Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Introduction à la géopolitique 2/2

Im-xKYHMicA_GG7xCGIyMlOhpq8.jpg

• 6) Quels sont les principaux théoriciens de la géopolitique ?

Je viens de vous les énumérer. Ratzel a affiné la géographie politique, étayant cette science d'arguments d'ordre anthropologique et ethnologique. Ratzel, par ex., étudiait les agricultures du globe, les modes de vie qu'elles généraient, et tirait de remarquables conclusions quant à l'aménagement du territoire. Mackinder a surtout énoncé la théorie de la « terre du milieu » dont je viens de parler. Il a créé un remarquable réseau d'enseignement universitaire et post-universitaire (réservé aux enseignants et aux militaires) pour la géographie, auparavant négligée dans le monde académique britannique. Haushofer a vulgarisé et popularisé les thèses de Mackinder, mais dans une optique très allemande et continentale, résolument hostile aux puissances anglo-saxonnes et favorable au Japon. Spykman a élaboré les grandes lignes de la stratégie globale américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale. Disciple de Mackinder, Spykman sera également à la base de la pratique géostratégique du containment.

Kjellen, qui se situe chronologiquement entre Mackinder et Haushofer, a brillament commenté et étudié les lignes de force des pratiques géopolitiques de chacune des grandes puissances engagées dans la Première Guerre mondiale. Ces commentaires étaient certes circonstanciels ; il n'en demeure pas moins vrai que leur pertinence garde toujours une validité aujourd'hui, à plus forte raison quand le canon tonne à nouveau dans les Balkans et que la zone austro-hongroise se reforme de manière informelle. Relire Kjellen à la lumière des événements de l'ex-Yougoslavie serait, pour nos diplomates, du plus grand intérêt.

• 7) La géopolitique a-t-elle été mise en pratique ?

Je viens de citer la politique du containment, celle de l'OTAN, de l'OTASE et du CENTO au cours de notre après-guerre, l'organisation du « cordon sanitaire » à la suite du Traité de Versailles (1919), etc. Plus près de nous, la Guerre du Golfe, menée pour restaurer intégralement la souveraineté koweitienne, procède d'une vieille stratégie anglo-saxonne, déjà appliquée dans la région. En effet, c'est un retour de la « question d'Orient », qui avait secoué les passions au début de notre siècle. La Turquie ottomane avait accès au Golfe Persique et à l'Océan Indien. Les Britanniques usent de leur influence pour que l'on accorde l'indépendance aux cheikhs de la côte, en conflit avec leurs maîtres ottomans. L'Angleterre se fait la protectrice de ce nouveau micro-État. De cette façon, elle peut barrer la route de l'Océan Indien aux Ottomans.

Quand Français, Suisses, Belges et Allemands se concertent pour créer un chemin de fer Berlin-Istanbul-Bagdad-Golfe Persique, les Britanniques s'interposent : l'hinterland arabe ou ottoman ne peut pas contrôler la côte koweitienne du Golfe, a fortiori s'il est appuyé par une ou plusieurs puissances européennes. Les Américains ont pratiqué, toutes proportions gardées et en d'autres circonstances, la même politique en 1990-91. Le conseiller du Président algérien Chadli, Mohammed Sahnoun, fin analyste de la politique internationale et bon géopoliticien, a écrit, notamment dans un numéro spécial du Soir et de Libération consacré au « nouveau désordre mondial » que si les Américains se désengageaient en Europe et en Allemagne, ils allaient jeter tout leur dévolu sur la région du Golfe (Émirats, Arabie Saoudite et Koweït), de façon à ce que ni l'Europe ni le Machrek arabe n'aient de débouchés directs sur l'Océan Indien. c'est une belle leçon de continuité géopolitique que les Américains nous ont donnée.

Examinons l'histoire de l'ex-Yougoslavie. En 1919, à Versailles, les puissances victorieuses créent l'État yougoslave de façon à ce qu'Allemands, Autrichiens, Hongrois et Russes n'aient plus d'accès à la Méditerranée. Ils rééditent de la sorte la tentative napoléonienne de créer des « départements illyriens », directement administrés depuis Paris, pour couper Vienne de l'Adriatique. En proclamant leur indépendance, Croates et Slovènes veulent rendre cette politique caduque. Et en faisant reconnaître leur indépendance par Vienne, Rome, Bruxelles et Berlin, en proclamant leur volonté de s'intégrer à la dynamique européenne en marche, ils donnent un accès à la Méditerranée à l'Autriche, à la Hongrie et à l'Allemagne réunifiée. Couplée à l'ouverture prochaine du canal de grand gabarit Rhin-Main-Danube, cette dynamique à l'œuvre montre que les énergies européennes sont en train de s'auto-centrer et que les logiques atlantiques, qui ont prévalu dans notre après-guerre, vont perdre de leur vigueur. Les conséquences géopolitiques et géostratégiques de cet « euro-centrage » et de cette lente « dés-atlantisation » sont d'ores et déjà visibles : chute de l'Angleterre et de la livre sterling, guerre sur le cours du Danube à hauteur d'Osijek (là où se trouvent nos casques bleus), velléités indépendantistes en Italie du Nord, revitalisation de l'industrie lourde autrichienne, mort lente de l'Ouest et du Sud-Ouest de la France, etc.

• 8) On reparle beaucoup de géopolitique ; ceci est-il à mettre en rapport avec l'évolution actuelle de l'Europe de l'Est ?

Évidemment. Si l'Europe n'est plus coupée en deux, elle se ressoude et centre ses énergies sur elle-même. L'Europe de l'Est n'est plus l'Europe de l'Est mais l'Europe centrale. Et la CEI, voire la seule République russe de Boris Eltsine, est l'Europe de l'Est. Les relations récentes entre la Turquie et les républiques islamiques turcophones ex-soviétiques sont le signe qu'une géopolitique nouvelle est en train de se dessiner en Asie Centrale.

• 9) Y a-t-il un avenir pour la géopolitique ?

Plus que jamais. Les instituts de réflexion géopolitique sortent du sol depuis peu comme des champignons ! En France, les travaux d'un prof. Michel Foucher (auteur de Fronts et frontières chez Fayard) font désormais autorité : son institut, basé à Lyon, dessine la plupart des cartes prospectives que vous découvrez dans la grande presse ou dans les revues spécialisées (L'Expansion par ex.). Ouvrez l'œil et vous verrez que ces cartes font partie du décor quotidien dans la galaxie Gutenberg. Citons encore Gérard Chaliand, à qui nous devons un magnifique Atlas stratégique (chez Fayard), devenu lecture obligatoire pour tous nos étudiants en sciences politiques. N'omettons pas non plus la belle revue, significativement intitulée Géopolitique et éditée par Marie-France Garaud, candidate malchanceuse aux élections présidentielles françaises de 1981. En France toujours, l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales) se préoccupe beaucoup de géopolitique, de même que son homologue britannique, le célèbre RIIA (Royal Institute of International Affairs), où sévissaient déjà Mackinder et le célèbre historien Toynbee. En Russie, le débat est ouvert : l'idée de « terre du milieu », la volonté de donner cohérence à celle-ci, les souvenirs des théoriciens de l'espace sibérien et du ministre du Tsar Witte reviennent à la surface. On peut véritablement parler d'un retour en force.

• 10) La géopolitique nous enseigne-t-elle quelque chose sur le devenir de l'Europe du Nord-Ouest, ainsi que sur celui de la Wallonie ?

Bien sûr. Mais rien n'a été systématisé. Espérons toutefois qu'on y remédiera vite. Quelques idées : l'espace du Nord-Ouest, le nôtre, est déterminé par les trois fleuves (Escaut, Meuse, Rhin) qui nous conduisent vers le centre de l'Europe. L'ouverture du canal Rhin-Main-Danube doit nous obliger à repenser l'histoire de ces trois fleuves. Nous sommes la zone portuaire de l'hinterland rhénan et suisse. Nous sommes un nœud autoroutier. Nos Ardennes sont un tremplin vers une Lorraine ruinée par le centralisme parisien. Vers une Alsace en prise directe avec l'Allemagne et la Suisse (notamment le centre industriel de Bâle). Mais aucune synergie transrégionale n'est possible tant que toutes les scories du jacobinisme statolâtre et centraliste ne seront pas impitoyablement éliminées chez nos voisins du Sud.

Le devenir de la Wallonie ne pourra être à nouveau expansif que si un gouvernement régional wallon peut dialoguer sur pied d'égalité avec un gouvernement régional lorrain ou alsacien ou « nord-pas-de-calaisien » (traduit de l'hexagonal : Flandre, Artois, Hainaut), exactement comme, sous l'impulsion de Jean-Maurice Dehousse, un gouvernement régional wallon non encore sevré dialogue avec le gouvernement de Rhénanie-Westphalie ou de Rhénanie-Palatinat. L'avenir est au dialogue entre régions, que nous devons faire triompher, au nom d'une idéologie pacifiste dictée par la raison (plus de guerres franco-allemandes, car nous en faisons les frais).

• 11) Comment s'initier à la géopolitique ? Quelles sont les publications actuellement accessibles ?

Pour le débutant, je conseille d'abord l'achat d'un bon atlas historique, notamment celui qu'édite Stock. L'atlas historique éclaire sur la mouvance des frontières et sur les enjeux territoriaux des guerres de l'histoire. Ensuite, le Que-sais-je ? des PUF (n°693 ; Charles Zorgbibe, Géopolitique contemporaine). Les ouvrages de Hervé Coutau-Bégarie, également parus aux PUF ou chez d'autres éditeurs (Économica not.), les ouvrages de Michel Foucher (Fayard), l'Atlas stratégique de Gérard Chaliand (Fayard), les entrées consacrées aux figures historiques de la géopolitique dans l'Encyclopédie des Œuvres philosophiques des PUF qui sortira de presse ce mois-ci et que l'on consultera à l'Albertine ou dans les grandes bibliothèques universitaires.

http://www.archiveseroe.eu/recent/24

Les commentaires sont fermés.