Gabrielle Cluzel : Michel Onfray, vous êtes philosophe, essayiste, créateur de l’Université populaire de Caen et de la revue Front populaire. À la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, le Président Emmanuel Macron a accusé la Russie d’avoir provoqué, pas son invasion de l’Ukraine, un « retour des impérialismes » en Europe. Vous avez annoncé ce retour bien avant lui puisque vous parlez depuis longtemps d'« empire maastrichtien »…
Michel Onfray : Je crois que Macron est une éponge qu'on peut imbiber simultanément ou successivement de tous les liquides... Ce peut être miel et fiel en même temps, c'est de toute façon toujours tout et son contraire dans le verbe, mais une seule et même ligne directrice dans les faits, les gestes, les actes : la destruction de la France, sa banalisation, sa prolétarisation, son ensauvagement au bénéfice de l'État maastrichtien. Il a besoin d'un pays rasé comme après une explosion atomique pour y reconstruire son projet civilisationnel basé sur la réification. Le XXIe siècle sera celui de la réification radicale : de l'utérus des femmes (il faut désormais préciser !) aux enfants, il faut tout transformer en objet vendable, louable, achetable. C'est le projet de cette Europe consumériste illibérale : un immense marché planétaire où tout peut faire l'objet de transactions, donc de bénéfices sonnants et trébuchants.
Il existe en effet une confusion intellectuelle et sémantique avec des mots comme l'État, la Patrie, la Nation, l'Empire. Maastricht est un État illibéral qui travaille contre la Nation française au profit d'un Empire que je nomme en effet maastrichtien depuis des années. L'Empire est une Nation qui revendique l'extension de son espace vital.
Qui dira que l'Europe maastrichtienne ne se trouve pas dans cette configuration ? C'est d'ailleurs ce qui explique le sens de la guerre de Poutine qui oppose la vieille Russie chrétienne orthodoxe à l’Ukraine maastrichtienne soutenue par les États-Unis. C'est un conflit qui illustre à la perfection la thèse de Huntington sur le choc des civilisations.
G. C.: Nous « fêtions », le 20 septembre dernier, l’anniversaire du « oui » au référendum de Maastricht. Le souverainiste que vous êtes y voit-il l’origine de tous nos malheurs ?
M. O. : Oui, car, quand on ne dispose plus du gouvernail de son bateau, c'est mentir de dire qu’on va conduire le navire dans le sens d'une politique volontariste. Le traité de Maastricht procède d'un suicide souverain de la souveraineté : c'est la dernière fois que le peuple a décidé souverainement, après l'incroyable propagande de l'État mitterrandien, d'en finir avec sa souveraineté ! La Commission européenne, qui n'est pas élue, a retiré le pouvoir des mains du peuple, ce qui acte la destruction de toute démocratie, qui était, rappelons-le, le pouvoir du peuple, sur le peuple, par le peuple. Ce bateau est piloté par Maastricht, le président de la République est à la barre, mais c'est pour rire : il inaugure les chrysanthèmes ou les parcs éoliens décidés à Bruxelles par la Commission...
G. C. : En 2011, Jacques Attali, très impliqué dans la campagne pro-Maastricht, avait avoué, lors d’une intervention à l'université participative de Ségolène Royal, que « l'on [avait] soigneusement oublié d’écrire l’article qui permettait de sortir [du traité] ». Et de rajouter que « ce n’était pas très démocratique… », mais idéal pour « nous forcer à avancer ». Selon vous, un retour en arrière est-il de ce fait impossible pour la France ?
M. O. : Le problème n'est pas que ça n'est « pas très démocratique », c'est qu'il s'agit franchement d'un coup d'État qui recourt aux textes et non pas aux armes mais pour un même résultat : abolir la démocratie au profit d'un régime oligarchique.
Bernard-Henri Lévy le dit régulièrement, il vient de le répéter en Italie : le peuple peut se tromper ! Dès lors, pour éviter qu’il se trompe, cessons de lui demander son avis et agissons pour son bien - qui est évidemment son mal ! C'est le logiciel de ces anciens gauchistes - BHL en fut ! - que de célébrer la dictature au nom de la démocratie et de prétendre agir pour le peuple en en faisant l'économie. C'est pour le bien du peuple qu’ils aimeraient, comme Marat, qu’il n'ait qu'une seule tête pour pouvoir le bien décapiter.
Ce qui est possible, c'est le Frexit dont l'État maastrichtien nous dit qu'il est impossible, impensable, infaisable, irréalisable, déraisonnable. Si c'est cet État qui le dit, c'est très précisément la preuve que c'est possible, pensable, faisable, réalisable et raisonnable. Quand ils parlent du cercle de la raison, il faut entendre le cercle de la déraison. À Front populaire, nous avons travaillé à restaurer théoriquement la question souverainiste, nous allons faire de même avec la question du Frexit avant d'envisager la suite concrètement.
G. C. : Un pays - qui a pourtant quitté l’Europe avec fracas - a fait, durant une dizaine de jours, une belle démonstration de civilisation européenne. Que vous inspire l’engouement pour la reine d’Angleterre ? Pensez-vous, à l’instar de Marine Le Pen, que « notre peuple a tué son roi » et « qu’il se le reproche peut-être de temps en temps » ?
M. O. : La reine a incarné, au sens étymologique, elle a donné corps et âme à un peuple qui a conservé sa monarchie. Il n'est pas question de restaurer la monarchie en France mais un pouvoir qui retrouverait le sens du sacré. Le roi est moins le problème que le souverain en son sens premier, qui est le peuple. La France ne se reproche pas d'avoir tué son roi, elle déplore qu'avec la mort du général de Gaulle, elle ait perdu le sens du sacré que devrait avoir l'homme investi du pouvoir, le souverain, par l'élection au suffrage universel direct. Macron qui pose enlacé avec de jeunes garçons torses nus qui font un doigt d'honneur, c'est non seulement l'image de la mort du sacré, mais aussi et surtout l'avènement d'un genre d'antéchrist politique.
Cela dit, le roi Charles III a déjà failli à sa mission d'incarner le sacré en parlant de sa chère maman, de son cher papa, de ses fifils, de sa femme chérie, en se faisant tripoter et embrasser par la foule, mais aussi en montrant son énervement à deux reprises avec un encrier mal placé sur son bureau et un stylo-plume qui fuit. Il témoigne ainsi de l’épuisement et de l’extinction de la monarchie anglaise. C'est le triomphe de Meghan Markle [l'épouse du prince Harry, NDLR].
G. C. : La rentrée a été marquée par l’université d’été de Front populaire. Vous y avez annoncé votre volonté de vous lancer dans le combat des européennes de 2024. L’expérience Zemmour n’a-t-elle pas montré les difficultés d’un engagement politique pour un intellectuel. Le potentiel électoral souverainiste n’est-il pas monopolisé actuellement par le RN ?
Nous n'avons que faire des partis politiques et de leurs appareils qui constituent des tumeurs dans le corps social. J'ai fait savoir que je ne voulais pas du pouvoir mais, si d'aucuns souhaitent mener ce combat, je serai à leurs côtés. Si je devais être en position d'éligibilité puis élu, mon premier geste, une fois investi du pouvoir, serait de démissionner : je me bats pour des idées, le retour du peuple, donc du souverain, au premier plan, pas pour des postes, des salaires mirobolants et des sinécures qui permettent de vivre en sybarite sur le dos du peuple.
L'expérience Zemmour, comme vous dites, était vouée à l'échec dès qu’elle s'est proposée de rassembler les droites sur le principe de leur sujétion à l'homme providentiel. C'est le score de Reconquête qui a été providentiel, alors que son objectif était un horizon de niche !
Nous n'avons pas le désir d'appeler à un ralliement de type bonapartiste vers un parti de niche mais de rassembler les Français pour la France qui est le pays providentiel. Je n'ai pas le culte de l'homme providentiel quand il suppose avec la Providence une relation personnellement intéressée. C'est le peuple qui est providentiel, et la France avec lui.
G. C. : Parmi les points qui vous différencient d’Éric Zemmour et de Jordan Bardella, il y a le voile islamique. « L’important est ce que l’on a dans la tête et non sur la tête », disiez-vous dans une vidéo publiée en octobre 2019 sur votre site. Aujourd’hui, pourtant, des femmes se lèvent en Iran pour brûler leur hijab. Dans le même temps, l’Union européenne le promeut dans ses campagnes publicitaires. Peut-on nier que ce voile islamique est un enjeu ?
M. O. : C'est effectivement un enjeu, mais on ne saurait essentialiser le voile qui ne signifie pas la même chose en Afghanistan ou à Sarcelles. Il peut être une revendication identitaire dans un pays comme la France dans lequel les dirigeants depuis Maastricht ont fait de toute revendication identitaire française une signature fasciste.
Ces femmes voilées prennent au mot tous ceux qui, de Mitterrand à Macron, en passant par Chirac, Sarkozy et Hollande, n'ont cessé de vendre la France au détail en criminalisant tout amour du pays présenté comme fasciste, nazi, vichyste, pétainiste, antisémite, maréchaliste, colonialiste, raciste, misogyne, homophobe, etc. Cette génération qui se voile prend tous ces chefs d'État au mot en leur disant : « Vous avez raison, la France est détestable, comme vous ne cessez de le proclamer, c’est pourquoi on la déteste et c'est ainsi qu’on vous le signifie. » Ils ne sont forts que de la faiblesse de la France. J'en veux moins à celles qui se voilent qu'à ceux qui les ont contraintes à ce geste de désaffiliation nationale. Il n'est pas question que je regarde le doigt quand la Lune est si visible...
G. C. : On vous sait volontiers pessimiste dans vos analyses, quant à l’avenir de la France. Si vous décidez de vous lancer en politique, c'est que vous considérez donc que « tout n’est pas foutu » ? Quelles sont vos raisons d’espérer ?
M. O. : L'élégance : il faut mourir en Romain...
Gabrielle Cluzel
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