Plusieurs de vos ouvrages ont été réédités récemment. Est-ce la marque d’un intérêt nouveau des Russes pour leur langue ?
Certaines rééditions augmentées rendent compte des progrès de mes travaux, mais d’autres répondent en effet à un regain d’intérêt du public pour la langue russe. En tant que linguiste, j’enseigne la langue à travers les mentalités, or les gens ont envie de savoir qui ils sont, d’où ils viennent. J’y vois une réaction contre l’américanisation du monde. Déjà, les slavophiles du 19e siècle avaient voulu renouer avec l’identité russe en réaction contre le mouvement d’occidentalisation initié par le tsar Pierre Ier. Ils avaient entrepris de collecter les légendes et le vocabulaire anciens. Ils étaient allés les chercher vers le Nord. Pourquoi le Nord ? Parce que cette région qui ne connaissait pas le servage et avait vu affluer ceux qui cherchaient à y échapper. Elle était ainsi devenue un conservatoire des légendes. De même en Occident, après le rationalisme de l’époque des Lumières, de nombreux artistes avaient cherché à renouer avec votre passé symbolique en collectant des récits populaires.
Quitte à les arranger au passage, peut-être…
Justement, les polémiques autour des récits d’Ossian collectés par McPherson en Ecosse ont eu un équivalent en Russie avec le Dit de la campagne d’Igor, qui a inspiré l’opéra Le Prince Igor de Borodine. Beaucoup le considéraient comme une fabrication. J’ai été le premier à le déchiffrer du vieux-russe et à montrer qu’il était certainement très ancien. En étudiant sa rythmique, j’ai constaté qu’il fallait lire cette œuvre en fonction des accents repérés dans les manuscrits les plus anciens et dont il reste des traces dans le serbo-croate contemporain. Prononcés à voix haute, des vers sans relief aujourd’hui prennent une force poétique évidente. Avec les mêmes méthodes, j’ai pu montrer aussi que certains vers de l’épopée avaient perdu leur valeur poétique originelle en changeant de place, sans doute par la faute d’un copiste distrait. Il reste cependant dans le Dit de la campagne d’Igor des mots inconnus dont je n’ai pu déchiffrer la signification
Cette œuvre a-t-elle des parentés avec les récits occidentaux ?
Elle ressemble clairement à votre Chanson de Roland. Nos récits anciens sont souvent construits autour d’un héros comparable au chevalier de vos chansons de geste médiévales : le bogatyr. Plusieurs légendes portent sur une triade de héros – le nombre trois est sacré – qu’on pourrait rapprocher d’Arthur, Kai (Keu) et Gauvain. Nos trois bogatyrs sont issus des trois castes de la société. Ilia représente les paysans, Dobrynya, toujours figuré au milieu comme dans le célèbre tableau de Viktor Vasnetsov, représente les soldats et Aliocha est fils de prêtre. Les bogatyrs affrontent des dragons immortels pour libérer des jeunes filles captives. Ils possèdent une force intérieure énorme, qu’ils doivent aller chercher au loin, un thème évidemment apparenté à celui de la Quête du Graal. Ils se réunissent à Kiev, dont la fonction correspond à celle de Camelot. Quand le roi Arthur tire son épée de la pierre, l’un des bogatyrs tire la terre à lui au point de se trouver enseveli jusqu’aux épaules. Comme le roi Arthur, les bogatyrs ont pour origine des personnages réels. Ainsi, on montre la sépulture d’Ilia à Kiev, où il s’était retiré dans un monastère ; Aliocha, lui, a été tué en combattant les Mongols. Une différence quand même : le thème de l’amour est absent des vieilles légendes slaves. Au contraire des contes plus récents, elles ne connaissent pas de personnages comme Lancelot ou Guenièvre. Les jeunes filles y sont de fortes femmes qui font la guerre !
Ces ressemblances pourraient-elles s’expliquer par des contacts anciens entre Slaves et Celtes ?
Les anciens Slaves connaissaient les Celtes, comme en attestent des manuscrits anciens. Les archéologues ont trouvé beaucoup de correspondances chez les Celtes et les vieux Slaves… et les linguistes aussi. Les parentés entre langues slaves et langues celtiques ont été étudiées dès le 19ème siècle par des chercheurs comme le danois Holger Pedersen et l’académicien russe Alexis Chakhmatov, qui a émis l’hypothèse d’une unité des deux peuples jusqu’au 6ème siècle de notre ère. Puis des savants de l’époque soviétique comme Salomon Bernstein, Viktor Martynov et Oleg Troubatchov se sont penchés sur ce qu’on appelle les « emprunts linguistiques ». Ils ont analysé une quarantaine de mots russes qui seraient issus des langues celtiques, comme braga (alcool), tiesto (pâte à cuire), bagno (marais), brukho (estomac), séto (état de tristesse), klet (cage), etc. Le cas le plus connu est celui de korova (vache), issu de la racine indo-européenne « ker » qui signifie corne – pensez à Kernunos, le dieu cornu. Sur le plan des institutions, les druides porteurs de sagesse ont un équivalent slave, les volhvy.
Les thèmes arthuriens sont-ils présents en Russie ?
La Table ronde est connue dans toute l’Europe, y compris en Russie où elle est parfois un sujet d’inspiration. Un conte d’Evgueni Schwartz décrit un ours qui devient homme, or le nom d’Arthur dérive d’un mot celte pour ours, « arth », mais aussi du mot « art » qui désigne le brave. On peut reconstruire un rapport avec des mots du vieux slave d’après les lois phonétiques : le « a » bref correspond au vieux slave « o » qui donne « or » d’où verbe « orat », labourer, d’où provient le mot « ratai » qui signifie à la fois laboureur et protecteur, et renvoie au mot russe « rat », la guerre, symbole du lien entre paysan et soldat, comme chez Arthur. On pourrait donc s’interroger sur un reste de synchrétisme entre vieux-slave et celte. Plus sûrement, chevaliers et bogatyrs ont en commun une mission politique. Les écrivains et poètes russes ont développé le thème des héros protecteurs et libérateurs pendant l’occupation mongole, pour entretenir l’espoir chez les Russes opprimés. En Occident, la thématique de la chevalerie a aussi servi une autoconscience de la nation. En propageant les légendes arthuriennes, Chrétien de Troyes a réuni le peuple en vue des Croisades. Et les résurgences périodiques du personnage d’Arthur en Occident peuvent répondre à la nécessité d’une mobilisation cuturelle. Car si les Mongols tuaient les gens, la civilisation contemporaine tue leur âme.
Entretien réalisé avec le concours de Natalia Vladimirovna Kolesova
Photo : DR
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