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Interprétations de la « Droite » et de la « Gauche »

Comment les historiens des idées politiques et les politologues interprètent-ils les concepts de « Droite » et de « Gauche » en France ? Depuis une cinquantaine d’années, la question commence enfin à être étudiée. Cet intérêt restait auparavant confiné à des travaux secondaires parce que l’intensité du clivage idéologique empêchait toute véritable étude. Chaque camp attribuait au camp adverse tous les maux fantasmagoriques qu’il fût censé combattre, d’où les définitions tautologiques, voire tératologiques, de la « Droite » et de la « Gauche ». À l’heure actuelle, la « Droite » demeure encore pour le public français une entité vague aux contours flous - et donc monstrueuse - qui sert surtout de repoussoir commode à une « Gauche » elle-même fort imprécise, si bien que les notions ont pris une connotation péjorative. Cette situation ne fait qu’augmenter la difficulté qu’ont les chercheurs à cerner convenablement des familles de pensée déterminées par un héritage historique, des circonstances politiques et l’influence de leurs fondateurs.

Pendant de nombreuses années, l’université française se désintéressa de la moindre ébauche d’une généalogie des courants politiques. La Droite et la Gauche étaient perçues comme des blocs monolithiques. On concevait même la première uniquement en tant qu’« auxiliaire du Trône et de l’Autel », à moins que ce ne fût le mercenaire du Grand Capital, organisant pour le compte de cette dernière des coups d’État et des marches sur le Palais-Bourbon... Il fallut attendre 1954 pour qu’un jeune agrégé en histoire, René Rémond, publiât un ouvrage consacré à La Droite en France (1). Ce livre, novateur en son temps, conféra à son auteur une grande notoriété puisque, pour la première fois, on ne considérait plus la droite comme un groupe homogène, mais sous la forme d’un ensemble divers et varié. Au fil des rééditions, M. Rémond affina son analyse et systématisa les trois célèbres droites dont seule la première - dans l’ordre chronologique d’apparition -, la droite traditionaliste, légitimiste et ultra-royaliste, apparut à droite et se revendiqua en tant que telle. Les deuxième et troisième droites, respectivement la droite libérale, parlementaire et orléaniste, et la droite autoritaire, plébiscitaire et bonapartiste, proviendraient de la gauche d’où elles auraient été poussées sur leur droite sous la pression constante de nouveaux courants de gauche apparaissant au cours des XIXe et XXe siècles (le sinistrisme). Ainsi, selon René Rémond, le libéralisme et le bonapartisme seraient des tendances politiques classés à droite qui n’adhéraient pas à l’origine à des valeurs de droite ! À partir de cette analyse historique très fouillée (2) , M. Rémond vit en l’Action française, puis dans l’O.A.S. les héritières du traditionalisme ultra ; en Valéry Giscard d’Estaing le parangon du libéralisme orléaniste et dans le gaullisme le dernier avatar du bonapartisme. Des années 1950 à la décennie 1980, sa grille de lecture coïncida assez avec l’actualité politique. Elle passait cependant sous silence l’impossibilité de classer dans ce schéma ternaire la démocratie chrétienne (Néo-orléanisme ? Néo-traditionalisme ? Synthèse républicanisée des deux précédentes ?) ou les « non-conformistes des années Trente ». Aujourd’hui, la grille rémondienne paraît moins idoine avec l’émergence, puis l’enracinement dans le paysage électoral d’un vigoureux mouvement national-populiste, que d’aucuns estiment être le produit réactif et conjoncturel des droites légitimiste et bonapartiste, et la découverte - tardive - de l’hétérogénéité intrinsèque du gaullisme. Celui-ci étant pour notre siècle ce que fut le bonapartisme au XIXe, c’est-à-dire la réunion autour d’une personnalité exceptionnelle de différentes traditions politiques habituellement antagonistes sans que ce regroupement n’engendre toutefois de doctrine idéologique particulière (3) . La grille de lecture des droites françaises se révèle dès lors incapable de résoudre les nouvelles problématiques surgies depuis une vingtaine d’années.

En 1978, l’historien israélien Zeev Sternhell rafraîchit la vieille thèse de R. Rémond en voulant démontrer l’existence d’une quatrième droite, fruit de l’alliance informelle et passagère entre le socialisme révolutionnaire antidémocratique et la pensée néo-réactionnaire (4) . Autour du Cercle Proudhon, de Georges Sorel et de Georges Valois, cette droite révolutionnaire aurait été la matrice initiale du fascisme. Brillamment exposée, la thèse de Z. Sternhell mit en lumière les connexions méconnues qui s’établirent à la veille de la Grande Guerre entre les anti-républicains de droite et de gauche. Pourtant, en dépit de l’intérêt qu’il porta à l’ouvrage, René Rémond contesta en 1982 l’existence d’une quelconque « droite révolutionnaire ». Il l’assimila plutôt à une forme rénovée et modernisatrice de la droite traditionaliste. Le débat se concentra dès lors sur la réalité ou non d’un pré-fascisme français issu en partie de la gauche. La controverse - qui perdure - dissuada maints étudiants de renouveler des interprétations devenues classiques. Le plus paradoxal fut que, loin de vouloir dénier le cadre d’analyse de son confrère, l’universitaire israélien envisageait simplement de l’améliorer afin qu’il puisse prendre en compte l’histoire politique du XXe siècle et le phénomène fasciste sur lequel son illustre collègue faisait quasiment l’impasse.

Jusqu’en 1997, l’interprétation des trois droites françaises n’était guère mise en doute. Pendant ce temps, les études « généalogiques » sur la « Gauche » restaient rares et souvent peu pertinentes. Or le « paradigme » rémondien viendrait-il de connaître sa « révolution copernicienne » avec l’étude de Marc Crapez, un jeune chercheur en sciences politiques ? Dans un ouvrage qui fera date (5) , M. Crapez étudie dans la seconde moitié du siècle dernier les éléments antidémocratiques, darwiniens sociaux et anti-chrétiens de certains courants de l’extrême gauche blanquiste ou communarde. Mais la nouveauté qu’il donne à l’histoire des droites et des gauches hexagonales se situe en annexe. Il y établit une nouvelle classification, plus politologique d’ailleurs que historique, du « spectre » idéologique français. S’il conserve l’aspect ternaire cher à René Rémond, il envisage que la « Droite » et la « Gauche » se composent chacune de trois familles politiques particulières. Or « chacune se subdivise en deux compartiments rivaux, parce qu’il est toujours deux attitudes intellectuelles plausibles possibles, deux façons différentes de voir les choses sur un plan programmatique en partant de la même donne originelle ou matrice fondatrice (6) ». Il distingue par conséquent : une gauche égalitaire de tendance autoritaire (Blanqui) ou collectiviste (marxisme) ; une gauche fraternitaire, communautaire (Fourier) ou individualiste (anarchisme) ; une gauche libérale, sociale (social-démocratie) ou libertaire (les « nouveaux philosophes ») ; une droite libérale, modérée (Giscard d’Estaing) ou libertarienne (les « nouveaux économistes ») ; une droite conservatrice, libérale (Raymond Aron) ou impériale (Alain de Benoist), et une droite réactionnaire, traditionaliste (légitimisme catholique) ou populiste (« lepénisme ») (7). À partir de ce nouveau modèle, la proximité idéologique de certaines droites avec certaines gauches devient plus évidente parce que plus lisible. Facilitant la compréhension de l’actualité politique, cette grille d’analyse permet en outre une approche alternative sur les forces politiques contemporaines.

La critique principale qu’on peut néanmoins apporter concerne la méthode « structuraliste » qui enferme dans des compartiments hermétiques les idéaux-types politiques, les rendant ainsi immuables. À la différence de M. Crapez, R. Rémond et Z. Sternhell présentaient leurs recherches dans un contexte historique, c’est-à-dire dans une dynamique humaine. En fait, loin de s’opposer, les observations de MM. Rémond, Sternhell et Crapez se révèlent complémentaires. Les divergences n’apparaissent qu’en raison des angles d’approche différents. La typologie structurale de Marc Crapez ne constitue donc pas une rupture épistémologique par rapport aux Droites en France. Il s’agit plutôt d’une avancée significative dans un champ historico-politologique qui reste encore balbutiant. Avec de tels travaux, gageons néanmoins que tôt ou tard, on délaissera les notions éculées de « Droite » et de « Gauche » au profit d’une vision diversifiée des droites et des gauches françaises... pluralistes.

Notes

1 : René Rémond, La Droite en France, 1954, Paris, Aubier. La dernière réédition - la quatrième - revue, corrigée et complétée date de 1982 sous le titre Les Droites en France, 1982, chez le même éditeur, 544 p.

2 : Il est heureux que M. Rémond ait publié sa recherche à une époque où la police de la pensée qui se pique de lire entre les lignes, ne sévissait pas encore. De nos jours, elle l’aurait très probablement accusé d’abonder dans le sens de la Nouvelle Droite parce que les trois catégories de droites qu’il proposait s’inscriraient parfaitement dans une interprétation trifonctionnelle indo-européenne : la droite traditionaliste relevant de la première fonction ; le bonapartisme de la deuxième et l’orléanisme de la troisième !

3 : Sur le bonapartisme, cf. Frédéric Bluche, Le bonapartisme, 1981, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 128 p. Ni le bonapartisme, ni le gaullisme ne sont des idéologies, ce ne sont que des pratiques politiques circonstancielles permises par la présence des Bonaparte ou d’un De Gaulle. On retrouve cette originalité en Argentine avec le péronisme. Péron fut un Charles De Gaulle qui n’aurait pas eu de 18 Juin. Se dire gaulliste, bonapartiste ou péroniste à l’aube du XXIe siècle n’a aucun sens puisque cela ne signifie plus rien. Autant se réclamer d’Octave ou de Marc Antoine à la veille d’Actium ou soutenir les Bourguignons contre les Armagnacs...

4 : Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme (1885-1914), 1978, Paris, Éditions du Seuil, 444 p.

5 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race dans le sillage des Lumières, 1997, Paris, Berg International, 339 p.

6 : M. Crapez, op. cit., p. 282.

7 : Pour Marc Crapez, la droite conservatrice impériale « est de souvenir bonapartiste ou de copie allemande ». La N.D. en fait partie tandis que « la grande école sociologique allemande (Weber Pareto, Schmitt, etc.) est en quelque sorte à mi-chemin de la droite conservatrice libérale et de l’impériale » (op. cit., p. 284). Cette droite conservatrice « entend freiner les évolutions jugées néfastes, sans se laisser intimider par la gauche, tout en détestant la droite réactionnaire » (id.).

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