J’avais 16 ans, et j’étais élève au lycée Chateaubriand, un beau patronyme d’établissement aux yeux du royaliste que je n’étais pas encore alors. Nous étions à l’automne 1978, puis en hiver 1979, et je dévorais l’actualité le matin au petit déjeuner dans les pages du Ouest-France que maman laissait à la disposition des enfants de la famille, et le soir devant la télévision quand Roger Gicquel et Jean-Claude Bourret nous mettaient au courant des nouvelles du jour. Le vendredi matin, il y avait aussi le Paris-Match que papa avait acheté la veille pour lire dans le train qui le ramenait de Poitiers, mais aussi Le Point et Valeurs actuelles qu’il laissait sur la table du grand bureau parental. Et puis, je dévorais les tracts et les journaux distribués devant le lycée, Avant-Garde pour les communistes (que je n’aimais guère, je l’avoue, et avec lesquels j’avais eu quelques frictions) comme Civilisation, qui était le bulletin rennais du Parti des Forces Nouvelles, mouvement de la droite musclée dans une époque qui l’était tout autant, si l’on évoque l’ambiance politique du moment… Dans le même temps, j’étais constamment plongé dans les collections des années 1933-1944 de la revue L’Illustration que mon grand-père et ma mère avaient eu la bonne idée de faire relier pour en faciliter la lecture.
Autant dire que je suivais les événements d’Iran avec une singulière attention, et que j’observais avec inquiétude la montée d’une révolution qui n’avait rien de très progressiste et dont les partisans locaux se paraient des attributs d’un intégrisme religieux quand leurs soutiens occidentaux, dans le même temps, brandissaient la faucille et le marteau, véritables « idiots utiles » de ce que l’on commençait à nommer « islamisme » sans trop savoir, visiblement, quoi mettre derrière ce nouveau mot médiatique. A l’époque, j’ignorais tout de l’Islam comme religion, à part quelques bribes apprises au collège dans les cours d’histoire sur le Moyen âge, et ce n’est pas vraiment le message religieux qui m’inquiétait dans la révolution iranienne mais bien plutôt l’aspect purement idéologique et éminemment politique du message de l’ayatollah Khomeiny, sorte de Père Noël en noir et blanc que la télévision montrait complaisamment comme le dirigeant occulte et lointain des manifestants de Téhéran. En fait, ce que je ne compris que plus tard, c’est que, après la fin des illusions de gauche issues de 1917 et de Mai 68, et après les siècles de la Politique, revenait le temps de la Religion, et 1979 est bien une date majeure de notre temps, une date qui annonce la suite, y compris au sein même de la France et, parfois, contre elle.
Mais, dès les événements de l’automne 1978, je sentais confusément que ce qui se passait à Téhéran était une révolution qui, si par malheur elle réussissait, finirait par nous atteindre, d’une manière ou d’une autre, comme une sorte de vague née de ce qui prenait la forme d’un séisme localisé mais violent. Avec le recul, et au regard des événements de l’hiver qui suivit (le départ du Shah d’Iran, la chute de la Monarchie perse et l’établissement de République islamique – même si islamiste serait un qualificatif plus approprié), il me semble crédible de paraphraser Henri Lagrange (le « prince de la jeunesse », meneur royaliste des révoltes du Quartier Latin contre la République à la veille de 1914) en affirmant que, en définitive, « 1979, c’est la toilette du condamné » comme 1789 l’avait été pour notre pays, préfigurant 1793 comme le 18 Brumaire. Après la victoire de l’islamisme du côté chiite, les puissances musulmanes sunnites, logiquement, ne pouvaient que réagir, et entamèrent une surenchère pour empêcher l’Iran « hérétique » (dans le cadre du conflit inter-religieux qui dure depuis le premier siècle de l’extension mahométane) d’incarner le message islamique dans le monde : de là la « sortie » de l’islamisme de sa sphère traditionnelle d’influence et son « arrivée » puis son essor dans les pays européens parmi les Musulmans (et, bientôt, au-delà) mais aussi en Afrique, les pétrodollars saoudiens (entre autres) finançant l’expansion d’un message qui, plus encore que proprement religieux, était d’abord idéologique et politique, voire métapolitique.
Aujourd’hui, les jeunes femmes iraniennes descendent dans les rues des principales villes du pays, et brûlent, pour certaines et par centaines, des foulards qui les étouffent. Mais l’Occident, pour l’heure, n’est guère pressé d’apprécier ce mouvement né de ce que le dirigeant chiite du Hezbollah libanais qualifie de « vague incident » (sic !), la mort d’une jeune femme même pas dévoilée mais simplement « mal voilée » aux yeux des séides du rigorisme islamiste : « cachez ces cheveux que je ne saurai voir », s’indigne Tartuffe de Téhéran, tandis que les féministes autoproclamées de Paris n’osent s’engager trop avant dans un combat à leurs yeux moins important que l’écriture inclusive ou que les propos de M. Booba. D’ailleurs, les manifestations dominicales de soutien aux femmes révoltées d’Iran ont été marquées par les huées à l’égard de Mme Rousseau, quand les drapeaux de l’ancienne Monarchie déchue claquaient au vent et couvraient la voix de la harpie énervée : tout un symbole, en fait ! Il y a effectivement un moment où l’hypocrisie n’est plus acceptable.
Quel destin pour cette révolte des femmes iraniennes ? Il est bien possible que, une fois de plus, la tragédie soit au rendez-vous, et le nombre de victimes de la répression ne cesse d’augmenter, comme à chaque fois que la République iranienne se sent menacée et que son dogmatisme est contesté : « ils ne lâcheront rien car leur régime n’y survivrait pas », expliquent les connaisseurs contemporains de l’Iran à propos des maîtres actuels de Téhéran. Le fils du Guide suprême, Mojtaba Khamenei, est aussi partisan de la fermeté, tout à son ambition de prendre la tête de la théocratie à la mort de son père Ali Khamenei : or, son projet successoral n’est pas encore assuré, les 88 membres du l’Assemblée des experts - en religion islamique -, ceux-là mêmes qui ont pour mission de désigner le guide suprême après la mort du titulaire actuel, n’étant pas tous convaincus du bien-fondé de cette succession héréditaire. Par le passé, toutes les contestations ont été réprimées jusqu’à leur annihilation (presque) complète, et nombre des opposants les plus actifs ont fini pendus haut et court, comme le monarchiste Ali-Zamani en 2009 et pour lequel les royalistes français s’étaient aussi beaucoup mobilisés, malheureusement en vain une fois de plus, comme ils ne cessent de le faire aujourd’hui pour les jeunes manifestants persans, en espérant, enfin, une issue moins tragique et plus heureuse…
Du temps du Shah d’Iran, le pays était considéré comme un facteur et un acteur d’équilibre et de paix dans la région, même si le caractère autoritaire du régime pouvait, à juste titre d’ailleurs, être regretté et critiqué : il était engagé dans un processus de modernisation qui a, sans doute, négligé les traditions religieuses tout en vantant l’histoire et le patrimoine de l’ancienne Perse impériale, et il n’a pas saisi les limites d’un modèle occidental trop matérialiste pour ne pas susciter une réaction issue des profondeurs des villes et des campagnes, réaction violente, démesurée et qui a sans aucun doute dépassé les intentions proprement populaires. Il n’est plus temps de se lamenter sur ce qui a été, mais désormais préparer les lendemains iraniens, et la France (en tant qu’État souverain doté d’une politique étrangère indépendante), si elle le veut, peut, non faire l’événement ou s’ingérer dans la politique souveraine de l’Iran, mais ouvrir des perspectives pour une nouvelle politique franco-iranienne en jouant un rôle de médiation entre les différents pays de la région et entre les différents acteurs de la scène iranienne, ce qui, c’est évident, ne sera pas simple. Mais une politique habile de soutien aux droits des femmes iraniennes à la liberté d’habillement et de voilement (ou non) de celles-ci et de considération des intérêts de l’Iran sur la scène mondiale (en se souvenant que la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, peut jouer un rôle de facilitateur et ainsi négocier avec l’Iran en position favorable), condition nécessaire (mais pas forcément suffisante) à une évolution de la politique de l’État iranien (solution minimale) ou à une transition vers un nouveau régime (solution souhaitable), si elle tient de la « ligne de crête » (la voie souvent la plus difficile et qui nécessite pérennité de l’État et souplesse de la pratique, mais aussi fermeté politique), est possible et, sans doute, nécessaire.
Pour l’heure, et au-delà de l’État qui ne peut ouvertement pour des raisons diplomatiques et politiques évidentes s’engager trop avant (voir ci-dessus), l’urgence politique est, pour les citoyens responsables, de soutenir le mouvement de révolte des femmes iraniennes, non par calcul politicien, mais par souci politique et historique : en montrant à la théocratie iranienne que les opinions publiques française, européenne et mondiale, se mobilisent pour que les cheveux des femmes d’Iran ne soient plus cachés ou ensanglantés, mais libres de flotter au vent, il s’agit de rappeler que, en définitive, les libertés ne sont pas la propriété exclusive de l’État ou de la Religion, mais qu’elles se prennent aussi, à la base, par les communautés, par les corps intermédiaires, par les personnes qui forment la polis et la font vivre. Certains nous accuseront de raisonner selon les critères de la civilisation française ? Mais pourquoi devrions-nous avoir peur de vouloir que ce qui fait notre « être au monde » et qui mérite d’être défendu, soit un modèle ou, du moins, un exemple que d’autres pays et d’autres populations puissent ou veuillent suivre, en l’adaptant à leur propre nature historique, à leur ontologie nationale ? En défendant le droit à la féminité assumée des femmes iraniennes, c’est aussi « une certaine idée de la France » comme être et civilisation que nous défendons.
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