Carl Schmitt, dans Terre et mer, oppose un monde terrestre fait de lieux, d’ordres politiques distincts, de droits ancrés dans un sol et une histoire, à un monde maritime plat, liquide, qui échappe à toute logique territoriale et ne se prête qu’à un droit commercial et individualiste. Dans Le numérique contre le politique, Antoine Garapon et Jean Lassègue analysent, dans une perspective cousine, le changement du rapport à l’espace qui s’opère avec le numérique – et les transformations ensuite subies par le droit.
Le fait fondamental est que le numérique n’a pas d’ancrage dans l’espace. Il opère une déspatialisation, dont les conséquences sont multiples. Juridiques, évidemment : la légalité dépend classiquement d’un ordre territorialisé. À l’inverse, la « légalité » numérique est hors-sol. Économiques, ensuite : tout devient marchand, plus encore que dans l’espace déterritorialisé de la haute mer. Ainsi, la localisation d’un individu, toutes ses données, son historique de navigation, deviennent des marchandises valorisées par les plateformes numériques. Sociologiques et politiques, enfin. La frontière disparaît, et avec elle le sacré (les deux sont liés, car templum évoque étymologiquement ce qui est délimité). Les institutions politiques et historiques sont relativisées, et avec elles les concepts qui leur étaient propres. Par exemple, l’égalité (concept politique) s’estompe au profit de la similarité (concept mathématique).
Comment inscrire le numérique dans un ordre politique
Tous ces éléments, et de nombreux autres, sont centraux pour comprendre le monde dans lequel le numérique nous plonge. Formulons néanmoins deux réserves.
Premièrement, si la distinction entre la « déspatialisation » permise par le numérique et l’ancien monde territorialisé est très nette, les auteurs introduisent aussi une différence de nature entre la « déspatialisation » numérique et la « déterritorialisation » issue de la mondialisation, de l’ouverture des mers. Là, l’analyse est moins claire. Outre de purs aspects techniques, les auteurs peinent à convaincre que le monde de la « mer » (au sens de Schmitt) est fondamentalement différent du monde du numérique. Nous serions friands d’une analyse plus aboutie.
Deuxièmement, l’ouvrage laisse le droit et le politique sans guère de perspectives. Est-il, par exemple, envisageable de reterritorialiser certaines activités numériques, et quelles formes cela pourrait-il prendre ? Ou faut-il baisser les bras, faute de solutions ? Sur ce point, le livre de Garapon et Lassègue conserve un angle mort : si beaucoup d’activités numériques sont déspatialisées, les infrastructures d’Internet sont elles-mêmes matérielles et territorialisées. Ce sont des câbles sous-marins, des serveurs, etc., soumis à des logiques politiques et géographiques. Peut-on comprendre le numérique en ignorant totalement ces liens qui subsistent au territoire ? Et n’a-t-on pas là un point d’entrée tangible pour repenser un ordre numérique qui n’échappe pas totalement au droit et au politique ?
Antoine Garapon et Jean Lassègue, Le numérique contre le politique, PUF, 2021
Retrouvez Guillaume Travers dans Champs communs, le laboratoire d’idées de la reterritorialisation : www.champscommuns.fr
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