Avec sa plume traditionnellement accrocheuse, qui aura séduit plusieurs générations, celui qui est mort en 2006 dans la ville de Saint-Malo qu’il chérissait tant nous raconte la fabuleuse histoire des Vikings, rois des mers. Ici sont rassemblés les exploits d’Erik le Rouge, Harald Dent Bleue, Harald Belle Chevelure et tant d’autres, fils de la tempête et du feu, guerriers de la race des aigles et des loups. De la Baltique à la Méditerranée, franchissant l’Atlantique, explorant le futur Canada, ils déferlent sur le monde connu, dont ils repoussent les limites.
Jean Mabire a pris le parti de ressusciter, pour l’émotion et le plaisir du lecteur, des scènes et dialogues vivants, retraçant les épisodes les plus extraordinaires de cette épopée. Bien qu’elle s’adresse à notre imagination, cette narration est impeccablement documentée, historiquement solide. Jean Mabire au sommet de son art.
Que ce soit lorsqu’il raconte la Normandie ou la Seconde Guerre Mondiale, ou bien encore le Paganisme, Jean Mabire avait cette capacité de faire aimer des périodes de l’histoire ou des thèmes, par la force de son écriture.
Les Vikings est un ouvrage important, à posséder dans sa bibliothèque, pour entretenir la flamme de notre plus longue mémoire d’Europe.
Les Vikings – Jean Mabire – L’Ancre de Marine – 23€
Préface de Dominique Venner à la bibliographie de Jean Mabire réalisée par Alain de Benoist
« J’entends quelqu’un qui vient… » Ce fut l’un de ses derniers traits d’humour. Jean était hospitalisé une nouvelle fois. Il souffrait et savait qu’il touchait à la fin. Mais il était capable de rire de la mort qui le tirait par les pieds.
« Non, ce n’est pas ce que tu crois… » Ajouta-t-il en retenant un fou-rire. « Je ne suis pas comme le vieux Maurras. J’entends quelqu’un qui vient, mais c’est l’infirmière… »
Les initiés savent qu’en novembre 1952, la veille de la mort de Charles Maurras, dans une clinique de Tours, après une longue détention, de pieuses personnes avaient prêté au vieux maître de l’AF ces mots sibyllins : « J’entends quelqu’un qui vient… ». Elles suggéraient ainsi que le vieux mécréant, sur son lit de mort, dans sa complète surdité, aurait opéré un improbable ralliement de dernière minute au Dieu chrétien qu’il avait exécré toute sa vie (1).
Cette fable ne pouvait convaincre que de bonnes personnes ayant besoin de se rassurer. Mais elle amusait Jean Mabire qui n’était pas dupe.
Un écrivain puissant, protéiforme et poétique
Tous ceux qui l’ont connu de près se souviennent de l’ami, du complice, drôle, narquois, entraînant, modeste, enthousiaste. Ils restent à jamais marqués par le souvenir de l’homme de convictions et de fidélité, généreux, ignorant la rancune et le ressentiment, incapable même d’inimitié. Pour eux, il ne fut que joie communicative et amitié.
Il fut aussi tellement plus ! Pour beaucoup de ses lecteurs il fut un éveilleur sans égal, celui qui, d’abord, donna vigueur et beauté à l’idée normande. Pour un très vaste public jeune, il éleva aussi les combats de la Seconde Guerre mondiale au niveau de l’épopée, sans choisir entre les camps, racontant avec le même enthousiasme l’aventure casquée de la Division Charlemagne, les volontaires de la Brigade Frankreich, ou les paras britanniques des Diables rouges attaquent. Avec le même talent romanesque, il a fait revivre Les Samouraï, les fusiliers-marins de La bataille de l’Yser, les chasseurs alpins de Narvik, les matelots à pompons de l’Eté rouge de Pékin, ou les cosaques du baron Ungern. Il s’intéressait moins aux situations historiques qu’aux hommes contraints de se surpasser dans les combats, les révolutions ou la dure vie du soldat.
Mais tout cela n’est qu’une part seulement de son talent d’écrivain et de journaliste incroyablement fécond qui a tant fait pour les auteurs et les poètes normands (2).
Personnellement, je place très haut l’extraordinaire galerie de portraits de plusieurs centaines d’écrivains, réunies sous le titre Que Lire ? Jean Mabire y révèle plus qu’ailleurs encore sa fibre poétique. Avec une extraordinaire empathie, il sait trouver chez chacun de ses auteurs, même les plus éloignés de lui, ce qui les relie à un terroir, une tradition. Suivant ses propres mots, « on peut aimer Aragon sans être communiste et Céline sans être antisémite ». Jamais personne n’avait entrepris un tel travail de mise en perspective de tant d’écrivains, avec cette liberté. Il n’était pas question pour Jean de mobiliser à titre posthume ces écrivains pour une cause qui n’était pas la leur. « Je cherche au contraire à élargir notre horizon en découvrant parfois chez l’écrivain les plus divers la présence et même l’exaltation des valeurs qui sont les nôtres (3). »
Jean Mabire fut et demeure un grand écrivain et aussi un grand journaliste protéiforme. C’est ce que révèle d’emblée l’importante bibliographie établie par Alain de Benoist, et c’est bien entendu ce qui fait la qualité première de ce travail méticuleux. S’y révèle toute la richesse d’une œuvre et d’un esprit dont l’absence pèse chaque jour à ceux qui l’avaient aimé.
La “Communauté de Jeunesse”
Ce qu’il y a d’étonnant chez ce fou de littérature, ce dévoreur de livres, c’est qu’il était le contraire d’un rat de bibliothèque. Jusqu’à ses toutes dernières années, il avait besoin de partir sac au dos, camper en pleine nature avec ses copains de la belle étoile, comme aurait dit Saint-Loup.
C’est ainsi qu’au lendemain de la guerre, trop jeune pour avoir pu y participer, dans une Auberge de la Jeunesse proche des Rochers de Fontainebleau, il fait la connaissance de Tristan Mandron, sympathique garçon aux cheveux courts, repérable à son sac à dos. Sur les courroies du sac étaient gravées des runes nordiques. « On ne s’est plus quitté » dira Mandron (4). Avec quelques copains, amateurs de randonnées et de feux de camp, ils se retrouveront chaque fin de semaine, dans un esprit très Wandervögel ou “Ajiste”. L’idée germe entre eux d’aiguiser leur “vision du monde”, leur Weltanschauung, comme on dit au-delà du Rhin. Une soirée hebdomadaire sera consacrée à des échanges enfiévrés. Chaque fois, un thème était creusé sous la direction d’un des participants. On mettait aussi des paroles françaises sur des chants venus de Germanie, qui vont conquérir bientôt l’armée française et quelques mouvements de jeunesse attirés par l’action. On préparait fiévreusement le prochain solstice d’été ou la prochaine virée en stop vers les Flandres ou l’Allemagne du Nord, pour y retrouver Fred Rossaert et d’autres garçons ou des filles aux genoux halés. Ainsi naquit la “Communauté de Jeunesse”, association sans statuts, mais grosse d’une longue postérité.
Jean Mabire a raconté cette époque et les interrogations qui l’ont conduit à l’idée normande : « Nous étions quelques garçons trop jeunes pour avoir affronté l’épreuve de la guerre et qui nous retrouvions, poissons sans eau sur un rivage que venait d’abandonner le grand raz-de-marée. Oui, c’était bien l’eau qui nous manquait. Mao parle du partisan “dans son peuple comme un poisson dans l’eau”… Quel peuple alors ? L’Europe, coupée en deux n’était plus qu’un mythe… Alors la France ? Elle vivait encore de ses guerres civiles, et si nous nous en faisions une « certaine idée, ce n’était ni celle des vainqueurs, ni celle des vaincus… Donc nous cherchions autre chose. Une patrie ou un peuple qui existassent par eux-mêmes, bien avant et bien après les sanglantes et folles convulsions de l’actualité… En m’enracinant en Normandie, je décidais de monter la garde sur quelque littoral sacré (5). »
Le ré-enracinement de la revue “Viking”
L’idée de ce ré-enracinement lui était venu, dira-t-il, de son aîné, le Breton Olier Mordrel, l’un des acteurs essentiels de Breiz Atao, le mouvement nationaliste breton, fondateur de la revue Stur. « Cette revue émergeait de l’océan celtique comme un iceberg irradiant de lumière ». Cette aventure, précise Mabire, s’arrêta davantage en 1939 qu’en 1945. Les quatre numéros de Stur parus pendant la guerre « n’ont pas la fulgurance de ceux des années trente ». Peu après 1945, justement, un ami de Jean lui prête une collection de Stur. « Grâce à cette quinzaine de numéros, j’ai vécu pendant quelques mois dans une totale communauté d’idées et d’instincts avec Mordrel. Même Drieu ne m’avait pas procuré un tel éblouissement ». Jean venait de découvrir l’importance décisive de certaines revues pour la naissance d’un mouvement d’idées.
En ce temps-là, Jean étudiait à l’Ecole des Métiers d’Arts (section vitrail) de la rue de Thorigny. Peu après, en 1949, il fonde sa propre revue devenue mythique, Viking, consacrée à la culture des pays normands. À cette époque lointaine, les tracts et les petites revues étaient tirés à la ronéo, invention disparue. Il fallait taper les textes à la machine, en ôtant le ruban, sur un “stencil”, sorte de pellicule opaque qui devenait ainsi perméable à l’encre. C’était déjà tout un travail. Mais pour dessiner sur stencil, il fallait être un artiste d’une habileté rare. Comme pour la gravure sur cuivre, l’exercice ne permettait pas l’erreur. Une jeune femme blonde, qui allait devenir la première Mme Mabire et la mère d’Halvard, Nordahl et Ingrid, encadrait et illustrait ainsi Viking d’images d’une mystérieuse beauté, runes et roues solaires, transposant dans cette technique l’art des miniaturistes médiévaux (6). Tristan Mandon avait acheté aux Puces une ronéo Gestetner à manivelle. Avec elle, il a “tourné” les seize premiers numéros de la revue qui a imposé le fait culturel viking, complètement inconnu des Français, fussent-ils Normands.
L’expérience de la guerre d’Algérie
Nous sommes alors au milieu des années cinquante, et bientôt au début des années soixante. Plusieurs faits nouveaux vont inscrire leur marque dans l’itinéraire de Jean Mabire. Tout d’abord son travail de journaliste professionnel à la rude école d’un quotidien de province, La Presse de la Manche, publié à Cherbourg. Il y a travaillé de l’automne 1956 à l’été 1963 (7), avec une interruption d’un an, d’octobre 1958 à octobre 1959, période de son rappel en Algérie comme officier de réserve, à la tête d’un commando de chasse comptant une majorité de harkis.
Cette expérience de la petite guerre devait imprimer son empreinte à jamais. Elle ne sera pas seulement à l’origine d’un roman très personnel, Les Hors la loi (1968), republié plus tard sous le titre Commandos de chasse. Elle établira un lien de forte solidarité avec la génération de la guerre d’Algérie. Elle lui fera connaître Philippe Héduy, bientôt son ami, auteur inspiré du magnifique roman Au lieutenant des Taglaïts. Héduy l’attirera fin 1962 dans l’aventure de L’Esprit public. Ce journal, conçu par Jacques Laurent, Roland Laudenbach et Raoul Girardet, était en quelque sorte la façade légale de l’OAS. Ce n’est pas ce qui intéressait Jean Mabire. Il se sentait solidaire des “soldats perdus”, tout en tenant à distance les idées politiques dites de l’Algérie française. Il s’en expliquera très clairement dans son essai Drieu parmi nous, publié en 1963 à la Table Ronde.
La présentation de ce livre (4e de couverture) en campait la logique : « À l’automne de la guerre d’Algérie, un journaliste revenait à Cherbourg après avoir été rappelé pendant un an comme officier de réserve. Au retour de cette expérience […], il trouva dans la lecture de La Comédie de Charleroi [de Drieu la Rochelle] une fraternelle résonance… » Ainsi est établi le lien entre le Normand Drieu et les souvenirs personnels de Mabire qui affleurent ici et là dans son essai. Il faut se souvenir que celui-ci fut écrit à chaud, au début de 1963, quelques mois après l’indépendance de l’Algérie. C’est ce qui donne tout leur prix à certaines pages : « Nous sommes sans doute peu nombreux, écrivait Jean, pour avoir refusé au cours de la guerre d’Algérie les slogans de l’un et l’autre bord. L’Algérie française nous paraissait aussi dérisoire que l’Algérie arabe, mais la lutte de la France en Algérie était une épreuve et un creuset. Elle a permis de distinguer les courageux de l’un et l’autre camp, les opportunistes des deux bords, les camarades et les salauds… (8) » Pensant aux soldats français morts durant celle guerre, il écrit encore : « Et nous savons bien qu’ils sont morts finalement ni pour une patrie ni pour une idée, mais pour eux-mêmes, pour ne pas céder, pour ne pas subir, parce qu’il n’y a pas d’autre issue que le courage… (9) »
L’aventure fondatrice d’Europe Action
Cette façon de voir, et la grande liberté de ton adoptée par Mabire dans ses articles de L’Esprit public à l’égard des poncifs de la vieille droite, soulevèrent l’indignation de ceux qui s’en réclamaient. À l’inverse, les positions “révolutionnaires” du journaliste normand entraînaient l’enthousiasme des lecteurs les plus jeunes. On était au printemps 1965. L’aventure de presse de L’Esprit public touchait à son terme. Elle avait eu le mérite de faire connaître le nom de Jean Mabire à un public neuf qui ne cessera de s’étendre. Une autre aventure allait commencer, celle d’Europe Action. Une aventure d’une intensité et d’une portée qu’il n’est pas encore temps de mesurer.
J’avais fait la connaissance de Jean Mabire en avril 1965. Nous avions tous les deux vécu la guerre d’Algérie, suivie pour ma part d’engagements pugnaces. Je lui proposai de devenir le rédacteur en chef de la revue Europe Action, fondée en janvier 1963, peu après ma sortie de prison. Là s’est forgée notre amitié, notre estime commune, notre complicité. Il m’est difficile d’en parler aujourd’hui en faisant taire mon émotion. Je préfère céder la parole à Jean. Avec ses propres mots, il a su parler de cette expérience unique vécue en commun : « Je n’ai rencontré Dominique Venner qu’au printemps 1965. Tout de suite “Dom” et très vite “tu”. Il venait d’avoir trente ans, le bel âge. J’en avais trente-huit. […] Entre juin 1965 et novembre 1966, nous avons vécu, côte à côte, en responsables et militants tout ensemble cette singulière aventure. Seize mois embarqués à bord du même brick corsaire. Lui directeur politique et moi rédacteur en chef. Mais aussi soutiers, pilotes, galériens, toutes les corvées et toutes les joies (10)… »
« Il fallait sortir le journal tous les mois, dans une atmosphère de pauvreté franciscaine qui nous allait bien au teint. Pauvreté, certes. Mais aussi richesse. Richesse d’un courage, d’une amitié que je n’avais pas connus depuis bien longtemps et que je ne suis sans doute pas près de retrouver. J’ai rarement été si enthousiaste et si “croyant”. »
Ce fut écrit, on peut le souligner, en novembre 1994. Jean poursuivait : « Je croyais qu’on pouvait gagner. Non pas prendre le pouvoir comme l’imaginaient les naïfs. Mais former les cadres révolutionnaires de demain… Quelques centaines de garçons et quelques dizaines de filles ont participé à cette aventure. Ceux de la Fédération des Etudiants nationalistes, notre FEN à nous, et des Cahiers Universitaires. »
Jean détaillait les particularités de ce militantisme : « Les amis d’Europe Action, braves petits soldats politiques, qui avaient tiré toutes les leçons d’un activisme voué à l’échec, constituaient une élite. Je dirais même un Ordre. Ils étaient le creuset d’où allaient surgir pas mal d’initiatives ultérieures, impasses ou réussites, peu importe […]. Pour moi, l’aventure d’Europe Action reste fondatrice. Idéologiquement et humainement. Nous avons marqué des hommes pour la vie en leur faisant découvrir une école de courage, de lucidité, d’esprit de sacrifice. »
D’autres aventures et les “Oiseaux migrateurs”
Pour Jean Mabire, d’autres aventures suivront, différentes bien entendu. Sa vie sera scandée de stances successives et, si l’on y songe, parfaitement cohérentes. Aventure de la participation aux travaux et activités du Groupement de Recherche pour la Civilisation Européenne (GRECE). Aventures professionnelles de l’édition avec les premiers grands récits de guerre pour la collection Corps d’Elite aux Editions André Balland où je l’avais entrainé. Simultanément, il amorçait une longue collaboration de presse au journal Minute de la grande époque où l’avait fait entrer Philippe Héduy. Et, bien plus tard, après la publication d’innombrables livres à succès, précisément au printemps 1991, il entamera pour plusieurs années la publication chaque semaine dans l’hebdomadaire National Hebdo ses extraordinaires portraits d’écrivains réunis ultérieurement en plusieurs volumes sous le titre Que Lire ?
Les aventures n’étaient pas terminées, loin de là. Tout en poursuivant le travail titanesque de Que Lire ? et en publiant toujours de nouveaux récits, Jean apportait son soutien enthousiaste et compétent au mouvement des “Oiseaux Migrateurs”, créé par des jeunes las de l’activisme lors du solstice d’hiver de 1991. Aucune initiative n’était mieux faite pour lui. Elle réveillait le souvenir de la “Communauté de Jeunesse” d’autrefois, avec un dynamisme remarquable et une nouveauté de taille puisqu’il s’agissait d’un mouvement mixte (11). Les participants étaient tous jeunes, garçons et filles. Je peux témoigner du choc admiratif que fut ma première rencontre avec eux. J’étais venu présenter un exposé à la demande de Jean, “Maît’Jean”, comme l’appelaient désormais ses jeunes disciples. C’était à l’occasion d’une “Haute Ecole Populaire” (12). Remarquable initiative qui lui était due.
Au cours d’une fin de semaine, le groupe se réunissait dans un logis campagnard normand, faisant alterner randonnée, chants, veillée et formation de l’esprit. Les deux journées étaient scandées par un rituel strict et souriant. Les garçons étaient en pull marin, knickers bruns et vestes de chasse. Les filles – très jolies, ma foi – en jupes longues accordées aux tenues masculines. Visages clairs et toniques, ambiance énergique et joyeuse. Des conférenciers venaient traiter à titre amical une grande diversité de sujets. Jean participait aux activités de ses “Oiseaux” sur un strict pied d’égalité, appliquant à la lettre son idée d’un “socialisme européen”, en rupture complète avec la ségrégation sociale de la bourgeoisie française, partageant sa gamelle avec les camarades.
Il a fait vivre un rêve
La rusticité ne lui avait jamais pesé. Durant une longue période des années 70 et 80, il s’était déplacé de gîte en gîte à bord d’un break aménagé en bibliothèque. Il pouvait même y dormir. À cette époque, j’avais planté ma tente entre mes livres et mes fusils de chasse dans une vieille maison à la jonction des forêts de Compiègne et de Retz. En marchant vers l’ouest, on grimpait un raidillon sablonneux dans un décor de buissons secs qui me rappelait la maison fortifiée d’Aïn Zana, au temps de la guerre d’Algérie et de mes vingt ans. Il nous fallait veiller sur la frontière tunisienne par où s’infiltraient les fels. Le « barrage » n’était pas encore édifié, que Jean connaîtra plus tard à la tête d’un commando de chasse. Mais de ces histoires d’anciens combattants, nous parlions peu. Nous avions tant à dire sur l’avenir que nous voulions bâtir !
Souvent, Jean venait travailler et se détendre dans mon repaire. Je me pliais à l’horaire de sa journée. Début du travail tôt le matin. Et cela durait jusqu’en fin de journée, avec une pause rapide pour déjeuner. Quand sa machine à écrire cessait de crépiter, nous chaussions bottes ou chaussures de marche pour de longues ballades en forêts. Je lui faisais découvrir la silhouette fugace d’une biche ou d’un chevreuil. Puis retour au logis pour une soirée devant la cheminée. Des saucisses grillaient sur les braises, le vin nous réchauffait l’âme. Nous parlions du présent, du passé et de l’avenir. Jean avait toujours une nouvelle anecdote comique à sortir de sa besace. Il racontait avec gourmandise, se retenant de rire jusqu’à la conclusion.
– Tu sais ce qu’Anna de Noailles disait de Dieu ?
– Je sens que tu vas me le dire. J’ai seulement retenu que cette païenne résolue, auteur d’innombrables poèmes un peu oubliés, était une grande bavarde.
– Tout juste. Elle déclare un jour à un ami : « Si Dieu existait, je le saurais. Je m’adresse à lui chaque jour, et il ne m’a jamais répondu… » Réplique de l’ami : « C’est peut-être que vous ne lui avez pas laissé placer un mot. »
Nous mêlions à ces blagues les sujets plus graves qui nous tenaient à cœur. Pour Jean, littérature et politique ne pouvaient être séparées. Mais il ne faut pas se tromper sur les mots. Quand il disait “politique”, il n’entendait pas la cuisine médiocre qui alimente les journaux de potins. Pour lui, politique signifiait “vision du monde et de la vie”. Il en avait gardé le sens qu’on lui donnait souvent durant la première moitié du XXe siècle, quand la politique se faisait religion et que l’on pouvait mourir pour elle.
Jean Mabire n’a pas fabriqué un système, il a fait vivre un rêve. Il a ouvert une voie et laissé un modèle : celui d’un homme qui a toujours vécu en accord avec ses idées. Ses talents lui auraient permis de faire une carrière enviée dans la presse et l’édition de son temps à condition de se renier. C’était pour lui impensable et infaisable. Il a choisi de rester fidèle aux réprouvés parmi lesquels il se sentait bien. Dans Drieu parmi nous (1963), il écrivait : « Nous avons juré de ne jamais devenir des conformistes ». C’est ce qui assurera sa pérennité.
Dominique Venner
Notes :
1 On sait que Charles Maurras manifestait par ailleurs beaucoup de considération pour l’Eglise catholique, en tant qu’institution sociale et politique, libérée selon lui, par sa discipline hiérarchisée, des « poisons » contenus dans les Evangiles.
2 Dans la copieuse préface qu’elle a donnée au livre de Jean, Des poètes normands et de l’héritage nordique (Editions Anthée, 2003), Katherine Hentic, sa deuxième épouse, a très bien dit ce que furent ses efforts constants en faveur de ces méconnus.
3 Jean Mabire, Avant propos au premier volume de Que Lire ? Editions nationales, Paris 1994, p. 13. Chaque portrait d’écrivain de la galerie des Que Lire ? est accompagné d’une copieuse bibliographie établie par Anne Bernet.
4 Tristan Mandron. Entretien recueilli par le Bulletin des Amis de Jean Mabire, n° 15, solstice d’été 2007.
5 Jean Mabire, Ce que je dois à Olier Mordrel, Éléments, Hiver 1985, p. 53.
6 L’illustratice de Viking repose depuis 1974 dans le petit cimetière normand d’Éculeville, où l’ont rejoint son fils Nordahl, qui a choisi de s’en aller en 2001, et Jean lui-même, après sa mort, le 29 mars 2006.
7 Certains articles écrits par Jean Mabire dans ce quotidien seront réunis en un volume sous le titre Pêcheurs du Cotentin (Editions Heimdal, Caen 1975). Ses souvenirs de journaliste seront le prétexte à un roman sur l’atmosphère pittoresque de la presse avant la révolution informatique, L’Aquarium aux nouvelles (Editions Maître Jacques, Caen, 2000).
8 Jean Mabire, Drieu parmi nous, La Table Ronde, 1963, p. 51.
9 Id, p. 241.
10 Jean Mabire, article publié dans le journal Présent du 26 novembre 1994 sous le titre Dominique le rebelle. Il s’agissait d’une longue évocation de mon essai autobiographique Le Cœur rebelle (Belles Lettres, 1994).
11 La fondation des “Oiseaux Migrateurs” et la participation de Jean Mabire à la vie de ce mouvement a été évoquée notamment par Benoît Decelle dans le Magazine des Amis de Jean Mabire, n° 26, Printemps 2010.
12 L’appellation “Haute Ecole populaire” avait été imaginée au XIXe siècle par Nicolas Grundtvig, sorte de prophète danois d’un retour au paganisme nordique, sans cesser d’être pasteur de l’Eglise luthérienne. Jean Mabire a longuement évoqué sa figure dans son livre Les grands aventuriers de l’histoire. Les éveilleurs de peuples (Fayard, 1982).
Crédit photos : DR
[cc] Breizh-info.com, 2016 dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine
https://www.breizh-info.com/2016/04/06/41321/normandie-reedition-vikings-de-jean-mabire/