Cette planification anti-soviétique s’est rapidement accélérée après l’attaque brutale de Staline contre la minuscule Finlande à la fin de 1939. La résistance finlandaise inattendue et féroce a conduit les puissances occidentales à expulser l’URSS de la Société des Nations en tant qu’agresseur flagrant et a inspiré de nombreuses demandes d’intervention militaire parmi les élites politiques et le grand public, des propositions sérieuses étant envisagées pour envoyer plusieurs divisions alliées en Scandinavie combattre les Russes au nom des Finlandais. En effet, pendant une grande partie de cette période, l’hostilité des alliés semble avoir été beaucoup plus grande envers les Soviétiques qu’envers l’Allemagne, malgré l’état de guerre nominal contre cette dernière, les sentiments français étant particulièrement forts. Comme l’a fait remarquer un élu britannique : « On a l’impression que la France est en guerre avec la Russie et qu’elle n’est qu’en très mauvais termes avec l’Allemagne ».
Les alliés avaient l’intention d’utiliser les forces polonaises en exil dans leur combat terrestre contre les Soviétiques, peut-être même de provoquer un soulèvement polonais contre les occupants communistes haïs de leur patrie. Osborn note que si Staline avait eu vent de ce plan, cela pourrait expliquer pourquoi c’est à ce moment-là qu’il a signé les ordres officiels ordonnant au NKVD d’exécuter immédiatement les 15 000 officiers et policiers polonais qu’il détenait déjà comme prisonniers de guerre, un incident finalement connu sous le nom de massacre de Katyń, qui est l’une des pires atrocités du conflit mondial.
Tous ces plans militaires et les discussions internes des Britanniques et des Français étaient alors gardés secrets, et leurs archives sont restées scellées aux historiens pendant de nombreuses décennies. Mais dans l’introduction de son fascinant récit, Osborn explique qu’après que les armées allemandes victorieuses se sont déplacées vers Paris en 1940, le gouvernement français a tenté de détruire ou d’évacuer tous ses dossiers diplomatiques secrets, et un train rempli de ce matériel très sensible a été capturé par les forces allemandes à 160 kilomètres de Paris, y compris le dossier complet des plans pour attaquer l’URSS. Dans l’espoir de marquer un grand coup en terme de propagande internationale, l’Allemagne a rapidement publié ces documents cruciaux, fournissant à la fois des traductions en anglais et des copies des originaux en fac-similé. Bien qu’il ne soit pas clair si ces révélations ont reçu une couverture médiatique occidentale significative à l’époque, Staline a certainement pris connaissance de cette confirmation détaillée des informations qu’il avait déjà obtenues par bribes de son réseau d’espions communistes bien placés, et cela a dû renforcer sa méfiance envers l’Occident. L’histoire aurait également été rapidement connue de tous les observateurs bien informés, ce qui expliquerait pourquoi Huddleston était si sûr de lui lorsqu’il a mentionné l’attaque alliée prévue dans ses mémoires de 1952.
Après l’invasion barbare de l’URSS par Hitler en juin 1941, qui amena soudainement les Soviétiques dans la guerre du côté des alliés, ces faits très gênants seraient naturellement tombés dans l’oubli. Mais il semble assez étonnant que cette amnésie « politiquement correcte » soit devenue si profondément enracinée dans la communauté de la recherche universitaire que pratiquement toutes les traces de cette remarquable histoire ont disparu pendant les six décennies qui ont précédé la publication du livre d’Osborn. Plus de livres en anglais ont peut-être été publiés sur la Seconde guerre mondiale au cours de ces années-là que sur tout autre sujet, mais il semble possible que ces dizaines de millions de pages ne contiennent pas un seul paragraphe décrivant les plans importants des alliés pour attaquer la Russie dans les premiers jours de la guerre, laissant peut-être même le bref et désinvolte commentaire de Huddleston en 1952 comme compte rendu le plus complet. Osborn lui-même note le « si peu d’attention » accordé à cette question par les chercheurs de la Seconde guerre mondiale, citant un article paru dans une revue universitaire en 1973 comme l’une des rares exceptions notables. Nous devrions nous inquiéter sérieusement du fait que des événements d’une telle importance ont passé plus de deux générations presque totalement exclus de nos archives historiques.
De plus, même la publication de l’étude universitaire massivement documentée d’Osborn en 2000 semble avoir été presque complètement ignorée par les historiens de la Seconde guerre mondiale. Prenons, par exemple, le livre Absolute War publié en 2007 par le célèbre historien militaire Chris Bellamy, un ouvrage de 800 pages dont la couverture rougeoyante le qualifie de récit « faisant autorité » sur le rôle de la Russie soviétique pendant la Seconde guerre mondiale. L’index détaillé de 25 pages ne contient aucune référence à « Bakou » et la seule référence à l’indiscutable préparation des alliés à l’attaque de l’URSS au début de 1940 est une phrase obscure qui apparaît 15 mois et 150 pages plus tard au lendemain de l’Opération Barbarossa : « Mais le 23 juin, le NKGB rapporte que Sir Charles Portal, Chef de l’État-Major de l’air britannique, avait suggéré de télégraphier des ordres en Inde et au Moyen-Orient pour leur ordonner d’arrêter de planifier les bombardements du gisement de Bakou qui, comme on le craignait, pourrait servir à fournir les allemands ». Les révélations d’Osborn semblent avoir disparu sans laisser de trace jusqu’à ce qu’elles soient enfin remarquées et rendues publiques 15 ans plus tard dans The National Interest.
Bien qu’il soit assez facile de comprendre pourquoi les historiens ont évité le sujet pendant les deux premières décennies qui ont suivi la fin de la Seconde guerre mondiale, une fois une ou deux générations écoulées, on pourrait raisonnablement s’attendre à voir une certaine réaffirmation de l’objectivité scientifique. L’opération Pike était de la plus grande importance possible pour le déroulement de la guerre, alors comment a-t-elle pu être presque totalement ignorée par pratiquement tous les auteurs sur le sujet ? Les préparatifs des alliés au début de 1940 pour lancer la plus grande offensive de bombardement stratégique de l’histoire mondiale contre l’Union soviétique ne semblent guère le genre de détail ennuyeux et obscur qui serait rapidement oublié.
Même si la première génération de chroniqueurs de guerre l’a soigneusement exclue de ses récits pour éviter l’embarras idéologique, ils devaient sûrement être au courant des faits étant donné la publication allemande des documents. Et bien que leurs jeunes successeurs n’en aient pas fait mention dans les livres qu’ils ont étudiés, on pourrait s’attendre à ce que leurs mentors leur aient parfois murmuré à l’oreille certains des « secrets cachés du temps de guerre » laissés de côté dans le récit classique. De plus, M. Osborn fait remarquer que des articles sur les faits ont été publiés très rarement dans des revues universitaires professionnelles, et on pourrait supposer qu’un seul cas de ce genre se serait répandu comme une traînée de poudre dans l’ensemble de la communauté universitaire. Pourtant, même après la parution du volume massivement documenté d’Osborn dans une série académique respectable, le silence est resté absolument assourdissant. Le cas de l’opération Pike démontre que nous devons faire preuve d’une extrême prudence en acceptant l’exactitude et l’exhaustivité de ce qui nous a été dit.
De telles conclusions ont des conséquences évidentes. Mon site web a tendance à attirer un grand nombre de commentateurs, de qualité très variable. L’un d’entre eux, un immigré d’Arménie soviétique se faisant appeler « Avery », semble bien informé et pondéré, bien qu’intensément hostile aux Turcs et à la Turquie. Il y a quelques années, un de mes articles sur la Seconde guerre mondiale a provoqué un commentaire intrigant de sa part :
Pendant la bataille de Stalingrad, la Turquie, officiellement neutre mais coopérant secrètement avec l’Allemagne nazie, avait rassemblé une énorme force d’invasion à la frontière de l’URSS (Arménie RSS). Si les Allemands avaient gagné à Stalingrad, les Turcs allaient envahir le Russie, courir jusqu’à Bakou et rejoindre les forces allemandes qui descendaient de Stalingrad pour prendre les champs de pétrole.
Lorsque l’armée de Paulus fut encerclée et anéantie, les Turcs quittèrent rapidement la frontière pour regagner leur caserne.
Staline n’a jamais oublié la trahison des Turcs et n’a jamais pardonné.
Quand l’Allemagne s’est rendue, Staline a rassemblé d’énormes armées en RSS d’Arménie et en RSS de Géorgie. Le plan était d’envahir et de chasser les Turcs de l’Est de la Turquie et de l’Arménie occidentale.
L’explosion de deux bombes atomiques américaines a convaincu Staline de se retirer. Certains pensent que les États-Unis ont fait exploser les deux bombes non pas pour forcer le Japon à se rendre, mais comme un message à Staline.
Lorsqu’on l’a interrogé, il a admis qu’il n’était au courant d’aucune référence dans une source occidentale, mais il a ajouté :
C’était de notoriété publique en Arménie RSS, d’où je suis originaire.
Les vétérans de guerre de la Seconde guerre mondiale, les anciens combattants, en discutaient tout le temps … ils ont vu plus de troupes de l’Armée rouge et de matériel militaire se rassembler près des frontières de la RSS d’Arménie et de la RSS de Géorgie qu’ils ne l’avaient jamais fait auparavant. Puis, ils sont tous partis …
Dans des circonstances normales, peser le silence universel de tous les historiens occidentaux contre les affirmations informelles d’un commentateur anonyme qui s’appuyait sur les récits qu’il avait entendus de vieux vétérans ne serait guère un choix difficile. Mais je me pose la question…
Les documents officiels discutés par Osborn démontrent que les Britanniques ont fait des efforts considérables pour enrôler les forces turques dans leur attaque planifiée contre l’URSS, les Turcs allant et venant sur la question jusqu’à ce que la Grande-Bretagne abandonne finalement le projet après la chute de la France. Mais si les Turcs avaient fortement envisagé une telle aventure militaire en 1940, il semble tout à fait plausible qu’ils auraient été beaucoup plus désireux de le faire en 1942, étant donné les pertes énormes que les Soviétiques avaient déjà subies des mains des Allemands, et avec une armée allemande redoutable approchant du Caucase.
Peu après la guerre, la Turquie est devenue l’un des alliés les plus importants de l’Amérique pendant la guerre froide contre les Soviétiques, avec un rôle central dans l’établissement de la doctrine Truman et la création de l’OTAN. Toute allusion selon laquelle le même gouvernement turc aurait été très proche de rejoindre l’Axe d’Hitler et d’attaquer la Russie en tant qu’allié nazi quelques années plus tôt aurait été extrêmement dommageable pour les intérêts américains. De tels faits ont été scrupuleusement exclus de toutes nos histoires de guerre.
Jusqu’à il y a quelques semaines encore, j’aurais probablement eu tendance à favoriser le front uni de tous les historiens occidentaux contre les remarques causales d’un seul observateur anonyme sur mon site web. Mais après avoir lu le livre de Osborn, je pense maintenant que le commentateur anonyme est plus probablement celui qui dit vrai. Il s’agit d’un triste verdict personnel sur la crédibilité actuelle de notre profession historienne.
Ces considérations importantes deviennent particulièrement pertinentes lorsque nous tentons de comprendre les circonstances entourant l’opération Barbarossa, l’attaque de l’Allemagne contre l’Union soviétique en 1941, qui a constitué le point tournant central de la guerre. Tant à l’époque qu’au cours du demi-siècle qui suivit, les historiens occidentaux affirmèrent unanimement que l’assaut surprise avait pris Staline dans l’ignorance totale, le mobile d’Hitler étant son rêve de créer l’immense empire terrestre allemand dont il avait esquissé les contours dans les pages de Mein Kampf, publiées seize ans auparavant.
Mais en 1990, un ancien officier du renseignement militaire soviétique qui avait fait défection à l’Ouest et vivait en Grande-Bretagne a lâché une véritable bombe. Sous le nom de plume de Viktor Souvorov, il avait déjà publié un certain nombre d’ouvrages très appréciés sur les forces armées de l’URSS, mais dans Icebreaker, il prétendait maintenant que ses recherches approfondies dans les archives soviétiques avaient révélé qu’en 1941, Staline avait réuni d’énormes forces militaires offensives et les avait placées tout le long de la frontière, se préparant à attaquer et facilement écraser les forces largement en sous effectifs et mal équipées de la Wehrmacht, préparant une conquête rapide de l’Europe entière.
Voici comment j’ai résumé l’hypothèse de Souvorov dans un article l’an dernier :
Ainsi, tout comme dans notre récit traditionnel, nous voyons qu’au cours des semaines et des mois qui ont précédé l’opération Barbarossa, la force militaire offensive la plus puissante de l’histoire du monde s’est discrètement rassemblée en secret le long de la frontière germano-russe, se préparant à exécuter l’ordre qui allait déclencher leur attaque surprise. L’armée de l’air non préparée de l’ennemi devait être détruite sur les terrains d’aviation dans les premiers jours de la bataille, et d’énormes colonnes de chars d’assaut allaient commencer à pénétrer profondément, entourant et piégeant les forces opposées, remportant une victoire éclair classique, et assurant l’occupation rapide de vastes territoires. Mais les forces préparant cette guerre de conquête sans précédent étaient celles de Staline, et sa force militaire aurait sûrement saisi toute l’Europe, probablement bientôt suivie par le reste de la masse continentale eurasienne.
Puis, presque au dernier moment, Hitler s’est soudain rendu compte du piège stratégique dans lequel il était tombé, et a ordonné à ses troupes largement en sous-effectif et mal équipées de lancer une attaque surprise désespérée contre les Soviétiques, les attrapant par une attaque surprise au moment même ou leurs propres préparations finales les avaient rendus les plus vulnérables, et arrachant ainsi une victoire initiale majeure des mâchoires d’une défaite certaine. D’énormes stocks de munitions et d’armes soviétiques avaient été placés près de la frontière pour approvisionner l’armée d’invasion de l’Allemagne, et ils tombèrent rapidement entre les mains des Allemands, apportant un complément important à leurs propres ressources terriblement insuffisantes.
Bien que presque totalement ignoré dans le monde anglophone, le livre précurseur de Souvorov est rapidement devenu un best-seller sans précédent en Russie, en Allemagne et dans de nombreuses autres parties du monde, et avec plusieurs volumes à suivre, ses cinq millions d’exemplaires imprimés en font l’historien militaire le plus lu dans l’histoire du monde. Pendant ce temps, les médias et les milieux universitaires anglophones ont scrupuleusement maintenu le silence total sur le débat mondial en cours, aucune maison d’édition n’étant même disposée à produire une édition anglaise des livres de Souvorov jusqu’à ce qu’un éditeur de la prestigieuse presse de l’Académie navale brise finalement l’embargo près de deux décennies plus tard. Cette censure quasi totale de l’attaque soviétique massive prévue en 1941 semble assez semblable à la censure quasi totale de l’indéniable réalité de l’attaque massive prévue par les Alliés contre les Soviétiques l’année précédente.
Bien que l’hypothèse de Souvorov ait inspiré des décennies de débats académiques féroces et ait fait l’objet de conférences internationales, elle a été scrupuleusement ignorée par nos auteurs anglophones, qui n’ont fait aucune tentative sérieuse pour défendre leur récit traditionnel et réfuter la vaste accumulation de preuves convaincantes sur laquelle elle est fondée. Cela me porte à croire que l’analyse de Souvorov est probablement correcte.
Il y a dix ans, un écrivain solitaire a d’abord attiré mon attention sur les recherches novatrices de Souvorov et, en tant que Slave russe émigré vivant en Occident, il n’était guère favorable au dictateur allemand. Mais il a conclu sa critique par une déclaration remarquable :
Par conséquent, si l’un d’entre nous est libre d’écrire, de publier et de lire ceci aujourd’hui, il s’ensuit que pour une partie non négligeable, notre gratitude pour cela doit aller à Hitler. Et si quelqu’un veut m’arrêter pour avoir dit ce que je viens de dire, je ne fais aucun mystère de l’endroit où je vis.
https://reseauinternational.net/la-pravda-americaine-comment-hitler-a-sauve-les-allies/2/