La première conclusion que tire Ben Judah est le changement de peuple qui intervient en Europe, d'une manière accélérée, très rapide et très récente. Le journaliste essaie de le recadrer avec un paragraphe du credo moderne : « L'Europe a toujours connu des vagues d'immigration. » Le chercheur ne se démonte pas : les proportions sont d'un tout autre ordre qu'auparavant et l'Europe change démographiquement et culturellement. Cette fois, le correspondant du Monde à Londres s’alarme : « N’y a-t-il pas un risque à nourrir avec ce discours l’extrême droite et la théorie du "Grand Remplacement" ? » La réponse de Ben Judah, qui trouve ce changement de peuple tout à fait sympathique, est claire : « L’Europe se transforme, démographiquement, culturellement, ethniquement. Nier ce fait, influencé par l’immigration, le vieillissement de la population et l’économie des travailleurs bon marché, reviendrait à laisser la discussion aux mains des tenants des théories du complot, qui imaginent que le remplacement des Européens autochtones serait orchestré par une sorte d’élite de l’ombre – presque toujours les Juifs. Je voulais offrir un antidote à ce complotisme en montrant la réalité de cette transformation, et l’humanité de ceux qui arrivent. »
C'est amusant, cette évolution. Amusant - pour ne pas dire horrible, évidemment. Le Grand Remplacement n'existait pas. Maintenant, il existe, mais c'est super. Demain, il sera accompli et on ne pourra plus rien y faire. Ainsi va la fortune de ce type de « théories complotistes ». Ben Judah identifie d'autres évolutions en Europe (mais qui, me semble-t-il, ne lui sont pas exclusives) : la prédominance des algorithmes pour gouverner nos vies, l'accès à la prostitution ou à la pornographie, qui relevaient autrefois des quartiers rouges et des ruelles glauques, en trois clics, le réchauffement du climat... Sa conclusion générale fait froid dans le dos : « L’Europe du passé est celle des châteaux forts, des menhirs, des églises gallo-romaines… Celle du présent est celle de l’Union européenne, des accords commerciaux. Mais, pour moi, l’Europe est d’abord une communauté de destins, tournés vers l’avenir. Toutes les personnes dans mon livre, même si elles sont venues d’Afrique ou de Syrie, se considèrent comme européennes parce qu’elles y voient leur avenir. Il est important que les Européens pensent plus à l’avenir et construisent une identité politique dans ce sens. »
M. Judah n'a peut-être pas tort sur les prémisses de son raisonnement. Il faudrait peut-être le reformuler un peu, toutefois : oui, l'Europe du passé a éclairé le monde de sa grandeur, son génie, sa beauté et son inventivité. L'Europe du présent, vidée de son âme, est livrée aux fonctionnaires de Bruxelles et au capitalisme débridé. De là à dire, comme M. Judah, que l'Europe est une communauté de destins où toutes les personnes qui vivent en Europe, « même si elles sont venues d'Afrique ou de Syrie, se considèrent comme européennes parce qu'elles y voient leur avenir », c'est aller un peu vite en besogne. Peut-être retrouverons-nous ce qui a fait la grandeur de la civilisation occidentale, un peu hâtivement appelée européenne. Dans ce sens, oui, « il est important que les Européens pensent plus à l’avenir et construisent une identité politique dans ce sens ». Une identité politique qui s'appuie sur plus de 10.000 ans d'Histoire commune, sur une diversité esthétique et religieuse permise par l'homogénéité ethnique, sur des spécificités culturelles jamais vues ailleurs (agir sur le monde et le rendre plus beau, exercer son esprit critique, vivre libre et debout, accueillir la complémentarité et l'égalité des sexes) et non sur l'accueil inconditionnel de gens qui se sont imaginé un avenir dans une Europe faible, dévitalisée, désarmée, rendue amnésique et devenue une vaste ville ouverte.
Aristote n'était pas talmudiste, mais on peut lui reconnaître, comme à d'autres hommes complets de l'Antiquité (comme Pythagore, mathématicien, musicien et champion olympique de boxe), d'avoir excellé dans des domaines très différents en « regard[ant] les choses sous différentes perspectives ». Alors, laissons-lui le dernier mot : « Une cité ne naît pas de n’importe quelle foule. C’est pourquoi les États qui ont admis des étrangers comme cofondateurs ou ensuite comme colons ont, pour la plupart, connu des séditions » (V, 1303 a 25-28). Nous y voilà.
Arnaud Florac
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