Le report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, annoncé mardi soir par Mme Borne, n’est qu’une étape avant un report vers un âge encore plus élevé, comme le suggèrent déjà les journalistes économiques sur les ondes radiophoniques, en attendant qu’ils l’écrivent, une fois de plus et noir sur blanc, dans leurs éditoriaux des jours prochains. Déjà, la scénographie syndicale se prépare, à grands renforts de manifestations, de slogans, de calicots couleur fluo, et la Gauche, celle-là même qui a préparé les 43 ans de cotisation pour avoir une retraite à taux plein (réforme Touraine, sous le quinquennat de M. Hollande), monte sur ses grands chevaux, son amnésie en bandoulière et son hypocrisie en oriflamme : triste spectacle d’un pays légal qui dévalorise la parole politique pour quelques pourboires électoraux.
J’avoue avoir plus d’estime pour un Laurent Berger, syndicaliste dont je ne partage pas forcément les préjugés et les timidités dans l’action, que pour un Olivier Faure, apparatchik d’un parti sans colonne vertébrale et sans honneur, mais je ne méconnais pas non plus les insuffisances et la démagogie de syndicats qui, trop souvent, ont été les supplétifs d’un système socio-économique qu’ils partageaient avec les classes gouvernantes tout en faisant semblant de le contester. Dès les années 1900-1920, Georges Valois, promoteur d’un débat prometteur mais inachevé entre les syndicalistes ouvriers et les royalistes sociaux (1), dénonçait les faux-semblants d’un syndicalisme devenu quasiment officiel et régimiste au risque de s’interdire de repenser les bases du Travail et les conditions de son organisation. Il en est ainsi aujourd’hui, et c’est fort regrettable. Cela signifie-t-il qu’il faille se détourner totalement des syndicats et de leurs initiatives quand le combat social s’engage ? Non, je ne le pense pas, et je suis partisan d’un certain pragmatisme politique en ce domaine.
Soyons clair : je refuse toute démagogie, et toute contestation, si elle veut être crédible, doit être argumentée et, mieux encore, constructive. Dans le combat qui s’engage à nouveau, plus encore que les slogans, ce sont les propositions qui pourront crédibiliser l’opposition au report de l’âge de départ à la retraite, et il ne sera pas inutile de les porter, d’une manière ou d’une autre, au sein des cortèges syndicaux ou des coordinations professionnelles (un journaliste les qualifiait l’autre jour de « corporatives », ce qui n’est pas totalement faux au regard de la définition même de ce qu’était une corporation…), ou dans les discussions et débats que ne manqueront pas de soulever les projets de Mme Borne.
Les syndicats seront-ils ainsi capables de motiver une contestation qui soit capable d’aller au-delà d’elle-même ? Leurs échecs récents et leur perte de crédit dans le monde du Travail lui-même peuvent nous inciter à la prudence, et il faudra sans doute, non se passer d’eux complètement mais savoir les « déborder » : non par l’outrance mais par l’espérance (2) ; par la force des convictions et celle des propositions. C’est ce que je vais essayer d’initier ici, en tant que royaliste social soucieux de réfléchir aux conditions nécessaires à l’équilibre, à la justice et à l’avenir de la société française dans laquelle s’inscrit, en priorité, ma pensée et mon action.
Le refus d’un report de l’âge légal de départ à la retraite au-delà de 62 ans (limite qui, en soi, n’est pas inamovible, et qui peut elle-même, et selon les métiers et leurs contraintes, être discutée « à la baisse ») s’entend en priorité pour les professions liées au travail d’usine, du bâtiment, de la terre et du soin médical (entre autres, la liste précédente n’étant pas exhaustive), et à celles qui exposent au péril physique (fonctions de secours et de lutte contre le feu et les catastrophes, maintien de la sécurité publique, etc.). Ce refus ne doit pas, pour autant, prendre la forme d’une interdiction : qui veut poursuivre son activité professionnelle au-delà de l’âge légal de départ à la retraite doit, après examen médical et entretien de motivation dans certains cas, pouvoir le faire et être assuré d’être accepté au sein de l’entreprise ou de l’organisme d’origine, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui, d’ailleurs. Mais obliger des travailleurs à poursuivre leur activité professionnelle au-delà de leurs propres limites physiques et mentales parce que la loi y oblige en âge ou en trimestres travaillés, voilà qui paraît bien peu social et qui risque, à rebours de toute velléité d’amélioration des conditions de travail et de vie, d’amplifier le sentiment d’amertume et de ressentiment qui, désormais, semble parcourir la société toute entière, de part en part. Si les conditions de « l’acceptabilité sociale » ne sont plus réunies, il est fort à parier que le mal-être sensible aujourd’hui dans notre pays n’en sera que plus fort et, à terme, plus dangereux pour l’unité même de la nation : les risques d’une « sécession multiple » des catégories les plus affectées par la conjoncture économique actuelle et par des mesures gouvernementales déconnectées des réalités sociales humaines sont bien réelles, et le soulèvement des Gilets jaunes de l’automne 2018 nous rappelle que l’injustice sociale, quand elle est trop criante, porte en elle la révolte comme la nuée porte l’orage, peut-on affirmer en plagiant Jaurès (3).
(à suivre)
Notes : (1) : Georges Valois eut un parcours politique et idéologique complexe, mais sa période royaliste (qui dura tout de même plus de vingt ans, jusqu’à sa rupture brutale avec l’Action Française en 1926…) fut d’une grande densité intellectuelle et d’une richesse conceptuelle et pratique sur laquelle il n’est pas interdit de se pencher et de réfléchir.
(2) : L’outrance se marque souvent par un activisme désordonné qui vise à déstabiliser le Pouvoir sans s’assurer de ce qui pourrait suivre quand l’espérance, elle, s’inscrit dans le temps long et cherche à fonder un nouveau rapport de forces ou, mieux encore, un nouvel ordre des choses, le premier visant, en fait, à promouvoir le second.
(3) : Le socialiste Jean Jaurès, lors d’un déplacement à Lyon le 25 juillet 1914, quelques jours avant d’être assassiné, déclare dans un discours resté célèbre (autant que lettre morte, d’ailleurs) : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ! ». Une semaine après, la Grande Guerre faisait ses premières victimes…
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