Parodiant après tant d’autres Karl Marx et l’exorde célèbre du Manifeste communiste de 1848, on est tenté de dire qu’en cette fin du XXe siècle, « un spectre hante la géopolitique, le spectre du grand espace ». Le concept de « grand espace » (Großraum) est relativement récent. Ses principaux théoriciens, le géopoliticien Karl Haushofer et le juriste Carl Schmitt, sont allemands, ce qui explique sans doute la confusion fréquente entretenue par l’opinion entre le « grand espace » et le Lebensraum (espace vital impérialiste). Il est vrai que le concept fut d’abord compris comme une théorie justifiant l’expansionnisme colonial des puissances européennes. La meilleure définition du « grand espace » revient à Julien Freund dans Nouvelle École n° 44. Le grand espace, écrit-il, « constitue, pour employer un mot entré en usage après Yalta, un bloc, c’est-à-dire une grandeur politique dont l’influence s’étend au-delà des limites d’un État, plus particulièrement sur les pays environnants. Il s’agit donc d’une puissance politique qui déborde les limites de tous les États qu’elle contrôle directement ou indirectement, et qui introduit de ce fait une autre conception des relations internationales. Suivant l’expression de Schmitt, elle est une puissance “hégémonique”, et à ce titre considère sa zone d’influence comme une chasse gardée, à l’abri de toute ingérence des États qui demeurent à l’extérieur de cette zone et de tout autre éventuel Großraum dans le monde » (1).
Délaissé par les géopolitologues, le grand espace n’est pas inconnu des écrivains. Dans 1984, George Orwell évoque - sans trop s’y attarder - trois grands espaces : Oceania, Estasia et Eurasia. Plus récemment, dans une trilogie intitulé F.A.U.S.T. parue en 1996-1997, le romancier français de science-fiction, Serge Lehman, se projette en 2095, dans un monde marqué par une société planétaire duale où coexistent un gouvernement mondial pourvu d’un chancelier et d’un Sénat de l’O.N.U., des Puissances (2) et de grands blocs réunissant les États modernes. La régionalisation continentale a favorisé les Puissances « dans la mesure où, presque toujours, l’élargissement annonçait une dilution de l’autorité politique ». Pour Lehman, qui collabore au Monde diplomatique, ces ensembles géopolitiques sont « autant de constructions floues, dépourvues de contenu et d’orientations claires, qui [minent] l’État de l’intérieur ». On observe la présence de quatre grands blocs : l’Alliance américaine américanocentrée, l’Ethnarchie africaine, la Restauration impériale chinoise et la Fédération européenne qui comprend la Russie et la Turquie.
Chez Lehman, les blocs continentaux favorisent le gouvernement planétaire et la toute-puissance des multinationales. Néanmoins, les grands espaces peuvent être aussi un moyen de résister au libéral-mondialisme. N’en déplaise à Francis Fukuyama, la fin de l’histoire n’est pas pour demain !
Mondialisation et grands espaces
Très tôt, Carl Schmitt a compris que le nomos, l’ordre géopolitique, qui reposait sur la souveraineté nationale étatique, s’effaçait progressivement au profit d’un nouveau nomos fondé sur de grands espaces.
Les souverainistes français lient la mondialisation et les grands espaces. Ils les considèrent comme des conséquences. Pour ces défenseurs sourcilleux de la souveraineté, les mondialistes encouragent ce processus parce qu’ils estiment qu’il sera plus facile d’instaurer un gouvernement mondial s’il n’y a plus que cinq ou six unités continentales au lieu de deux cents États. Or les nostalgiques de Jeanne d’Arc oublient que la mondialisation est un phénomène occidental, commencé à la fin du XVe siècle, et qui a fait du Vieux Continent une « Europe sans rivages »... Aujourd’hui, elle comporte plusieurs facettes parfaitement visibles :
une forme technique, liée à des supports favorables à son extension : télécommunications, informatique, transports transcontinentaux ;
une forme économique, caractérisée par l’omniprésence de la pensée libérale libre-échangiste,
une forme culturelle, marquée par la diffusion de la sous-culture occidentale principalement sous sa forme étatsunienne (l’inculture rock-coca),
une forme sociologique avec l’émergence planétaire d’un groupe social culturellement mondialisé, techniquement avancé, économiquement efficace et moralement pitoyable, ce que Le Monde diplomatique appelle l’hyperbourgeoisie et Christopher Lash la Nouvelle Classe,
une forme politique qui croit en la supériorité de l’État de droit démocratique-libéral alors que ce n’est, en fait, qu’une partitocratie corrompue soumise aux diktats des marchés financiers et du complexe médiatique, lui-même dominé par les groupes industriels,
une forme juridique qui promeut des valeurs occidentales centrées sur les droits de l’homme et qui se caractérise, dans les faits, par l’instauration d’une justice internationale (Cour pénale internationale, Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Ruanda) et la reconnaissance des méthodes de cow-boy (3),
une forme diplomatique : vouloir la paix universelle en confiant la souveraineté étatique à une soi-disant « communauté internationale » dotée du droit d’ingérence.
La mondialisation symbolise la négation du politique et le triomphe de l’économique. Elle marque l’avènement de « l’administration des choses » et la fin du « gouvernement des hommes ». Elle provoque une division planétaire de l’économie et donc une régionalisation des espaces de production. Mais, par l’intermédiaire de la régionalisation, n’y a-t-il pas une politisation diffuse de ces espaces économiques ? Julien Freund conçoit le grand espace comme une puissance politique. Le déclin (passager ou non) du politique ne conduirait-il pas plutôt à l’appréhender sous la forme d’une puissance économique ?
En une cinquantaine d’années sont apparues des associations inter-étatiques à vocation douanière, monétaire ou économique, aux liens plus ou moins lâches. Certaines sont des échecs en raison des rivalités inter-étatiques, comme l’Union du Maghreb arabe (U.M.A.), le Conseil pour l’Union économique arabe (C.U.E.A)-Marché commun arabe ou l’Association sud-asiatique de coopération régionale (A.S.A.C.R.). D’autres sont, sur la moyen durée, des réussites : l’A.L.E.N.A. (Accord de libre-échange nord-américain) ou le Mercosur (Marché commun du Sud) si bien qu’on envisage désormais de les associer au sein de vastes ensembles de libre-échange appelés « macro-régions » dont les trois principales seraient l’A.P.E.C. (Association économique Asie-Pacifique), la Z.L.E.A. (Zone de libre-échange des Amériques) et la T.A.F.T.A. (Traité de libre-échange transatlantique) (4). On observe aussi que ces ententes économiques régionales s’inspirent peu ou prou de l’Union européenne.
L’Union européenne comme modèle
L’intérêt que portent les non-Européens à la construction européenne n’est pas neuf. Dans les années 1970, la Chine maoïste soutenait l’unification de l’Extrême-Occident au nom de la théorie des trois mondes (la Chine et l’Europe entre les deux super-grands et le Tiers-Monde). Économistes et géopolitologues étrangers ont suivi avec une attention soutenue sa mutation de Communauté économique européenne en Union européenne, puis l’introduction de l’euro. Certains d’entre-eux ont même proposé à l’A.S.E.A.N. ou aux États-Unis et au Canada de suivre l’exemple européen. Enfin, le Mercosur en Amérique du Sud s’est constitué en faisant explicitement référence à l’Union européenne. Tous estiment que face aux États-Unis, l’Europe dispose de solides atouts qui en feraient l’un des grands du siècle prochain, car elle seule est capable de rivaliser avec l’« hyperpuissance » dans la plupart des domaines-clef de l’économie et de la techno-science, bien mieux que la Chine ou l’Inde.
Cependant, cette perspective n’emporte pas l’adhésion des nationistes, héritiers de la politique capétienne. Ils croient que l’actuelle construction européenne, compromis bancal entre l’Internationale socialiste et la Sainte-Alliance, conduit les nations sur la voie mortelle du renoncement. Leur crainte n’est pas malheureusement infondée. L’Union européenne n’est pas encore un véritable grand espace. Il lui manque l’essentiel : la volonté politique. Certes, les États membres acceptent des transferts de souveraineté, mais ces transferts se font vers un niveau supérieur inexistant, faute de structures politiques adéquates. Tant que l’Union européenne ne sera pas souveraine, elle restera une partitocratie soumise aux technocrates ; elle demeurera le caniche des Yankees. Cette absence de caractère s’explique aisément par l’histoire mouvementée des quatre derniers siècles qui a épuisé les Européens, d’où un « hiver démographique » préoccupant, une immigration de peuplement massive et une dissolution des volontés : l’Européen recherche la jouissance, et non plus l’action ou la contemplation. Les délices de Capoue ont chassé des esprits l’héroïsme et le sens du devoir, les exemples spartiate et prussien ! La longue domination mondiale de l’Europe a exténué les peuples européens. L’homme blanc a été écrasé par son fardeau.
Le grand espace européen est l’ultime sursaut de notre renaissance. Il serait vain de vouloir s’arc-bouter sur l’idée politique de nation. Pour reprendre l’heureuse expression, « chevauchons le tigre » ! Kidnappons l’idée de grand espace et retournons-là à notre avantage. Faisons du grand espace l’instrument de la diversification du monde et non celui de son uniformisation.
Une nouvelle utopie : l’État universel
Distinguons d’abord le mondialisme de l’universalisme qui ne sont pas synonymes. L’universalisme est, dans un premier temps, une croyance selon laquelle tous les hommes sont destinés au salut avant de devenir, dans un second temps, une foi en une origine commune (génétique ?), d’où l’insistance sur la nature humaine, l’unicité de la raison et l’universalité de droits fondamentaux. De là découle le mondialisme qui vise à réaliser l’unité politique du monde considérée comme une communauté humaine unique. On ne traitera ici que du mondialisme qui concocte un État mondial ou universel. Mais qu’est-ce qu’on entend par « État universel » ? « L’État universel, déclare Ernst Jünger dans Les prochains Titans, est le point vers lequel tend l’organisation politique de l’humanité. Il entérinera sur le plan politique la globalisation que la technique et l’économie planétaires ont déjà entamée. Sans éliminer les États nationaux, l’État universel en absorbe le pouvoir principal. La technique, en tant que phénomène universel, cosmopolite, poussant inexorablement à la globalisation, prépare l’État universel et, dans une certaine mesure, elle l’a déjà réalisée. L’État universel en est le pendant politique. » L’État planétaire doit être considéré comme une variante du grand espace.
Cependant, contrairement aux craintes des nationalistes qui envisagent avec horreur la fusion des États nationaux dans un pandémonium global, l’État universel sera hiérarchisé en quatre niveaux de compétences spécifiques :
un niveau planétaire, garant du droit et de l’ordre mondial,
un niveau régional (ou continental) nécessaire pour des raisons à la fois culturelle, économique et de sécurité (des grands espaces amoindris),
un niveau national indispensable pour maintenir la fiction de la citoyenneté moderne et de l’appartenance nationale lors des manifestations de variétés (l’Eurovision de la chanson) ou des rencontres sportives (Coupe du monde de football, Jeux olympiques, ...)
un niveau provincial (ou régional) où s’affirment les identités ethniques et “tribales” et où se déroule la vie quotidienne.
L’État universel ne s’inscrit dans aucun contexte géographique particulier ; c’est, au sens propre, une u-topie. Se voulant total, s’étendant à la planète entière, on a affaire au pire des totalitarismes. Au plus sournois aussi, puisqu’il avance masqué, glorifiant la liberté individuelle pour mieux asservir les peuples. Il est fort à craindre que le XXIe siècle sera son siècle. On ne le connaîtra peut-être pas sous ce nom, mais sous celui, déjà en usage, de « communauté internationale ». En une décennie, l’État planétaire s’est affirmé en sachant exploiter les circonstances : guerre contre Panama, l’Irak et la Yougoslavie, intervention en Somalie et en Haïti, administration - provisoire ou permanente - du Cambodge, de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. Dès 1947, James Burnham avait vu juste dans son essai Pour la domination mondiale. N’écrivait-il pas : « J’entends par “EMPIRE MONDIAL” un État non nécessairement mondial par son étendue physique, mais dont le pouvoir politique dominera le monde, pouvoir imposé en partie par coercition (probablement par la guerre, mais certainement par la menace de la guerre) et dans lequel un groupe de peuples, dont le noyau sera l’une des nations existantes, détiendra plus que sa part égal de pouvoir » ? Aujourd’hui, le « groupe de peuples » est l’Occident et son « noyau » les États-Unis. L’ État mondial est la dernière métamorphose de l’Occident, de cet Occident que Raymond Abellio pressentait mobile et qui « déplace son épicentre terrestre selon le mouvement des avant-gardes civilisées ». Il est la justification ultime d’un Occident techniquement unifié, soumis à la Vulgate des droits de l’homme, et qui attend fébrilement la fin de l’Histoire.
Remarquons au passage que le raisonnement des mondialistes s’apparente mutatis mutandis aux arguments des guelfes du Moyen Âge. Les souverainetés, nationales ou continentales, impériales, royales ou princières, sont limitées et doivent se soumettre à une autorité morale supra-souveraine, détentrice ultime de la légitimité : la papauté hier, les droits de l’homme et l’O.N.U. aujourd’hui.
Face aux néo-guelfes - terminologie générique qui regroupent aussi bien les libéraux-mondialistes que les sociaux-démocrates étatistes et les gauchistes “mouvementistes” -, le camp adverse, néo-gibelin, conserve tout autant son hétérogénéité. Il comprend à la fois les nationistes - successeurs de la tradition royale, des légistes de Philippe le Bel - et nous autres, les continentalistes, héritiers des Staufen, de la tradition impériale. Pour nous, continentalistes, la vocation des grand espace est de donner une forme particulière, d’ordonner, des ensembles géographiques, culturelles et démographiques déterminés.
Contre l’État universel, un monde bigarré de grands espaces !
La notion de grand espace n’est pas neutre. Elle peut servir soit de Cheval de Troie au mondialisme, soit de levier efficace au réveil identitaire. Par conséquent, la seule manière d’affronter l’État mondial en gestation n’est pas de renforcer les États-nations, mais, au contraire, d’en accentuer le regroupement au sein de blocs économiques. Toutefois, le grand espace à but strictement économique risque de paraître bien faible s’il délaisse ou feint d’ignorer le facteur culturel, s’il ne devient pas une civilisation. En effet, le grand espace doit être l’aire géographique d’une civilisation, surtout si « le Großraum, écrit Julien Freund, est porteur d’une orientation culturelle, d’une idéologie, d’un système économique, d’un type d’organisation politique et juridique et d’une stratégie déterminés, qui ne sont ni locaux, ni universels, en dépit de sa prétention théorique à l’universalité ».
Pour Samuel Huntington, une civilisation est « la forme la plus élevée de regroupement par la culture ». La culture et, plus précisément encore, la religion, en constituent le critère primordial. Huntington a le mérite de reconnaître la spécificité de toutes les civilisations - huit -, sauf une, l’européenne qu’il confond avec l’occidentale. Promouvoir les civilisations continentales en s’appuyant, au départ, sur des ententes économiques régionales est une manière de réintroduire en politique l’enjeu culturel, d’autant qu’il existe déjà de grands espaces linguistiques mondiaux. À la relecture attentive de la définition du grand espace que donne Julien Freund, on constate qu’il ne mentionne pas la « continuité territoriale » que Jean Thiriart jugeait essentielle pour la viabilité géopolitique de tout imperium. On peut concevoir, à l’heure d’Internet, des avions supersoniques et des fusées, de grands espaces intercontinentaux constitués de territoires disséminés unis par une langue véhiculaire commune. Le Commonwealth, la Francophonie, l’Hispanité et la Lusophonie incarnent ainsi de grands espaces potentiels.
Opposés à l’Union européenne, des souverainistes seraient favorables à un marché commun francophone mondial : c’est le cas d’Aymeric Chauprade, auteur de L’Espace économique francophone. Pour une francophonie intégrale. Il déclare : « L’aire géographique francophone est une aire éclatée sur tous les continents. [...] L’espace économique francophone est intrinsèquement un espace morcelé, sans unité géographique, l’anti-pôle régional par excellence », l’anti-Union européenne. L’idée n’est pas nouvelle. En 1983, le gaulliste de gauche Philippe Rossillon qui soutint, dans les années 1960 - 1970, les indépendantistes québécois, les nationalistes acadiens, les rattachistes wallons et les autonomistes jurassiens, exposait dans Un milliard de Latins en l’an 2000 que l’ensemble linguistique latinophone (700 millions de locuteurs, dont 125 millions de francophones) serait en mesure, s’il s’organisait, d’empêcher l’hégémonie de l’« anglo-américanophonie » (500 millions de locuteurs).
Les Français ne sont pas les seuls à penser en terme de territoires linguistiques. En Grande-Bretagne, certains milieux spéculent sur la constitution d’une civilisation anglophone. Par exemple, l’homme d’affaire britannique Conrad Black s’est prononcé dans National Interest en faveur du retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne et d’une association avec les États-Unis au sein d’une « confédération atlantique ». Plus radical encore, l’intellectuel britannique Paul Johnson, un ancien marxiste passé au conservatisme atlantiste et libéral sous Thatcher, songe à une union politique étroite entre le Royaume-Uni, les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le parti britannique anti-européen U.K.I.P. qui a obtenu trois députés européens en 1999, semble y adhérer. Au journal Libération, l’un de ses membres, Craig MacKinley, assurait qu’« économiquement, nous appartenons au monde, pas à l’Europe. La G.B. est le pays le plus cosmopolite du monde. Nous avons des liens avec le Commonwealth, les États-Unis, pas seulement avec le continent (5) . »
Il serait vain néanmoins d’opposer une logique de grand espace linguistique à une autre plus économique. Elles devraient plutôt être complémentaires. Cessons de raisonner, à la manière des modernes, avec le tiers exclu. Introduisons dans la réflexion géopolitique le tiers inclus ! Imaginons un monde complexe composé à la fois de grands espaces diversifiés.
Vers des ensembles géopolitiques enchevêtrés
Il ne faut pas croire que le grand espace sera un super-État. Non, il ne sera pas la simple addition des États nationaux. Le grand espace marque la fin de l’État moderne parce qu’il s’en prend à la frontière. On assiste à sa fin progressive entendue comme une barrière invisible, un tracé clairement défini et internationalement reconnu, un mur intangible et difficilement franchissable. C’est le retour du limes, de la délimitation floue et fluctuante. Ce retour se vérifie, d’une part, au contact de deux ou plusieurs blocs avec l’apparition d’espaces marginaux périphériques qui se transforment rapidement en « zones grises », en territoires maffieux, lieux de commerce interlope (l’exemple de la frontière sino-russe en Mandchourie), d’autre part, à l’intérieur des unions continentales, par l’essor des coopérations régionales transfrontalières de dimension locale (les eurorégions comme la Sarlorlux) ou continentale (les macrorégions comme les « arcs » atlantique, alpin ou latin) (6). Il est fort probable qu’un territoire appartienne simultanément à plusieurs grands espaces.
Le XXIe siècle sera un monde gigogne aux relations internationales complexes. L’État-nation cessera d’être la référence majeure au profit des empires, des « régions » et des peuples. On redécouvre que sous les États vivent les peuples. Le couple éminemment moderne de la souveraineté et de l’identité se disloque. Les grands espaces détiendront la « souveraineté suprême » (ou suzeraineté) tandis que les peuples préserveront leur identité ; les régions, détentrices de souverainetés partielles (ou subsidiaires), essayeront de maintenir l’équilibre entre les tendances centripètes des premiers et les forces centrifuges des seconds. En revanche, les grands espaces n’imposeront jamais la paix universelle. En tant que politie, le grand espace demeura un facteur de tensions aussi bien internes (agonistiques) qu’externes (polémogènes). Si le concept de grand espace implique une unité géopolitique évidente, il ne doit pas avoir prise sur les différences qui, au contraire, doivent s’épanouir.
Notre grand espace européen
Pour nous autres, Européens de cœur, d’âme, d’esprit et de conviction, l’Europe est notre belle princesse endormie que nous réveillerons un jour. L’Europe impériale de nos vœux ne sera pas un État-nation supplémentaire, la grande nation centralisée espérée par Jean Thiriart. Ce grand espace pratiquera un fédéralisme intégral qui ne s’arrêtera pas au seul domaine institutionnel, mais touchera toutes les dimensions de la vie (politique, économique, culturelle, sociale). Cela se traduira, dans les faits, par une profusion de statuts juridiques différenciés pour les territoires, les peuples, les communautés, les professions et les personnes. A la différence de certains chantres d’une « Grande Europe des nations chrétiennes », l’idée impériale européenne implique d’évidentes conséquences géopolitiques. Même si les peuples européennes partagent presque tous une origine anthropologique commune et le même héritage pagano-chrétien, la Grande-Europe comprendra aussi des communautés minoritaires, autochtones ou non, de confession musulmane, bouddhiste ou animiste.
L’Europe est fabuleusement pourvue en différences multiples. C’est ce qui permettra de faire sa puissance. Au siècle prochain, la puissance se définira essentiellement d’après des critères économiques, techniques et culturels. Elle se déploiera dans un environnement mondialisé dont les grandes caractéristiques seront l’instantanéité et la mobilité des êtres, des flux, des marchandises, des capitaux et des informations. Concept juridique, la souveraineté s’adaptera à la nouvelle donne. En revanche, la fluidité du monde menacera gravement les identités. Celles-ci auront donc à se préserver sans pour autant se replier sur elles-mêmes. Il devient impératif de savoir concilier la mondialisation et l’autochtonie. Seul le grand espace obtiendra cette conciliation, car sa nature porte à fédérer les différences, ce qui lui assurera, en retour, un dynamisme non négligeable.
Ce dynamisme « grand-spatial » s’appuiera sur une assise géographique adéquate et sur une masse démographique suffisante, capables de lui assurer l’auto-suffisance économique. Néanmoins, ces conditions, élaborées dès les années 1960, paraîtront demain fort secondaires par rapport à l’importance croissante que prendront, dans le « grand échiquier » géopolitique global, la maîtrise, partielle ou totale, des « six éléments ». Les futures puissances seront contraintes d’exceller dans six domaines stratégiques primordiaux symboliquement représentés par les figures alchimiques : le contrôle d’un grand espace (la « terre »), l’élaboration d’une thalassopolitique ambitieuse (s’assurer de la domination de l’« eau », les océans et les fonds sous-marins), disposer de la maîtrise de l’« air » (l’espace aérien) et l’« éther » (l’espace interplanétaire), domestiquer le « feu », à savoir le cybermonde et les « technologies » du virtuel, assujettir, enfin, le vivant avec les biotechnologies (clonage, transgénisme). Qu’on le veuille ou non, l’avenir sera titanique. Le sort du grand empire européen passera par un certain faustisme, quitte à le tempérer par l’esprit apollinien et une attitude dionysiaque.
Notre quête du Graal : la Grande-Europe
Nous sommes de toutes nos fibres des Européens. Dans les mois qui précédèrent le recensement de la population française en 1999, une polémique fit rage entre deux démographes, Michèle Tribalat et Hervé Le Bras, à propos de la validité scientifique de l’expression « Français de souche ». Pour Le Bras, outre la connotation raciste, l’expression ne signifie strictement rien (7). Hervé Le Bras a raison. « Français de souche » ne veut rien dire. En revanche, l’expression prend une signification certaine si on lui ajoute un adjectif comme « Français de souche européenne ». La France comprend des citoyens d’origine maghrébine, africaine, antillaise, asiatique et européenne. Se revendiquer « Français de souche européenne » indique qu’on est français parce qu’on est d’abord et avant tout européen, des Européens de culture française. La France n’est qu’une branche parmi d’autres d’un même arbre : l’Europe. Mais qu’est ce qu’un Européen ? Répondre à cette question revient à définir les limites géographiques de l’Europe, ce qui demeure une gageure.
Pour certains eurasistes russes comme pour les libéraux, l’Europe s’arrête aux frontières orientales de la Pologne et des États Baltes, excluant le monde slave-orthodoxe, ce qui est absurde. A la suite de De Gaulle, les souverainistes parlent de l’Europe de l’Atlantique jusqu’à l’Oural, ce qui est géographiquement et historiquement stupide. Facile d’accès, la chaîne de l’Oural est un massif peu élevée qui ne s’étend pas du rivage arctique à la mer Caspienne. On peut la contourner tant par le nord et la taïga arctique que par le sud et la plaine sibérienne. Quant à la Sibérie, elle fut russe bien avant des régions occidentales de la Russie. Pour nous autres continentalistes, l’Europe qui va de Reykjavik à Vladivostok, est plus une idée géopolitique que géographique. On rejoint ici le point de vue de Jean Thiriart du temps de Jeune Europe. En revanche, on ne peut que réfuter la vision européenne qu’il développa à la fin de sa vie quand il imagina une « méga-Europe » tricontinentale, estimant qu’« à l’aube du XXIe siècle, les États de moins de 400 ou 500 millions d’individus seront écartés de l’Histoire ». Pour Thiriart, « toute notre stratégie doit pour parler poétiquement à la Mao, être celle des Quatre-Mers : avoir les pieds dans l’eau en Atlantique, en mer d’Oman, en mer du Japon, en mer de Kara ». Avec les Afghans, les Iraniens et les Turcs, « les Israéliens sont aussi, par destin, des Européens ; comme les Palestiniens, les Égyptiens, les Libyens, les Tunisiens, les Algériens, les Marocains ». Il ajouta même que « l’Europe unitaire n’est pas multinationale, elle n’est pas non plus internationale ; elle est transnationale ». Disciple et héritier de Thiriart, Luc Michel reprend les thèses de son maître, mais, influencé aussi par l’eurasisme des nationaux-bolchéviks russes, il les révise. Désormais, au noyau formé par l’Europe et l’ancienne URSS, il y retranche l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient pour y ajouter le Québec francophone. Bien que contestables, ces thèses ont le mérite de mettre en valeur les deux « ventres mous » de l’Europe, ses deux points faibles : la Méditerranée et l’Asie centrale (8).
Hormis la solution irréaliste de Thiriart, l’Europe doit se constituer deux glacis en favorisant les unités arabe et turque. Or, à la différence du panarabisme bien connu et en déclin, le panturquisme et le pantouranisme demeurent assez méconnus. Le premier souhaite l’union de tous les Turcs de Turquie, de Chypre, des Azéris, des Turkmènes, des Albanais et des populations musulmanes des Balkans (Pomaks, Goranes,...). Le second, plus ambitieux, propose le rassemblement de tous les peuples de langue turcophone du Xinjiang chinois avec les Ouïghours à la mer Adriatique. En même temps, on assiste en Turquie à un regain d’intérêt pour ses doctrines exposées et défendues par le M.H.P. (Parti de l’Action nationale). La géopolitique turque dispose même d’une troisième option, « néo-ottomane » celle-là, qui envisage la réintégration d’une Turquie ré-islamisée dans le monde arabo-musulman. Cette dernière orientation est défendue par Mushin Yazicioglu, le chef du Parti de la Grande Union, un mouvement national-islamiste, issu d’une scission du M.H.P. en 1993, et allié électoral du parti islamiste turc. Ces courants sont-ils minoritaires ? Certainement pas. Le M.H.P. est la deuxième force politique de Turquie et il participe à une coalition gouvernementale dirigée par Bulent Eçevit, un panturquiste de gauche qui ordonna en 1974 l’invasion militaire du nord de Chypre. Et puis, il y a le symbolisme du drapeau de la présidence de la République turque. Certains États ont deux drapeaux, un drapeau officiel et un autre pour le chef de l’Etat. Le drapeau de la présidence de la République turque comporte, sur un fond rouge, outre le croissant musulman, un soleil représentant la Turquie entouré de seize petites étoiles qui évoquent des États turcophones de l’Antiquité jusqu’à l’ère contemporaine (9).
Nonobstant les risques, l’affirmation de deux grands espaces panarabe et panturc, voire pantouranien, serait, dans un contexte multipolaire, une chance supplémentaire pour notre Europe. Nous recherchons un monde complexe d’empires européen, arabe, africain, touranien, iranien, indien, chinois, australasien, ibéro-américain, amérindien, afro-américain et inuit. Mais cette conception d’un monde divisé en entités impériales différenciées signifie l’acceptation d’une Europe polyculturelle.
Pour une Europe polyculturelle
Le polyculturalisme n’est pas le multiculturalisme. Dans Krisis n° 22, Roberto D’Amico et Paul Piccone définissent « le “multiculturalisme” actuel [comme] une reconstruction artificielle de l’ethnicité ». Le polyculturalisme se veut communautaire, enraciné et populiste, organique et holiste. Il appartient à la post-modernité, c’est-à-dire au dépassement de la modernité tandis que le multiculturalisme provient du postmodernisme qui en est le paroxysme. Le postmodernisme fait l’éloge de la « foule solitaire », de cet individualisme collectif, perceptible lors de la Gay Pride, de la Love Parade, de la victoire française à la Coupe du monde de football ou de l’éclipse solaire du 11 août 1999.
Édifier une Europe impériale implique l’acceptation des différences, de toutes les différences. C’est donc rejeter la chimère de la société close homogène. Mais le concept d’empire n’a pas pour corollaire le métissage généralisé tel qu’il est sournoisement proposé par le modèle occidental, incitant en réaction la xénophobie et le racisme. Le modèle impérial dont le grand espace est le pendant géopolitique contemporain, est par essence polyculturel : il accepte la pluralité des identités ethno-culturelles et envisage même, le cas échéant, leur confrontation agonistique. Le continentaliste conséquent est polyculturaliste : il accepte et favorise l’existence juxtaposée des cultures autochtones locales, régionales, nationales et continentales ainsi que des cultures allogènes. On retrouve en géopolitique le clivage habituel entre les modernes qui s’agrippent sur l’ État national, les postmodernistes qui soutiennent l’Etat universel et les post-modernes (ou, pourquoi pas ?, archéofuturistes) qui souhaitent ardemment de grands espaces impériaux.
Le concept géopolitique de grand espace, de bloc continental, de civilisation, d’empire, est une notion d’avenir. Le grand espace représentera au XXIe siècle l’alternative à l’avènement d’un État mondial qui en est d’ailleurs une forme dévoyée. Conciliant l’unité politique et techno-économique à la diversité ethno-culturelle, le grand espace est la forme post-moderne de l’idée traditionnelle d’empire. Le devoir des néo-gibelins d’inspiration impériale que nous sommes est de refuser la nationalisme, le nationisme et le mondialisme. Promouvons au contraire des « aires continentales de civilisation » polyculturelles !
Notre vocation à nous autres, enfants de cette patrie essentielle qu’est l’Europe, est de réaliser son grand espace, notre grand empire. Mais restons lucides. Cette mission historique peut très bien échouer. Nous pouvons nous noyer dans le courant de l’histoire. Il n’y a pas un quelconque sens de l’Histoire qui jouerait en notre faveur ! L’histoire peut parfaitement oublier notre école de pensée. Peut-être, au milieu du prochain millénaire, des curieux redécouvriront Éléments ou Cartouches comme tout au long du Moyen Âge, les érudits redécouvrirent les textes de l’Antiquité grecque. De cette redécouverte surgira une nouvelle renaissance européenne. Alors, qu’importe l’échec pourvu que nous nous conformions à notre destin d’Européen ! Toutefois, « l’avenir n’est jamais à la conformité et à la démission, la seconde n’étant que l’acceptation de la première, souligne fort justement Aymeric Chauprade. Non, l’avenir appartient à l’imagination et à la différence ». Il nous revient la tâche immense d’imaginer une Europe différente, une Europe souveraine, libre et païenne. L’Europe de toutes nos identités.
Notes
1 : Les termes équivalents à « grand espace » sont « bloc », « civilisation », « aire de civilisation » ou « empire ».
2 : « Empires industriels et commerciaux devenus, au cours de la seconde moitié du XXIe siècle, de véritables États privés. »
3 : Pour preuves, les arrestations du général Pinochet en Grande-Bretagne et d’un officier mauritanien en France. Nous n’avons aucune sympathie particulière pour l’atlantiste, conservateur et libéral Pinochet, mais son arrestation nous a choqué. C’est au peuple chilien et à lui seul qui revient le droit de juger ses dirigeants. En juin 1999, la France arrêta un officier mauritanien qui suivait une formation dans une école militaire française. Cet officier risque de passer en cour d’assise parce qu’il est accusé d’avoir torturé aux débuts des années 1990 des Mauritaniens en Mauritanie. Depuis 1987, un État signataire de la Convention internationale sur la torture a la possibilité de juger ses nationaux et ses résidents étrangers.
4 : Le marché commun de l’A.P.E.C. devrait entrer en vigueur entre 2010 et 2015, celui de la Z.L.E.A. dès 2005. La T.A.F.T.A. demeure un projet. Observons que ces trois macro-espaces englobent à chaque fois l’Amérique du Nord. Il ne fait guère de doute que ce seront des instruments de l’hégémonisme yankee. Afin de contrer cette menace, l’Union européenne et le Mercosur envisageraient de constituer un autre macro-espace transatlantique.
5 : Libération du 2 juin 1999. U.K.I.P. signifie « Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni ».
6 : Les eurorégions résultent, à l’origine, d’une coopération économique, surtout industrielle. Aujourd’hui, elles s’orientent aussi vers les activités culturelles. Plus récents, les arcs sont essentiellement des coopérations institutionnelles dont l’objectif est de permettre un lobbying efficace sur les instances communautaires de Bruxelles.
7 : Michèle Tribalat n’est pas la démographe patentée du Front national. En septembre 1998, elle publia en collaboration avec Pierre-André Taguieff un opuscule contre les idées de ce parti politique.
8 : Pendant la Seconde Guerre mondiale, Churchill songea à ouvrir le second front en Europe en débarquant non en Normandie, mais en Dalmatie. Les débarquements alliés en Sicile de 1943 et en Provence en 1944 montrèrent toute la faiblesse du front méditerranéen. Quant à la région de la mer Caspienne, elle sera au siècle prochain ce que fut le Proche-Orient au XXe siècle, un espace stratégique du fait de ses richesses en hydrocarbures et du contact de plusieurs grandes civilisations. L’Asie centrale redevient l’objet d’un grand jeu entre les Anglo-Saxons, les Russes, les Iraniens et les Chinois.
9 : Les Huns de Chine, les Scythes, l’empire hunnique des Hephtalites, le khanat des T’ou-kine orientaux, les Petchénègues, les Avars et les Coumans, les États turcs d’Asie centrale (khanats ouïghours, des Karu-khitaï, des Khazars chers à Arthur Kœstler, des Karbourgs), les dynasties sassanide, ghaznévide, karakhanide, seldjoukide, l’Etat du Khwarezan, l’empire timouride (de Tamerlan), le sultanat moghol et l’empire ottoman.