, Soumska, Kiev, et en partie de Kharkov, pour se concentrer sur la libération du Donbass. Il ne se produisit aucun effondrement psychologique en Ukraine, ni aucun coup d’État.
D’un autre côté, l’économie russe se révéla bien plus coriace qu’on ne s’y attendait en Occident. Par ailleurs, les forces armées de la Fédération Russe occupèrent une portion beaucoup plus petite du territoire d’Ukraine, ce qui fit automatiquement porter un fardeau bien moindre à l’économie russe. Par ailleurs, dans les territoires occupés des régions de Donetsk, Lougansk, Zaporogue, Kharkov et Kherson, on ne notait aucun signe de guerre de partisans. Seules d’épisodiques actions de groupes de diversion ont lieu, volontairement laissés à l’arrière de l’armée russe. Mais ces actions n’ont pas un effet comparable à celui d’une guerre de partisans massive.
Comme les opérations militaires traînaient clairement en longueur, mais que l’économie russe ne s’effondrait pas et qu’aucune protestation intérieure ne se produisait, l’Occident s’est vu obligé de lancer de nouvelles vagues de sanctions. Chacune d’elle créait des problèmes plus importants pour l’Occident lui-même, provoquant une déstabilisation de plus en plus sérieuse de l’économie mondiale dans son ensemble.
En conclusion l’Occident prit la décision collective d’arracher la victoire de l’Ukraine avec au minimum un retour à la situation prévalant le 23 février 2022, et au mieux le retour sous le contrôle de Kiev de tout l Donbass et peut-être même de la Crimée. C’est ainsi que débutèrent les livraisons d’armement lourd à l’Ukraine — au début les armes soviétiques restantes des anciens pays du Pacte de Varsovie, et ensuite les stocks occidentaux de l’armée de « l’ancien » OTAN et d’autres pays de l’Ouest.
Comme l’Occident, l’Ukraine se mit à exiger une capitulation sans condition de Moscou, refusant tout compromis politique.
Il y a une phrase célèbre prononcée par un politicien occidental (probablement par le fin connaisseur de la Russie Otto Von Bismarck) : « La Russie n’est jamais aussi forte qu’elle en a l’air, ni aussi faible que nous le souhaiterions ».
L’Occident s’est heurté aujourd’hui à la confirmation des deux parties de cette phrase.
La réorientation de l’Occident vers l’obtention d’une victoire de l’Ukraine relevait de la pure improvisation sans aucun plan compréhensible. D’autre part, il s’est rapidement révélé que la possibilité de livrer de l’armement lourd à l’Ukraine était limitée par le manque de ces matériels au sein même des armées occidentales.
L’envoi en Ukraine d’une partie très limitée de matériel, de plus de type très variés, n’a fait que compliquer extraordinairement les problèmes d’apprentissage et d’entretien pour le camp ukrainien. Mais cela ne pouvait provoquer un bouleversement de fond du cours des opérations militaires, précisément en raison de la petite quantité de matériel.
Qui plus est le matériel fourni ne détient aucune supériorité fondamentale même sur la matériel soviétique utilisé tant par l’armée russe que par l’armée ukrainienne. Et moins encore sur le matériel russe contemporain.
A son tour, on a pris conscience à Moscou qu’on ne parviendrait pas à obtenir une victoire rapide en Ukraine et on considérait au Kremlin qu’une mobilisation même partielle n’était pas souhaitable en raison de considérations politiques. D’autre part, une majorité écrasante des citoyens de Fédération Russe exige de leurs dirigeants une victoire militaire décisive. Qui plus est, la position politique sans compromis possible de l’Occident et de l’Ukraine ne laisse pas le choix au camp russe et mine la position du « parti de la paix » à Moscou.
Par conséquent, les forces armées de Fédération Russe sont passés à un lent « grignotage » de la défense ukrainienne au Donbass et au fractionnement des forces armées d’Ukraine dans le sud du pays, où dès le début des opérations, les troupes ont remporté des succès importants. Une tactique semblable impose aux opérations de se prolonger mais fournit au camp russe le maximum de chances de succès dans la situation présente.
De plus, le lent accroissement des territoires occupés allège pour Moscou le fardeau de leur intégration politico-économique. La victoire militaire de l’Ukraine sur laquelle a parié l’Occident devient de plus en plus illusoire.
Par ailleurs, les sanctions économiques de l’Occident créent sans conteste des problèmes à la Russie, mais seulement à long terme. Mais ces mêmes sanctions créent une menace très concrète de crise énergétique et alimentaire en Occident et dans le monde dans un délai très proche. La Russie n’est menacé ni par l’une, ni par l’autre.
Pour cette raison, le « parti de la paix » renaît en Occident, appelant à l’obtention d’un compromis avec Moscou. Cependant, ces vues sont pour l’instant loin d’être dominantes, et surgit la question des conditions d’un tel compromis. Ce que propose l’Occident (en particulier l’Italie) reste absolument inacceptable pour Moscou et sans aucun rapport avec les réalités politico-militaires.
D’autre part, Kiev refuse tout compromis. Le moral des combattants des forces armées d’Ukraine et l’acceptation de la prolongation de la guerre par la population du pays dans son entier sont fondés en grande partie sur la propagande, structurée sur l’inévitable et obligatoire victoire de l’Ukraine. On ne considérera même pas un retour à la situation du 23 février 2022.
La déclaration par Kiev d’une possibilité des concessions supplémentaires (en particulier territoriales) peut vraisemblablement provoquer l’effondrement psychologique de l’armée et de la population sur lequel comptait sans doute Moscou au début de l’opération. Par conséquent, un accord sur des concessions équivaudrait pour le régime présent à Kiev à un suicide. Peut-être pas uniquement un suicide politique.
Pour Moscou l’accomplissement de ses exigences de départ ne serait pas non plus synonyme de victoire — en particulier sur le plan du changement de frontière. Le retrait des troupes russes des régions de Zaporogue et de Kherson serait comprise par l’armée et la population russe comme une défaite honteuse — même dans le cas où Kiev renoncerait à la Crimée, au Donbass et à l’entrée dans l’OTAN.
Ainsi, on ne voit pas du tout sur quoi Kiev et Moscou pourraient s’entendre dans les conditions présentes. Il est clair qu’à ce moment précis le conflit ne peut avoir qu’une solution militaire (semblable au conflit du Haut-Karabakh, comme cela fut prouvé il y a deux ans).
Pour l’Ukraine et l’Occident, on considèrerait comme un succès l’arrêt de l’offensive russe dans toutes directions et, sans doute, de les déloger en partie des territoires occupés. Remplir un tel objectif est impossible sans une croissance importante du volume des fournitures de matériel occidental à l’Ukraine, ce qui cause inévitablement de sérieux problèmes dans les capacités défensives des pays occidentaux eux-mêmes.
Si les forces armées russes continuent à « ronger » la défense ukrainienne et fractionner les troupes d’Ukraine, Kiev, Washington, Londres et Bruxelles devront songer sérieusement à chercher un compromis. Et alors la question fondamentale sera celle des conditions d’un tel compromis, susceptibles de contenter Moscou. Ces conditions dépendront des succès militaires des forces armées russes.
Il y a encore un mois les politiciens occidentaux déclaraient que même si Moscou obtenait de Kiev des concessions territoriales, l’Occident ne les accepterait jamais. Aujourd’hui, même le Secrétaire d’État américain déclare que les questions territoriales doivent être réglées par l’Ukraine. En d’autres termes, l’Occident est déjà prêt, manifestement à sacrifier une partie de l’Ukraine non seulement de facto mais de-jure.
Le ministre de la Défense de la Fédération Russe Sergueï Choïgou a annoncé le 5 juillet : « L’opération spéciale continuera jusqu’à l’accomplissement total des tâches qui lui ont été confiées par le commandement-en chef ». Comme le remarquait le ministre : « Les priorités sont aujourd’hui pour nous principalement la vie et la santé de notre personnel, la fin des menaces sur la population civile ».