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Pourquoi relire Koestler ? Entretien avec Robert Steuckers à l’occasion de ses dernières conférences sur la vie et l’œuvre d’Arthur Koestler 4/5

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Ensuite, nous avons le Koestler grand journaliste de la presse berlinoise qui appuie la République de Weimar et l’idéologie d’un Thomas Mann. Mais cette presse, aux mains de la famille Ullstein, famille israélite convertie au protestantisme prussien, basculera vers la droite et finira par soutenir les nationaux-socialistes. Entretemps, Koestler vire au communisme — parce qu’il n’y a rien d’autre à faire — et devient un militant exemplaire du Komintern, à Berlin d’abord puis à Paris en exil. Il fait le voyage en URSS et devient un bon petit soldat du Komintern, même si ce qu’il a vu entre l’Ukraine affamée par l’Holodomor et la misère pouilleuse du lointain Turkménistan soviétique induit une certaine dose de scepticisme dans son cœur.

Sionisme et communisme : de terribles simplifications

Ce scepticisme ne cessera de croître : finalement, pour Koestler, la faiblesse humaine, le besoin de certitudes claires, l’horreur de la complexité font accepter les langages totalitaires, la tutelle d’un parti tout-puissant, remplaçant la transcendance divine tuée ou évacuée depuis la “mort de Dieu”. Les colons sionistes reniaient les facultés juives — du moins de la judaïté urbanisée, germanisée ou slavisée, d’idéologie libérale ou sociale-démocrate — d’adaptation plastique et constante à des mondes différents, ressuscitaient l’hébreu sous une forme moderne et simplifiée, nouvelle langue sans littérature et donc sans ancrage temporel, et abandonnaient l’allemand et le russe, autrefois véhicules d’émancipation du ghetto. Le sionisme menait à une terrible simplification, à l’expurgation de bonnes qualités humaines. Le communisme également.

Contrairement à l’époque héroïque de ma découverte de Koestler, où nous ne bénéficions pas de bonnes biographies, nous disposons aujourd’hui d’excellents ouvrages de référence : celui du professeur américain Michael Scammell, également auteur d’un monumental ouvrage sur Soljénitsyne, et celui de l’avocat français Michel Laval (Michael Scammell, Koestler – The Indispensable Intellectual, Faber & Faber, 2009 ; Michel Laval, L’homme sans concessions : Arthur Koestler et son siècle, Calmann-Lévy, 2005). Tous deux resituent bien Koestler dans le contexte politique de son époque mais, où ils me laissent sur ma faim, c’est quand ils n’abordent pas les raisons intellectuelles et quand ils ne dressent pas la liste des lectures ou des influences qui poussent le quadragénaire Koestler à changer de cap et à abandonner complètement toutes ses spéculations politiques dans les années 50, immédiatement après la parenthèse maccarthiste aux États-Unis, pays où il a longuement séjourné, sans vraiment s’y sentir aussi à l’aise que dans son futur cottage gallois ou dans son chalet autrichien. Certes, Koestler lui-même n’a jamais donné une œuvre ou un essai bien balancé sur son itinéraire scientifique, post-politique. Les deux volumes de son autobiographie, Arrow in the Blue (La corde raide) et Invisible Writing (Hiéroglyphes) s’arrêtent justement vers le milieu des années 50. Ces deux volumes constituent un bilan et un adieu. J’en conseille vivement la lecture pour comprendre certaines facettes du XXe siècle, notamment relative à la guerre secrète menée par le Komintern en Europe occidentale.

Agent soviétique puis agent britannique ?

Koestler se lit avec intérêt justement pour le recul qu’il prend vis-à-vis des idéologies auxquelles il a adhéré avec un enthousiasme naïf, comme des millions d’autres Européens. Mais on ne saurait évidemment adhérer à ces idéologies, sioniste ou communiste, ni partager les sentiments, parfois malsains, qui l’ont conduit à s’y conformer et à s’y complaire. Koestler a été un agent du Komintern mais, à part le long épisode dans le sillage de Münzenberg, d’autres facettes sont traitées trop brièvement : je pense notamment à son travail au sein de l’agence de presse géopolitique, Pressgeo, dirigée à Zürich par le Hongrois Rados et pendant soviétique/communiste des travaux de l’école allemande d’Haushofer. Koestler lui-même et ses biographes sont très discrets sur cette initiative, dont tous louent la qualité intrinsèque, en dépit de son indéniable marquage communiste. Koestler a donc été un agent soviétique. Il sera aussi, on s’en doute, un agent britannique, surtout en Palestine, où il se rendra deux ou trois fois pour faire accepter les plans britanniques de partition du pays aux sionistes de gauche et de droite (avec qui il était lié via l’idéologue et activiste de droite Vladimir Jabotinski, père spirituel des futures droites israéliennes). Ses souvenirs sont donc intéressants pour comprendre les sentiments et les réflexes à l’œuvre dans la question judéo-israélienne et dans les gauches d’Europe centrale. On ne peut affirmer que Koestler soit devenu un agent américain, pour la bonne raison qu’à New York il fut nettement moins “employé”’ que d’autres au début de la Guerre Froide, qu’on le laissait moisir dans sa maison américaine quasi vide et que sa carrière aux États-Unis n’a guère donné de fruits. Le maccarthisme se méfiait de cet ancien agent du Komintern. Et Koestler, lui, estimait que le maccarthisme était dénué de nuances et agissait exactement avec la même hystérie que les propagandistes soviétiques, quand ils tentaient de fabriquer des collusions ou d’imaginer des complots.

Koestler et la France

Reste à évoquer le rapport entre Koestler et la France. Ce pays est, dans l’entre-deux-guerres, le refuge idéal des antifascistes et antinazis de toutes obédiences. Koestler y pérègrine entre Paris et la Côte d’Azur. La France est la patrie de la révolution et Koestler se perçoit comme un révolutionnaire, qui poursuit l’idéal 150 ans après la prise de la Bastille, devant des ennemis tenaces, apparemment plus coriaces que les armées en dentelles de la Prusse et de l’Autriche à Valmy ou que les émigrés de Coblence. Cet engouement pour la France s’effondre en octobre 1939 : considéré comme sujet hongrois et comme journaliste allemand, Koestler est arrêté et interné dans un camp de concentration en lisière des Pyrénées. Il y restera quatre mois. Cette mésaventure, ainsi que sa seconde arrestation en mai 1940, son évasion et son périple dans la France en débâcle, généreront un deuxième chef-d’œuvre de littérature carcérale et autobiographique, Scum of the Earth (La Lie de la Terre). Cet ouvrage est une dénonciation de l’inhumanité du système concentrationnaire de la Troisième République, de son absence totale d’hygiène et un témoignage poignant sur la mort et la déréliction de quelques antifascistes allemands, italiens et espagnols dans ces camps sordides.

Avant 1945, la littérature carcérale / concentrationnaire dénonce, non pas le Troisième Reich, mais la Troisième République. Il y a Koestler, qui édite son livre en Angleterre et donne à l’allié français vaincu une très mauvaise presse, mais il y a, en Belgique, les souvenirs des internés du Vernet, arrêtés par la Sûreté belge en mai 1940 et livrés aux soudards français qui les accompagneront en les battant et en les humiliant jusqu’à la frontière espagnole. Eux aussi iront crever de faim, rongés par une abondante vermine, en bordure des Pyrénées. Ce scandale a été largement exploité en Belgique pendant les premiers mois de la deuxième occupation allemande, avec les témoignages de Léon Degrelle (Ma guerre en prison), du rexiste Serge Doring (L’école de la douleur : Souvenirs d’un déporté politique), des militants flamands René Lagrou (Wij Verdachten) et Ward Hermans. La description des lieux par Doring correspond bien à celle que nous livre Koestler. L’un de leurs compagnons d’infortune des trains fantômes partis de Bruxelles, le communiste saint-gillois Lucien Monami n’aura pas l’occasion de rédiger le récit de ses malheurs : il sera assassiné par des soldats français ivres à Abbeville, aux côtés des solidaristes Van Severen et Rijckoort.

La Lie de la terre rend Koestler impopulaire en France dans l’immédiat après-guerre. En effet, cet ouvrage prouve que le dérapage concentrationnaire n’est pas une exclusivité du Troisième Reich ou de l’URSS stalinienne, que les antifascistes et les rescapés des Brigades Internationales ou des milices anarchistes ibériques anti-franquistes ont d’abord été victimes du système concentrationnaire français avant de l’être du système national-socialiste ou, éventuellement, stalinien, que la revendication d’humanisme de la “République” est donc un leurre, que la “saleté” et le manque total d’hygiène reprochés aux services policiers et pénitentiaires français sont attestés par un témoignage bien charpenté et largement lu chez les alliés d’Outre-Manche à l’époque.

Les choses s’envenimeront dans les années chaudes et quasi insurrectionnelles de 1947-48, où Koestler évoque la possibilité d’une prise de pouvoir communiste en France et appelle à soutenir De Gaulle. Dans ses mémoires, il décrit Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, avec leur entourage, en des propos peu amènes, se gaussant grassement de leurs dogmatismes, de leurs manies, de leur laideur et de leur ivrognerie. La rupture a lieu définitivement en 1949, quand Koestler participe à un recueil collectif, Le Dieu des Ténèbres, publié dans une collection dirigée par Raymond Aron. La gauche française, communistes en tête, mène campagne contre le “rénégat” Koestler et surtout contre la publication en traduction française de Darkness at Noon (Le Zéro et l’Infini). Pire : l’impression du recueil d’articles de Koestler, intitulé Le Yogi et le commissaire, est suspendue sur ordre du gouvernement français pour “inopportunisme politique” ! Une vengeance pour La Lie de la Terre ?

En Belgique en revanche, où l’emprise communiste sur les esprits est nettement moindre (malgré la participation communiste à un gouvernement d’après-guerre, la “communisation” d’une frange de la démocatie chrétienne et les habituelles influences délétères de Paris), Koestler et Orwell, explique le chroniqueur Pierre Stéphany, sont les auteurs anglophones les plus lus (en 1946, le livre le plus vendu en Belgique est Darkness at Noon). Ils confortent les options anticommunistes d’avant-guerre du public belge et indiquent, une fois de plus, que les esprits réagissent toujours différemment à Bruxelles et à Paris. En effet, la lecture des 2 volumes autobiographiques de Koestler permettent de reconstituer le contexte d’avant-guerre : Münzenberg (et son employé Koestler) avaient été en faveur de l’Axe Paris-Prague-Moscou, évoqué en 1935 ; cette option de la diplomatie française contraint le Roi à dénoncer les accords militaires franco-belges et à reprendre le statut de neutralité, tandis que, dans l’opinion publique, bon nombre de gens se disent : “Plutôt Berlin que Moscou !” (fin des années 70, les émissions du journaliste de la télévision flamande, Maurits De Wilde, expliquaient parfaitement ce glissement).

Attitude qui reste encore et toujours incomprise en France aujourd’hui, notamment quand on lit les ouvrages d’une professeur toulousaine, Annie Lacroix-Riz (in : Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre Froide, Armand Colin, 1996 et réédité depuis). L’idéologie de cette dame, fort acariâtre dans ses propos, semble se résumer à un mixte indigeste de républicanisme laïcard complètement abscons, de sympathies communisto-résistantialistes et de germanophobie maurrasienne. Bon appétit pour ingurgiter une telle soupe ! Les chapitres consacrés à la Belgique sont d’une rare confusion et ne mentionnent même pas les travaux du Prof. Jean Vanwelkenhuizen qui a démontré que l’éventualité d’un Axe Paris-Prague-Moscou a certes contribué à réinstaurer le statut de neutralité de la Belgique mais que d’autres raisons avaient poussé le Roi et son entourage à changer leur fusil d’épaule : les militaires belges estimaient que la tactique purement défensive du système Maginot, foncièrement irréaliste à l’heure du binôme char/avion et ne tenant aucun compte des visions exprimées par le stratégiste britannique Liddell-Hart (que de Gaulle avait manifestement lu) ; le ministère de l’intérieur jugeait problématique l’attitude de la presse francophile qui ne tenait aucun compte des intérêts spécifiques du pays ; et, enfin, last but not least, la volonté royale de sauver la civilisation européenne des idéologies et des pratiques délétères véhiculées certes par les idéologies totalitaires mais aussi par le libéralisme manchestérien anglais et par le républicanisme et “révolutionnisme institutionalisé” de la France. Aucune de ces recettes ne semblait bonne pour restaurer une Europe conviviale, respectueuse des plus belles réalisations de son passé.

À suivre

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