Lorsque le vendeur me présenta les morceaux en question, je lui glissai nonchalamment que je suis un grand admirateur de Djokovic. C’est alors que, comme s’il récitait une réponse préprogrammée, il me chanta les louanges de son propre joueur favori, Roger Federer, en m’exposant les raisons de sa préférence qui, il faut le dire, relevaient de notions tout sauf tennistiques : sa classe, son charisme, d’abord, mais surtout, son image polie et son exploit quasi surhumain de n’avoir jamais suscité nulle controverse. Enfin, d’une voix pleine d’admiration, il souligna que Federer, dans ces mots exacts, « est très “pas de vagues” ».
Je ne pus m’empêcher de me gausser, intérieurement, d’aussi sottes pensées, mais je me contentai d’acquiescer avant de vaquer à mes occupations. Seulement plus tard compris-je que la réponse du vendeur, loin d’être banale, mettait en évidence un basculement majeur à l’échelle sociétale. Elle me révéla un changement sournois dans ce que nous sommes enjoints d’admirer, ainsi qu’un effondrement de l’héroïsme et même de notre amour de la liberté.
Federer, l’homme qui ne laisse pas de trace
Pour rappel, Federer et Djokovic figurent parmi les plus grands champions dans l’histoire du tennis. Tandis que le premier profite d’une lune de miel ininterrompue avec les médias et les supporters grâce à ses prises de paroles mesurées, son image lisse et son aura de gentleman – de plus en plus surjouée, ajouterai-je, et qui frôle le culte de personnalité –, le second, Djokovic, cumule les controverses au fil des ans dues à son tempérament excentrique et sa franchise mordante. L’on pense, par exemple, à un message de soutien aux Serbes du Kosovo adressé en plein match, mais surtout, à son refus catégorique de se faire vacciner durant la crise sanitaire mondiale. Cette décision l’empêcha de participer à nombre de tournois, et lui valut une expulsion manu militari d’Australie, début 2022. Le traitement défavorable que lui réservent encore aujourd’hui les médias, le monde sportif et, par extension, une partie du public semble donc, de prime abord, une évidence.
Pourtant, quoi qu’on pense des décisions de Djokovic, n’en demeure pas moins qu’elles démontrent un réel courage. Malgré les répercussions importantes sur sa situation financière, sa carrière, son image et sa vie personnelle, jamais n’a-t-il prononcé ou posé le moindre mot ni le moindre geste qui ne traduisaient pas sa pensée profonde, honnête et surtout individuelle. Federer, de l’autre côté, incarne son contraire, ce qui ne requiert aucun courage : avec une fidélité toute chronométrique, le Suisse se comporte tel qu’on peut s’attendre de la part de toute vedette, sans laisser aucune trace. Ses paroles n’émanent pas d’un esprit libre, mais d’une équipe de communication, c’est-à-dire l’extension de la pensée de masse, du « prêt-à-penser ».
Djokovic seul contre tous
Or, je vous le demande, ici et là : que diable nous est-il arrivé afin que nous en venions à admirer l’homme des masses et mépriser l’homme libre ? Quelle pitoyable atrophie morale avons-nous dû subir pour trouver respectable le sempiternel « pas de vagues », synonyme de faiblesse, d’inauthenticité et, bien souvent, de capitulation ?
Et qu’est-ce que l’héroïsme, sinon le fait de tenir tête, seul contre tous, afin de rester fidèle à soi-même ? Se soucier aussi peu de l’avis d’un roi que celui d’un passant. Ne rien céder au doute ou à la moquerie, quitte à passer, auprès des masses dépourvues d’idéalisme, pour un Don Quichotte prenant d’assaut une poignée de moulins. Snober la main tendue du prestige, et à son ébahissement : « Que pourrait valoir davantage que la gloire et l’admiration que je t’offre ? » répondre, sans hésiter : « Ma propre voie ».
Il y a en effet lieu de s’inquiéter : comment réagirons-nous le jour où apparaîtra un véritable héros, capable de bousculer notre mièvre inertie, de servir de modèle de droiture, de courage, d’authenticité et d’individualisme, si déjà nous tournons le dos à Djokovic, qui démontre certes des qualités héroïques, mais qui reste, finalement, un simple athlète professionnel ? Lui jetterons-nous des pierres, ou lui lancerons-nous des feuilles de lauriers ? Son étincelle embrasera-t-elle nos âmes, ou souhaiterons-nous l’asphyxier dans la morne cellule du conformisme ? Nous fierons-nous au héros solitaire, ou aux hérauts des masses ?
Il est des contrées où le mot « liberté » revêt une connotation sinistre. Prenez l’exemple de la Chine : à en croire ses chantres rouges, il y a quelque chose de fondamentalement suspect chez ceux qui proclament un amour de la liberté. Attisant les flammes du chaos, ces anarchistes, ces individualistes – cela reviendrait au même – représentent un danger dont il faudrait détourner le regard afin d’en éviter la contamination ; la menace ultime au collectif, à la grande machine qui tomberait en ruine, fût-ce par la faute d’un seul rouage malavisé. Après tout, soulignent-ils, quelle idée perverse et ingrate que celle de la liberté, alors que le peuple est si généreusement guidé !
Le jour où il n’y aura plus de héros
Jadis, je tirais un certain réconfort dans l’idée que nous étions, ici, bien à l’abri de ces réflexes totalitaires et si peu occidentaux. Vous imaginerez donc ma stupeur vis-à-vis de l’argumentaire du vendeur, empreint de mépris pour l’héroïsme et de confort dans l’obéissance. À d’autres occasions, une stupeur encore plus glaciale me saisissait lorsque mes compatriotes québécois couvraient de moqueries ceux manifestant contre certaines politiques nationales ou s’inquiétant de dérives gouvernementales perçues comme autoritaires. Je pense à une moquerie particulière consistant à parodier ces manifestants en affublant de ridicule un mot pourtant central à nos valeurs, tout en exagérant un accent ouvrier, avec comme résultat : « Libârté ! » Écoutez, vous dis-je, avec quelle assurance ces gens ricanent, ignorant que l’Histoire, encore plus fort, ricane d’eux.
Quand s’essoufflent les ardeurs ancestrales, d’autres mœurs aussi étrangères qu’étranges, constatant le vide, s’installent et prennent leurs aises. Réservons-nous à l’héroïsme un destin si peu héroïque ? Sommes-nous les premiers témoins d’une sinisation de la mentalité occidentale ? La civilisation qui connut le courage d’Achille et le sacrifice de Léonidas, l’audace de David et la brillance d’Alexandre, l’étoile de Jeanne d’Arc et le panache de Cyrano de Bergerac, la ténacité de Churchill comme celle du général de Gaulle, a-t-elle donc si peur, aujourd’hui, de sortir du lot et, d’un sublime coup d’épée, trancher le nœud gordien ? Eût-il été plus sage et plus admirable que Napoléon s’en tînt au pusillanime « pas de vagues », ignorant l’appel de la gloire et privant le monde, dans les mots de Chateaubriand, du « plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine » ?
Allons, mes amis, la soumission et le manque d’audace, ce n’est pas nous ! Secouez-vous, réveillez-vous, bon sang ! Sommes-nous une race de petits boutiquiers et de masses anonymes, ou bien, de conquérants, de génies, d’explorateurs et de héros ? Cessons de haïr les esprits libres par jalousie. Lorsque tous vous enjoignent de dire « Oui », alors que votre intuition vous dit « Non », proclamez-le haut et fort et remarquez, malgré l’indignation générale, de nouvelles lueurs d’audace prendre vie dans des yeux enflammés. Mobilisez les forces de votre âme et menez une charge de cavalerie contre la paresse, l’indifférence et la petitesse, véritables poisons modernes. Faites en sorte que votre nom soit synonyme d’éclat, de fougue et de panache ! Car nous sommes en possession d’un récit ininterrompu depuis plusieurs millénaires, et qui ne cherche que des mains exaltées auxquelles transmettre le flambeau : le récit de l’héroïsme et de la liberté.
Photo : Roger Federer et Novak Djokovic à Melbourne pour l’Open d’Australie de 2016.
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