La nomination de M. Gabriel Attal à Matignon soulève une question fondamentale quant au fonctionnement de la vie gouvernementale française : qu’est-ce qu’un Premier ministre aujourd’hui ? Quelle est sa mission ? A quoi sert-il ? Est-il le chef de gouvernement tel que le prévoit la Constitution de 1958 – laquelle opère un clivage entre le président de la République arbitre, gardien des institutions et du bon fonctionnement des pouvoirs publics et le Premier ministre, chargé de mettre en œuvre la politique de la France sous le contrôle du Parlement. Ou bien n’est-il qu’un « collaborateur » comme l’avait affirmé Nicolas Sarkozy à propos de François Fillon ?
De fait, la nature de la fonction varie considérablement selon les circonstances et les personnalités. Grosso modo, les Premiers ministres relèvent de quatre catégories :
La France a connu de puissants Premiers ministres qui incarnaient une volonté politique ou une action (quel que soit le jugement portés sur leur politique): Georges Pompidou et Chaban-Delmas de 1962 à 1972, jouèrent un rôle considérable dans la modernisation économique et sociale du pays (par-delà leurs désaccords et conflits avec l’Elysée). De même, Pierre Mauroy ou Michel Rocard furent des piliers des politiques socialistes ou sociales de la France sous François Mitterrand.
Dans une seconde catégorie figurent les Premiers ministres de cohabitation (soutenus par une Assemblée d’un bord opposé au chef de l’Etat) exercèrent une mission de pilotage du pays à l’image de Jacques Chirac (1986-1988), Edouard Balladur (1993-1995), Lionel Jospin (1997-2002).
Les présidents peuvent aussi se donner des « Premiers ministres de confort », qui, du fait de leur personnalité prédisposent pas à leur tenir tête ni à se rebiffer ou bien parce que, compte te u de leur faible assise politique, ils doivent tout au chef de l’Etat. L’archétype fut Jean-Pierre Raffarin auprès de Jacques Chirac (2002-2004), ou, dans une moindre mesure, François Fillon (2007-2012). Le Premier ministre de confort traduit la présidentialisation du régime, l’affirmation de l’autorité du chef de l’Etat qui absorbe la fonction du chef de gouvernement et ramène ce dernier au rang de collaborateur.
Mais une autre espèce de Premier ministre s’impose avec une acuité croissante : celle symbole ou instrument de communication au service de l’image du chef de l’Etat. François Mitterrand en fut l’inventeur. Il fut le premier à se targuer d’avoir nommé le plus jeune Premier ministre de France avec Laurent Fabius (1984-1986), alors âgé de 37 ans. Puis il récidivait sept ans plus tard par un impressionnant coup d’éclat en désignant à Matignon Edith Cresson, la première femme cheffe de gouvernement en 1991. Cette décision fit sensation dans le monde entier, certains éditorialistes saluant l’avènement d’une « nouvelle Jeanne d’Arc ». Cette fonction emblématique est à double tranchant peut conduire du statut de héros à celui de fusible ou de bouc émissaire des échecs d’une politique, à l’image du sort qui fut celui de Mme Cresson, limogée quelque neuf mois après sa nomination.
La montée en puissance de la fonction symbolique du Premier ministre est un symptôme du dévoiement de la politique en grand spectacle. Le sujet essentiel, au fond, n’est pas d’accomplir une mission laborieuse au service de l’intérêt général, mais d’envoyer un message au pays. La nomination du chef de gouvernement est en soi un acte de communication. Le coup d’éclat l’emporte sur la volonté d’améliorer la vie quotidienne et à préparer le destin de la nation. Elle est par excellence le signe d’un profond désarroi : le sensationnel doit couvrir l’impuissance, les déceptions et les souffrances.
La nomination à Matignon de M. Attal, le plus jeune Premier ministre de l’histoire de France à 34 ans, est de cet ordre. Le record absolu, en soi, se substitue à un projet, une ambition pour le pays. Dans cette logique, la faiblesse de son expérience professionnelle (hors politique), ou sur le terrain n’a guère d’importance. L’extrême jeunesse de son visage, sa télégénie, son indéniable séduction ont produit une sorte de sidération sur l’opinion. Son bref passage de cinq mois au ministère de l’Education nationale, lui a permis, en quelques opérations de communication spectaculaires – notamment sur l’interdiction de l’Abaya – d’effectuer une spectaculaire percée dans les sondages qui souligne l’extrême volatilité d’une opinion sous influence. Jamais sans doute, dans l’histoire de la République, un chef de l’Etat ne s’était donné un Premier ministre aussi proche de lui-même et aussi ressemblant. A tel point que sur le plan du symbole s’’opère une sorte de fusion entre l’Elysée et Matignon qui porte la présidentialisation du régime à sa quintessence. Aujourd’hui, l’effet de sensationnel écrase le monde des réalités, les drames de la dette publique, de la violence quotidienne, du déclin scolaire, de la pauvreté et de l’inflation… L’expérience montre que l’état de grâce est éphémère à Matignon et rien ne prouve que le pays profond sera dupe longtemps du spectaculaire coup d’éclat.