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Pourquoi relire Koestler ? Entretien avec Robert Steuckers à l’occasion de ses dernières conférences sur la vie et l’œuvre d’Arthur Koestler 5/5

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Dans La Lie de la terre, les Belges de l’immédiat après-guerre ont dû lire avec jubilation un portrait de Paul Reynaud, décrit comme un “tatar en miniature” ; “il semblait, poursuit Koestler (p. 144), que quelque part à l’intérieur de lui-même se dissimulait une dynamo de poche qui le faisait sautiller (jerk) et vibrer énergiquement” ; bref, un sinistre bouffon, un gnome grimaçant, animé par des “gestes d’automate”. Braillard vulgaire et glapissant, Paul Reynaud, après ses tirades crapuleuses contre Léopold III, a été le personnage le plus honni de Belgique en 1940 : son discours, fustigeant le Roi, a eu des retombées fâcheuses sur un grand nombre de réfugiés civils innocents, maltraités en tous les points de l’Hexagone par une plèbe gauloise rendue indiciblement méchante par les fulminations de Reynaud. Le ressentiment contre la France a été immense dans les premières années de guerre (et fut le motif secret de beaucoup de nouveaux germanophiles) et est resté durablement ancré chez ceux qui avaient vécu l’exode de 1940.

Après les hostilités et la capitulation de l’Allemagne, la situation insurrectionnelle en France en 1947-48 inquiète une Belgique officielle, secouée par la répression des collaborations et par la question royale. Une France rouge verra-t-elle le jour et envahira-t-elle le territoire comme lors de la dernière invasion avortée de Risquons-Tout en 1848, où les grenadiers de Léopold Ier ont su tenir en échec les bandes révolutionnaires excitées par Lamartine ? Idéologiquement, les deux pays vont diverger : en France, un pôle politique communiste se durcit, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et va se perpétuer quasiment jusqu’à la chute de l’Union Soviétique, tandis qu’en Belgique, le mouvement va s’étioler pour vivoter jusqu’en 1985, année où il n’aura plus aucune représentation parlementaire. Julien Lahaut, figure de proue du parti communiste belge, qui avait été chercher tous les prisonniers politiques croupissant dans les camps de concentration français des Pyrénées (communistes, rexistes, anarchistes et nationalistes flamands sans aucune distinction), sera assassiné par un mystérieux commando, après avoir été accusé (à tort ou à raison ?) d’avoir crié “Vive la république !” au moment où le jeune Roi Baudouin prêtait son serment constitutionnel en 1951. Le communisme n’a jamais fait recette en Belgique : à croire que la leçon de Koestler avait été retenue.

De Koestler au post-sionisme

Aujourd’hui, il faut aussi relire Koestler quand on aborde la question judéo-israélienne. Les séjours de Koestler en Palestine, à l’époque du sionisme balbutiant, ont conduit, en gros, à une déception. Ce sionisme, idéologiquement séduisant dans les Burschenschaften juives de Vienne, où le niveau intellectuel était très élevé, s’avérait décevant et caricatural dans les kibboutzim des campagnes galiléennes ou judéennes et dans les nouvelles villes émergentes du Protectorat britannique de Palestine en voie de judaïsation. Même si Koestler fut le premier inventeur de mots croisés en hébreu pour une feuille juive locale, l’option en faveur de cette langue reconstituée lui déplaisait profondément : il estimait qu’ainsi, le futur citoyen palestinien de confession ou d’origine juive se détachait des vieilles cultures européennes, essentiellement celles de langues germaniques ou slaves, qui disposaient d’une riche littérature et d’une grande profondeur temporelle, tout en n’adoptant pas davantage l’arabe. Ce futur citoyen judéo-palestinien néo-hébraïsant adoptait une sorte d’esperanto largement incompris dans le reste du monde : selon le raisonnement de Koestler, le juif, en s’immergeant jusqu’à l’absurde dans l’idéologie sioniste, devenue caricaturale, cessait d’être un être passe-partout, un cosmopolite bon teint, à l’aise dans tous les milieux cultivés de la planète. L’hébraïsation transformait l’immigré juif, cherchant à échapper aux ghettos, aux pogroms ou aux persécutions, en un plouc baraguinant et marginalisé sur une planète dont il n’allait plus comprendre les ressorts. Plus tard, dans les années 70, Koestler rédigera La Treizième Tribu (1976) un ouvrage ruinant le mythe sioniste du “retour”, en affirmant que la masse des juifs russes et roumains n’avaient aucune racine en Palestine mais descendaient d’une tribu turco-tatar, les Khazars, convertie au judaïsme au Haut Moyen Âge. Poser le mythe du “retour” comme fallacieux est l’axiome majeur de la nouvelle tradition “post-sioniste” en Israël aujourd’hui, sévèrement combattue par les droites israéliennes, dont elle ruine le mythe mobilisateur.

Beaucoup de pain sur la planche pour connaître les tenants et aboutissants des propagandes “américanosphériques”

Reste à analyser un chapitre important dans la biographie de Koestler : son attitude pendant la Guerre Froide. Il sera accusé d’être un “agent des trusts” par les communistes français, il adoptera une attitude incontestablement belliciste à la fin des années 40 au moment où les communistes tchèques, avec l’appui soviétique, commettent le fameux “coup de Prague” en 1948, presque au même moment où s’amorcent le blocus de Berlin, métropole isolée au milieu de la zone d’occupation soviétique en Allemagne. Koestler ne sera cependant pas un jusqu’au-boutiste du bellicisme : il s’alignera assez vite sur la notion de “coexistence”, dégoûté par le schématisme abrupt des démarches maccarthistes. Cependant, sa présence, incontournable, dans la mobilisation d’intellectuels “pour la liberté” révèle un continent de l’histoire des idées qui n’a été que fort peu étudié et mis en cartes jusqu’ici. Ce continent est celui, justement, d’un espace intellectuel sollicité en permanence par certains services occidentaux, surtout américains, pour mobiliser l’opinion et les médias contre les initiatives soviétiques d’abord, autres ensuite. Ces services, dont l’OSS puis la CIA, vont surtout tabler sur une gauche non communiste voire anticommuniste, avec des appuis au sein des partis sociaux démocrates, plutôt que sur une droite légitimiste ou radicale. C’est dans cet espace intellectuel-là, auquel Koestler s’identifie, qu’il faut voir les racines de la “nouvelle philosophie” en France et de la “political correctness” partout dans la sphère occidentale, ainsi que des gauches “ex-extrêmes”, dont les postures anti-impérialistes et les velléités auto-gestionnaires ont été dûment expurgées au fil du temps, pour qu’elles deviennent docilement des porte-voix bellicistes en faveur des buts de guerre des États-Unis. Un chercheur allemand a inauguré l’exploration inédite de cet espace : Tim B. Müller dans son ouvrage Krieger und Gelehrte – Herbert Marcuse und die Denksysteme im Kalten Kriege (Humboldt-Universität, Berlin) ; ce travail est certes centré sur la personnalité et l’œuvre du principal gourou philosophique de l’idéologie soixante-huitarde en Allemagne et en France (et aussi, partiellement, des groupes Planète de Louis Pauwels !) ; il relie ensuite cette œuvre philosophique d’envergure et la vulgate qui en a découlé lors des événements de 67-68 en Europe aux machinations des services secrets américains. La personnalité de Koestler est maintes fois évoquée dans ce livre copieux de 736 pages. Par ailleurs, le Dr. Stefan Meining, de la radio bavaroise ARD, et, en même temps que lui, l’Américain Ian Johnson, Prix Pulitzer et professeur à la TU de Berlin, ont chacun publié un ouvrage documenté sur la prise de contrôle de la grande mosquée de Munich par Said Ramadan à la fin des années 50.

En s’emparant des leviers de commande de cette importante mosquée d’Europe centrale, Ramadan, affirment nos deux auteurs, éliminait de la course les premiers imams allemands, issus des bataillons turkmènes ou caucasiens de l’ancienne Wehrmacht, fidèles à une certaine amitié euro-islamique, pour la remplacer par un islamisme au service des États-Unis, via la personnalité d’agents de l’AMCOMLIB, comme Robert H. Dreher et Robert F. Kelley. Ceux-ci parviendront même à retourner le Grand Mufti de Jérusalem, initialement favorable à une alliance euro-islamique. Les Américains de l’AMCOMLIB, largement financés, éclipseront totalement les Allemands, dirigés par le turcologue Gerhard von Mende, actif depuis l’ère nationale-socialiste et ayant repris du service sous la Bundesrepublik. La mise hors jeu de von Mende, impliquait également le retournement d’Ibrahim Gacaoglu, de l’Ouzbek Rusi Nasar et du Nord-Caucasien Said Shamil. Seuls l’historien ouzbek Baymirza Hayit, le chef daghestanais Ali Kantemir et l’imam ouzbek Nurredin Namangani resteront fidèles aux services de von Mende mais sans pouvoir imposer leur ligne à la mosquée de Munich. L’étude simultanée des services, qui ont orchestré les agitations gauchistes et créé un islamisme pro-américain, permettrait de voir clair aujourd’hui dans les rouages de la nouvelle propagande médiatique, notamment quand elle vante un islam posé comme “modéré” ou les mérites d’une armée rebelle syrienne, encadrée par des talibans (non modérés !) revenus de Libye et financés par l’Émirat du Qatar, pour le plus grand bénéfice d’Obama, désormais surnommé “Bushbama”. Il est temps effectivement que nos contemporains voient clair dans ces jeux médiatiques où apparaissent des hommes de gauche obscurantistes et néo-staliniens (poutinistes !), auxquels on oppose une bonne gauche néo-philosophique à la Bernard-Henri Lévy ou à la Finkelkraut ou même à la Cohn-Bendit ; des mauvais islamistes afghans, talibanistes et al-qaïdistes, mais de bons extrémistes musulmans libyens (néo-talibanistes) ou qataris face à de méchants dictateurs laïques, de bons islamistes modérés et de méchants baathistes, une bonne extrême-droite russe qui manifeste contre le méchant Poutine et une très méchante extrême-droite partout ailleurs dans le monde occidental, etc. Les médias, “chiens de garde du système”, comme le dit Serge Halimi, jettent en permanence la confusion dans les esprits. On le voit : nos cercles non-conformistes ont encore beaucoup de pain sur la planche pour éclairer nos contemporains, manipulés et hallucinés par la propagande de l’américanosphère, du soft power made in USA.

Il ne s’agit donc pas de lire Koestler comme un bigot lirait la vie d’un saint (ou d’un mécréant qui arrive au repentir) mais de saisir le passé qu’il évoque en long et en large pour comprendre le présent, tout en sachant que la donne est quelque peu différente.

Propos recueillis par Denis Ilmas à Bruxelles, déc. 2011/janv. 2012.

  • Signalons : Œuvres autobiographiques, Arthur Koestler, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994. Préface Phil Casoar. Réunit : La corde raideHiéroglyphesDialogue avec la mort (Un testament espagnol)La Lie de la terre et L'étranger du square. On pourra aussi se reporter à : Le temps des Bohèmes, Dan Franck, Grasset, 2015.

http://www.archiveseroe.eu/lettres-c18386849/43

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