En décembre 2008, les chefs d’États européens adoptèrent un plan d’action dit « Énergie et Climat » qui se fixait quantité d’objectifs ambitieux où figurait notamment celui d’atteindre 20 % d’énergies renouvelables dans chaque pays à horizon de 2020. En dépit du fait qu’elle disposait déjà à l’époque d’une électricité aussi décarbonée que celle qu’envisage d’atteindre l’Allemagne en 2050, la France n’a depuis eu de cesse d’épouser l’agenda d’une politique contraire à ses intérêts. Soucieuse de « réussir » sa présidence du Conseil, elle accepta de confondre « décarboné » et « renouvelable ». La catastrophe de Fukushima en 2011 fit le reste. L’Allemagne et la plupart des médias se permirent alors de formuler un pari qui se confondait avec une espérance : le nucléaire devait être rangé au rang des antiquités. Peu importe qu’aucun décès du fait des radiations ne fut à déplorer, un itinéraire de substitution était tracé : les énergies renouvelables allaient permettre d’en finir avec tout ce qui fume… La physique et les experts avaient beau mettre en garde sur les risques majeurs que représentait une politique visant à se passer de moyens de production disponibles à la demande, rien n’y faisait, l’avenir devait s’annoncer vert… sans que jamais n’en soient définis les termes.
Le charbon, nouvelle arme antirusse
Aujourd’hui, l’Europe se trouve en état de sous-production électrique et doit un peu partout rouvrir ses centrales au charbon pour compenser ses manques. Et alors qu’on nous promettait un marché européen libéralisé qui ferait baisser les prix, depuis quinze ans les factures des particuliers n’ont cessé de flamber, frappant les foyers les plus vulnérables. En coulisse, les gaziers avaient depuis longtemps pris la mesure de l’équation. Sachant qu’aucune rupture technologique majeure n’aurait lieu sur le stockage et que le vent et le soleil ne suffiraient pas à assurer la demande, ils ont su se rendre incontournables. Après d’intenses négociations, la taxonomie européenne leur a même, depuis le 1er janvier 2021, permis de se parer du doux épithète d’énergie de « transition». Le nucléaire en a également hérité, nonobstant le fait qu’il émet quarante fois moins de CO2 par kWh produit…
En 2021, l’Union européenne a importé 40 % de sa consommation de gaz à partir de la Russie, dont environ le tiers en direction de l’Allemagne. Complément idéal des énergies intermittentes partout où elles sont implantées, la demande de gaz ne va pas cesser de croître. Et quelles que soient les configurations géopolitiques de demain, la Russie restera le fournisseur ayant le coût de production le plus bas et les réserves les plus importantes. Qu’on se rassure, la politique d’embargo européenne sera rapidement exploitée par d’autres : la Chine et l’Inde, premier et troisième consommateurs mondiaux d’énergie, y étancheront sans remords leur soif de combustibles.
Quand l’angélisme est polluant
Annoncer précipitamment un embargo sur l’énergie sans pouvoir agir aura fait augmenter les prix pour l’Europe et gonflé les revenus de la Russie. Ainsi, en comparant les recettes du budget fédéral russe des quatre premiers mois de 2022 à ceux de 2021, on remarque une augmentation de 34 %. Une nouvelle fois la Commission européenne prouve son ébouriffante maîtrise des droits de l’homme et des affaires. Décidant dans la précipitation de réduire sa forte dépendance au gaz russe sans disposer de solution de rechange immédiate, doit-on encore s’étonner de voir sa présidente affirmer sans frémir vouloir « construire le monde de demain en tant que démocraties avec des partenaires partageant les mêmes idées ». Serait-il possible que Mme von der Leyen ignore que les pays producteurs de gaz ne brillent guère pour leur respect de l’inclusivité des LGBTQI et qu’il est à tout le moins périlleux de suivre les États-Unis dans une politique d’embargo ? Peut-être pourrait-elle aussi être mise au courant que prendre pour argent comptant leurs promesses d’aide reste circonscrite au fait qu’ils ne disposent pas du dixième des capacités gazières de Russie.
Soit dit en passant, les contrats étant signés dans l’urgence, nos généreux nouveaux fournisseurs de gaz profitent actuellement de la situation pour exiger des tarifs bien plus élevés que tout ce qui était jusqu’alors admis. Enfin, il conviendrait à tout le moins d’interroger l’étrange paradoxe qui nous conduit à consommer du gaz de schiste dont nous avons par précaution interdit toute exploitation ! La défense de l’État de droit, de nos finances et du climat n’en sortira pas grandie : liquéfier le gaz pour le transporter par méthanier et le regazéifier dans les terminaux méthaniers consomme en moyenne deux fois plus de CO2 pour une même quantité de gaz transporté sur un kilomètre qu’un gazoduc. Accablés d’un devoir sans borne qui ne paraît pouvoir se résoudre que par une démission sans frontière, rien ne saurait être trop beau pour la transition.
Alors que le développement systémique des énergies intermittentes a contribué à nous placer dans cette tragique situation de dépendance, la Commission ne cesse d’en réclamer davantage. La réalité aurait dû replacer ses pseudo-pulsions vertes à de plus justes proportions, mais rien n’y fait. Les Allemands viennent très sérieusement de décider de sacrifier 2 % de leur territoire à l’implantation de nouvelles éoliennes et de panneaux solaires, tout en prolongeant en parallèle leur recours massif au charbon. Que leur tropisme antinucléaire les prive de lucidité sur les mesures à prendre pour limiter le désastre en cours ne regarde qu’eux, que ce déni entraîne avec lui le reste du continent mérite à tout le moins qu’on s’y intéresse. La guerre rabat les cartes. Il est donc à espérer que les méninges en charge de la politique énergétique européenne se décident enfin à distinguer leurs espérances de cœur des réalités du terrain ou, comme disent les Anglo-Saxons, « the feel good from the do good ». En attendant, oui les émissions de CO2 baissent en Europe, mais davantage qu’au développement d’« énergies propres », on doit surtout ce phénomène à la délocalisation de la plupart des activités polluantes, à l’externalisation de notre désir de grand verdissement.
La voiture du futur ? Un débat durablement électrique
À chaque annonce concernant l’avenir du transport automobile, on entend vrombir la même opposition : pour ou contre les voitures électriques ? Au carrefour de l’innovation et de la vie quotidienne, l’industrie automobile est, au même titre que l’énergie, au cœur de toutes les ambiguïtés du moment. Le coût, l’usage, l’autonomie, les infrastructures, les matières premières, la préservation d’un outil industriel… chaque étape pose question. Mais la marche forcée du Gosplan bruxellois a tranché : plus aucun véhicule thermique ne sera vendu en Europe après 2035. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Depuis le départ, la réalité de l’empreinte carbone laissée tout au long de leur vie par les voitures électriques ne cesse de diviser les experts. Selon les caractéristiques des véhicules, les pays où ils sont fabriqués et ceux où ils sont utilisés et rechargés, les résultats peuvent être très différents.
En tout état de cause, la voiture électrique a pour l’instant surtout renforcé le poids du charbon, puisque la moitié des véhicules électriques dans le monde roulent en Chine où les deux tiers de l’électricité sont produits à partir de cette énergie que nous sommes supposés bannir. Pour ne rien arranger, il est techniquement avéré que produire une voiture électrique émet plus de gaz à effet de serre que son équivalent thermique, essentiellement du fait de la fabrication des batteries, que la plupart des constructeurs européens paient actuellement aux fournisseurs chinois entre 4 et 7 000 euros par véhicule.
Mais le plus inquiétant est que ces batteries utilisent des métaux à forte criticité. Dans son scénario de référence pour 2040, l’Agence internationale de l’énergie prévoit une multiplication de la demande mondiale de cobalt par 21, de nickel par 19 et de lithium par 42. Il faut bien garder à l’esprit que les capacités futures de développement et de production de ces métaux sont largement incertaines et que leur production se concentre dans un nombre très restreint de pays, renforçant d’autant notre dépendance… Une équipe de recherche du National Science Museum a calculé que pour convertir à l’électrique tout son parc de véhicules, l’Angleterre devrait à elle seule consommer l’équivalent de deux fois la production mondiale de cobalt de 2020, les trois quarts de la production de lithium et la moitié de la production de cuivre. Et ne parlons pas de la variabilité des coûts… En un an, le prix du cobalt a plus que doublé ; quand, de janvier 2021 à mars 2022, le nickel gagnait 94 %, l’aluminium 76 %, le cuivre 34 % et le lithium 738 %…
Comment sabrer notre outil industriel
Qu’on se le dise, les questions de dépendance et de souveraineté ne sont pas destinées à faire partie du logiciel bruxellois. Pour qui s’est un instant penché sur le retard de notre industrie sur les batteries et sa dépendance à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement, il y a de quoi être surpris quand on entend nos autorités soudainement se targuer de souveraineté stratégique. En réalité, cette injonction à électrifier à outrance les mobilités a accru l’addiction à des technologies non souveraines (comme le raccordement des batteries au réseau électrique en 5G) et des approvisionnements en matériaux mettant à mal les constructeurs traditionnels. Nos adversaires commerciaux – capables de paralyser la fourniture en matières premières et en composants ou de nous inonder de véhicules à bas coût – savent tirer parti des confusions d’une Union qui prend plaisir à se bercer d’illusions sur les effets d’entraînement des vertus morales qu’elle affiche.
Considérer, comme le fait la Commission, qu’il suffit de distribuer des subsides à la construction d’usines de production de batteries dans l’UE pour réduire les émissions de CO2 fait preuve d’une naïveté industrielle coupable. Ainsi aime-t-on à se flatter du développement de nos futures gigafactories en faisant mine de ne pas voir qu’une partie significative des usines en construction en Europe appartiennent d’ores et déjà à nos concurrents asiatiques. Cette politique n’a pas attendu pour entraîner son cortège de réduction d’emplois, de fusions entre acteurs fragilisés, de pertes de compétences et autres dépendances aggravées. Que la Chine se révèle capable de tout entreprendre pour s’adapter à nos demandes n’a en soi rien de surprenant, ce qui l’est davantage c’est que nos décideurs favorisent outrancièrement une voie technologique plutôt que d’autres prometteuses, au point de sabrer leur propre outil industriel.
À puissance équivalente, les voitures électriques, avec leur batterie et leur électronique embarquée, coûtent en gros deux fois plus. En l’état, la croissance de leurs ventes ne peut donc se faire qu’au prix d’une avalanche de subventions, à hauteur du quart de leur coût. Ce qui paraît tout de même difficilement soutenable avec une hypothétique généralisation… En parallèle de cette optimisation forcée, d’ici 2030, douze métropoles dont Paris, interdiront la circulation de véhicules diesel et essence. Ainsi que le remarque l’économiste Bernard Jullien, « on risque d’arriver à ce résultat que, du point de vue de leur voiture, les riches seront propres et les pauvres seront sales. Que les riches rentreront en ville parce que leurs voitures respecteront les normes, et les pauvres pas ». Plutôt que de prétendre généraliser les véhicules électriques sans discernement d’usage et de patrimoine, peut-être eût-il été judicieux de cibler les subventions là où elles sont pertinentes pour limiter la pollution de l’air ? En agissant ainsi ne risque-t-on pas de subventionner éternellement nos propres délocalisations ? Mais qu’importe les conséquences économiques, sociales et en fin de compte climatiques, pourvu qu’on ait l’ivresse, l’illusion d’agir pour le bien de Gaïa et l’ego des écolos. Heureusement, il nous reste l’agriculture…
Demain la famine ?
Alors que le secrétaire général des Nations unies a prévenu que les mois à venir verraient se déployer le « spectre d’une pénurie alimentaire mondiale » qui pourrait durer des années, que, selon la FAO, il faudrait augmenter la production alimentaire mondiale d’au moins 50 % avant 2050, que plus d’un milliard et demi de personnes ne sont aujourd’hui pas sûres de manger à leur faim, la Commission a en octobre 2021 dévoilé sa stratégie pour sortir du spectre des pénuries : un cahier de route appelé Farm to fork, « de la ferme à la fourchette ». Dogmatique en diable, cette stratégie consiste notamment dans la volonté de réduire de 50 % les pesticides, de 20 % les engrais, et de consacrer 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique (contre 8,5 % en 2019). Le tout en moins de dix ans !
Cette présentation a été vivement critiquée, jusqu’au sein du propre organisme de recherche de la Commission européenne, qui estime que ce programme entraînera une baisse globale du rendement agricole de 10 à 15 %. La réduction des volumes produits entraînerait de fortes hausses de prix et une augmentation des importations.
Selon une étude de l’Université allemande de Kiel, si l’on suivait à la lettre ce plan, la « balance commerciale en céréales, excédentaire de 22 millions de tonnes pour l’Union européenne, plongerait dans le rouge de 6,5 millions de tonnes ». Mais ces études d’envergure ne rencontrent guère d’attention parmi les ONG et les militants. Si à ce stade, ces stratégies ne sont pas encore juridiquement contraignantes, c’est que la situation semble être apparue trop critique pour se lancer effrontément dans le vide. Quarante pays parmi les moins avancés importent au moins un tiers de leur blé d’Ukraine ou de Russie, qui comptaient avant la guerre pour 30 % des exportations mondiales de blé. Interdépendance oblige, les prix des céréales ont depuis pulvérisé leurs records respectifs, et toutes les commodités agricoles suivent : colza, soja, maïs, huiles, sucre…
Comptant pour un quart de la ration calorique des humains, le blé se révèle être une clé de stabilité politique et sociale de zones entières de pays. Une arme d’autant plus efficace que la puissance gazière russe conditionne également une maîtrise du marché des engrais, dont le méthane et l’azote sont les matières premières. En même temps qu’elle signe la fin officielle du grand récit de la mondialisation heureuse, l’invasion russe bouscule pour longtemps les choix énergétiques et agricoles élaborés dans le confort de la paix.
L’écologie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux idéologues
Alors que le conflit pour la domination mondiale entre Chine et États-Unis va écrire l’histoire mondiale des prochaines décennies, l’Union européenne réalise l’exploit de placer ses réseaux électriques dans une fébrilité telle que ses régulateurs craignent ouvertement des blackouts en chaîne cet hiver. En imposant le passage à la voiture électrique, l’UE désorganise tout un savoir-faire industriel, fragilise l’emploi et nous expose à de nouvelles guerres commerciales pour l’accès aux ressources. Et tandis que les pénuries agricoles menacent la sûreté du globe, que nos agriculteurs, déjà victimes de principes de précaution élevés au rang d’évangiles, assistent impuissants à la mise en place de notre future sujétion alimentaire, est-il encore permis de s’interroger sur la pertinence d’ensemble des stratégies élaborées ? Non satisfaites de désorienter l’ensemble des consommateurs, elles ont toutes en commun d’appauvrir les catégories les plus précaires, sans que ne soit sécurisé le moindre espace dans les secteurs d’avenir ni reconquis le moindre ersatz de souveraineté industrielle ! Heureusement, pour masquer ce dont nous ne sommes pas fiers, il reste encore le vocabulaire. Et dans ce domaine, le public a été bien alimenté. Entre transition et développement durable, énergie propre et croissance verte, les mots ont été essorés de toute substance. Ils ne rendent plus compte de rien : ni de ce qui est fait ni de ce qui est prévu. Du flou au flux, la boucle est bouclée. Dans cet univers où la novlangue oxymorique privilégie le spectaculaire sur l’efficace, où tout objectif tenable se voit substitué par un songe biaisé, ces mots creux continuent à agir comme des sésames : ils n’engagent en rien, mais promettent au moins du mieux. La technique est éculée. L’essentiel est de se fixer un objectif bien ronflant à atteindre, suffisamment verdi pour que son éclat permette de le ranger dans la bonne case… évitant du même coup qu’on se penche d’un peu trop près sur sa faisabilité, ses effets collatéraux et ses coûts. L’amnésie vaut amnistie.
Contradictions durables et visées chimériques
Pour financer cette transition écologique, la Cour des comptes européenne table sur un budget de 11 200 milliards d’euros entre 2021 et 2035. À l’échelle de la France, cela correspond chaque année à plus de 10 % des dépenses publiques. Après tout, peut-être serait-il plus facile de balayer cela d’un revers de main, d’invoquer la fin du monde et d’arborer en conséquence la posture du quoi qu’il en coûte avant qu’il ne soit trop tard, mais ce serait se méprendre sur la finalité essentielle : dans la plupart des secteurs stratégiques, l’Europe semble s’être résolue à ce que la transition se confonde avec notre expiation de tout ce qui nous a rendus libres et puissants. Au lieu de rivaliser dans l’excellence et de nous placer habilement sur la voie d’une autonomie communautaire, le continent chargé de notre avenir s’acharne à élaborer des prospectives construites sur un alliage de contradictions durables et de visées chimériques appuyées sur des bases technologiques incertaines. Seulement, l’angélisme verdoyant commence à se voir, à se saisir autant qu’à se subir. Gageons que cette cascade de crises permette au moins de réaliser une évidence : offrir l’inspiration des politiques climatiques à des idéologues flattant l’éco-anxiété de leur prochain pouvait difficilement conduire à des lendemains qui chantent…
Extrait du numéro 197 d’Éléments
Éoliennes : du rêve aux réalités (2021) ; Nucléaire : une énergie qui dérange (2022), deux films de Charles Thimon
À voir : documentaire-et-verite.com/eoliennes ; documentaire-et-verite.com/nucleaire.