Le travail n’est pas une maladie mais, trop souvent, il est, ou il est devenu une souffrance : nombre de nos concitoyens vont à leur bureau, sur leur chantier ou dans leur camion, sans autre envie que de… ne pas y aller ! Cela explique en partie la forte résistance au report de l’âge légal de départ à la retraite : deux ans de plus lorsque l’on n’aime pas (ou plus) ce que l’on fait, apparaît comme un calvaire malvenu et risque bien d’entraîner une démotivation d’autant plus forte que cette mesure d’une retraite à 64 ans n’est qu’une étape avant 65, voire 67 ans (et 69 ans pour l’âge de fin de la décote, promettent certains), et que les quadragénaires et quinquagénaires actuels voient la retraite comme un horizon qui s’éloigne à mesure qu’ils avancent, eux, en âge.
Il n’est pas certain que la productivité de ces employés, ouvriers ou cadres fatigués ou sans passion au travail, soit à la hauteur des espérances ou des exigences de leur entreprise ou de leur administration, et qu’elle soit suffisante pour permettre de remplir un peu plus les caisses qui doivent permettre de financer les retraites du moment. Le manque de souplesse et d’imagination, voire de justice, du projet de Mme Borne est la marque d’une faillite de la pensée gouvernementale sur le travail lui-même, d’une incapacité technocratique à raisonner autrement qu’en termes purement comptables quand le travail humain contemporain nécessiterait d’être repensé à l’aune des nouvelles conditions technologiques, de leurs apports et limites, mais aussi des contextes écologiques et sociaux, et des pratiques d’un meilleur partage des fruits du travail, non dans une logique égalitaire (qui n’est qu’une prime aux profiteurs du travail des autres), mais dans une perspective de justice sociale, moyen de la concorde et de la solidarité en France.
Rendre au travail ses lettres de noblesse est évidemment nécessaire, mais cela passe sans doute par une nouvelle valorisation des métiers, de l’ouvrage bien fait, de la dignité des travailleurs et de la reconnaissance de leur utilité sociale, non comme de simples soutiers d’un système économique mais comme les propriétaires reconnus de leur savoir-faire et de leurs capacités. Il est étonnant que notre société ne fête pas le travail ou, plutôt, qu’elle ne le fête plus, comme s’il ne devait être qu’une fonction obligatoire et simplement rémunératrice. Les corporations de l’ancienne France, qu’il est de bon ton de critiquer parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans une pure recherche de la profitabilité et qu’elles valorisent la qualité plutôt que la quantité (l’une, pourtant, n’étant pas forcément incompatible avec l’autre), avaient à cœur de fêter, chaque année et plusieurs fois dans ce temps, leurs traditions professionnelles, leurs différentes activités et leurs ouvrages, considérés comme des créations à part entière : le travail était alors vu par ces Métiers comme un élément de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’identité, intégrée dans l’appartenance à un corps socio-professionnel utile à l’ensemble communal ou provincial, et chacun pouvait être fier de cette intégration à la société. A l’époque, sans être négligeable, l’argent ne faisait pas tout, et le travail s’inscrivait aussi dans un jeu complexe de liens d’appartenance et d’échanges, ce que Charles Péguy a, jadis, eu l’occasion de rappeler et de valoriser dans nombre de ses écrits, en évoquant la fierté du travailleur, son éminente dignité que la société contemporaine lui dénie d’une certaine manière depuis qu’elle ne compte plus qu’en finances et en temps franklinien (1)…
La crise sociale actuelle ne se débloquera pas par des réformes de comptables quand il faudrait, d’abord, une réponse de civilisation qui ose parler d’honneur du métier, de beauté de la création, de dignité du travailleur. Le fait que, en souhaitant partir à un âge raisonnable à la retraite (qui, visiblement, n’entre pas dans les calculs de nos gouvernants actuels et des institutions de Bruxelles), nos concitoyens accordent plus d’importance au temps gagné qu’à l’argent perdu ainsi, montre bien l’inanité d’une réforme qui oublie que la valeur du travail humain n’est pas réductible à un simple calcul financier ou à des courbes économiques.
Notes : (1) : Benjamin Franklin est l’inventeur de cette formule terrible et, osons le dire, maudite : « le temps, c’est de l’argent »…
(à suivre)