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Alain Delon : mort d’un samouraï

« Monstre sacré. » Tout acteur rêve d’une telle appellation, mais rarissimes sont ceux pour lesquels l’épithète se justifie pleinement. Les conditions sont en effet draconiennes : une personnalité hors-norme, une dizaine de rôles iconiques, un apogée grandiose irisé par une vie sentimentale tumultueuse puis une décadence tout aussi sublime qu’avait été l’apothéose.

L’enfance et l’adolescence : une tête brulée

Alain Delon aura satisfait à tous les critères et bâti une légende aussi rayonnante que ses meilleures incarnations. Né fin 1935 à Sceaux dans une famille de la petite bourgeoisie (son père est exploitant de salle de cinéma et sa mère employée de pharmacie), il est traumatisé par le divorce de ses parents, qui le conduit en famille d’accueil à l’âge de 4 ans. Le père de ce nouveau foyer est gardien de prison à Fresnes, et le futur comédien garde en mémoire les salves qui exécutent Pierre Laval, dans cette même cour, en 1944. Il est ensuite placé dans une institution catholique à Igny, début d’un parcours scolaire qui le verra renvoyé par six fois des écoles qu’il fréquente. La suite n’est que turbulences : après un CAP de boucherie-charcuterie, il travaille dans la boutique de son beau-père. Fuguant pour Chicago, il est rattrapé à Bordeaux. Il choisit de devancer l’appel pour effectuer son service dans la marine. Indiscipliné, forte tête, il tombe pour vol de matériel et échappe à la prison à la condition de prolonger son engagement. C’est l’Indochine et la fin de la guerre ; le conscrit, lui, fête ses vingt ans en cellule pour vol de jeep. Son brevet de radio lui est retiré, et il est radié de la marine. Plus tard, Delon reviendra sur cette période tapageuse, où il avait érigé l’insurrection en mode de vie. Cette recherche constante des limites et de la transgression doit se lire comme une déclaration de guerre aux institutions (au premier desquelles la famille, qui n’a pas sourcillé lorsque le jeune Alain a annoncé son départ pour l’armée). Cet esprit frondeur n’a alors de cesse de s’épuiser dans la quête de cadre et de structure, susceptibles de conférer un sens à une existence sinueuse – même s’il en déjoue les règles, Delon découvre à l’armée une droiture, une solidarité et un sens de l’honneur qu’il admirera tout au long de sa vie. Delon ne cessera ainsi, de Clément à Losey, de Visconti à Melville, de rechercher des pères de substitution, capables de tirer le meilleur de ce jeune fauve autodidacte – contrairement à Belmondo ou Maurice Ronet, l’acteur n’a fréquenté aucun conservatoire ni suivi le moindre cours de comédie.

Retour à la vie civile et précieux mentors

Selon ses propres déclarations, la démobilisation de Delon présentait tous les ingrédients du désastre. Établissant son QG dans les bas-fonds de Pigalle et fasciné par la pègre, il suit la voie toute tracée d’un futur souteneur. Son salut réside dans le franchissement de la Seine. À Saint-Germain-des-prés, sa beauté du diable fait tourner les têtes et lui vaut la séduction de Brigitte Auber, qui vient de tourner avec Hitchcock. Elle descend avec lui à Cannes, en 1957. Il y fait la connaissance de Brialy, qui devient un proche. Ce dernier est fasciné par la fougue subversive de son ami, capable de forcer la serrure d’une voiture après une soirée bien arrosée pour prolonger la fête à 50 kilomètres de là. 1957, c’est aussi la rencontre décisive avec son agent Georges Beaume, chargé de prospecter de futurs talents pour le compte de Selznick, qui le convainc de passer des auditions, à Rome. Il est retenu, à condition d’apprendre l’anglais, mais ne s’envolera pas pour Hollywood. Son amante du moment, Michèle Cordoue, est en effet l’épouse du réalisateur Yves Allégret, qui lui délivrera le seul et unique conseil en matière de jeu qu’il suivra jamais : « Parle comme tu me parles. Regarde comme tu me regardes. Écoute comme tu m’écoutes. Ne joue pas, vis ! ». Plus qu’un viatique, ces mots seront son talisman. 

Des débuts cinématographiques fracassants   

Après deux petits rôles pour Yves et Marc Allégret (Quand la femme s’en mêle et Sois belle et tais-toi), il est repéré sur photographie par Romy Schneider pour le rôle masculin principal de Christine (Gaspard-Huit, 1958). Chargé d’accueillir au Bourget la comédienne de Sissi qui ne parle pas français, Delon (qui ne parle pas allemand) est accompagné de l’indispensable Brialy (qui a vécu à Berlin) et se charge de la traduction. Si l’amitié est immédiate entre celui-ci et Romy, l’entente avec Delon sera de prime à bord exécrable au cours des premières semaines de tournage, avant de se muer en idylle incandescente, pour le plus grand bonheur des échotiers, qui mitraillent le couple en fiançailles officielles à Lugano.

L’année suivante, il est à l’affiche dans l’adaptation du chef-d’œuvre de Patricia Highsmith, Plein Soleil, que réalise René Clément. Distribué initialement dans le deuxième rôle masculin, celui du riche bourgeois décadent, il ose affronter durant une très longue soirée les tout-puissants producteurs Hakim pour réclamer le rôle de Ripley, une petite frappe décadente, qui selon lui, correspond beaucoup mieux à son caractère de voyou. Menacé tout au long de ces interminables heures de négociations d’être éjecté du film, Delon voit sa mise sauvée grâce à l’intervention de l’épouse de Clément, qui défend l’oukase de Delon. Tour à tour chafouin et sensuel, insondable et solaire, pervers et irrésistible, le Ripley de Delon est aussi proche que possible de l’original. Premier joyau de sa filmographie, l’œuvre propulse instantanément le comédien au firmament des stars. 

Les années soixante : la consécration 

La décennie voit s’enchaîner les rencontres et les chefs-d’œuvre. Delon, outre Clément, verra s’ajouter deux pères (et maîtres) de cinéma, Visconti et Melville, auxquels il voue une reconnaissance éperdue, déplorant, vingt années plus tard, une postérité stérile. Interprète du boxeur Rocco (dans Rocco et ses frères) puis de Tancrède, dans Le Guépard, Delon éblouit par l’intensité d’un jeu dont le magnétisme n’éclipse pas la réflexion profonde sur les tenants et aboutissants de ses incarnations. L’acteur révèle ainsi une stupéfiante palette de registres. Capable de tout jouer, aussi à l’aise dans le drame cérébral et psychologique d’un Antonioni (L’Éclipse, 1962), la comédie de cape et d’épée (La Tulipe noire, Christian-Jaque, 1964, qui totalisera 47 millions d’entrées en U.R.S.S. et fera de lui une star à la notoriété durable dans le pays), le film noir (Mélodie en sous-sol, Verneuil, 1963, dans lequel il joue gratuitement, en échange des droits asiatiques sur le film, véritable triomphe au Japon, s’assurant l’admiration de son partenaire Gabin), le film politique de gauche et qu’il produit (L’Insoumis, d’Alain Cavalier, 1964) ou le huis clos cauchemardesque (Les Félins, Clément, 1964), Delon fascine, envoûte, soumet (La Piscine, Deray, 1969, acmé de son érotisme).

Sa première rencontre avec Melville tourne court. Celui-ci porte déjà le projet du Samouraï ; il le propose au comédien, qui refuse pour cause de départ imminent pour les États-Unis, où l’attend une nouvelle étape de sa carrière. Le rêve s’encalmine, et ledit Samouraï est mis en chantier fin 1966. La légende raconte que, lors de la lecture du scénario par Melville, Delon aurait déclaré : « Cela fait 10 minutes que vous lisez, et mon personnage n’a pas encore prononcé le moindre mot. C’est parfait, je ne veux rien savoir d’autre ; je tourne votre film. » Et Delon de conduire le cinéaste dans la chambre de son immense appartement sur les Champs : celle-ci est aussi austère et dépouillée que celle de Jef Costello, le protagoniste, ornée de la seule reproduction d’un samouraï, au-dessus du lit… Ce film, quintessence du cinéma melvillien, est célèbre pour la stylisation des personnages, son épure narrative et son maniérisme élégiaque. L’oeuvre influencera nombre de metteurs hong-kongais, dont Johnny To et Ringo Lam, et fera beaucoup pour la vénération de l’acteur dans les contrées orientales – où les licences de parfums ou de montres feront beaucoup pour son compte en banque, mais ceci est une autre histoire… L’autre sommet de cette collaboration est Le Cercle rouge (1970), où son minimalisme granitique s’avère d’une foudroyante énergie. Le dernier film du duo, Un flic (1972), où Delon est, cette fois-ci, du côté des forces de l’ordre, est un échec qui compromet la relation filiale du comédien et du réalisateur. Ce dernier ne retient pas ses imprécations contre son égérie, coupable de s’être laissée pousser les cheveux (retenus par un catogan invisible pour le spectateur) pour incarner le rôle principal de l’introspectif Professeur (Zurlini, 1972), un film cultissime en Italie, rediffusé chaque fin d’année sur le petit écran. Delon ne se pardonnera pas cette rupture. Lorsqu’il apprend la mort de Melville, l’année suivante, il fait en moins de six heures le voyage automobile de Cannes à Paris pour s’effondrer en larmes au pied de l’escalier du défunt, position qu’il ne quittera pas de la journée – des dizaines de visiteurs manqueront, ce jour-là, de piétiner un inconnu prostré de douleur au bas des marches, sans reconnaître Delon.

L’acteur est pourtant au sommet de son art (et de son pouvoir). Les deux Borsalino ont triomphé au box office (même si, pour une histoire de préséance sur des contrats et un nom sur l’affiche, la brouille entre Belmondo et Delon est consommée ; elle durera près de trois décennies), et Delon est un incontournable du cinéma français. Sa quatrième rencontre décisive est celle de Joseph Losey, qui lui offre le rôle de Ramón Mercader dans L’Assassinat de Trostky (1972), et surtout celui de M. Klein, personnage éponyme du film de 1976, que l’acteur produit – et avec lequel il connaît un cinglant échec public. L’œuvre est néanmoins la plus aboutie de son auteur, tout à la fois quête psychologique et interrogation existentielle dans le Paris dantesque de l’Occupation. En recherche d’une identité qui le conduit au sacrifice presque métaphysique, Delon est exemplaire d’intelligence et de profondeur de jeu. À l’exception de Notre Histoire (Blier, 1984), où il bouleverse dans le rôle d’un garagiste en rupture de ban et amoureux d’une chimère, il ne retrouvera plus une telle maîtrise artistique…

Le déclin des années 80 

Les morts ayant droit au repos et à l’indulgence, nous passerons rapidement sur la dernière partie d’une carrière plombée par des films d’action à gros muscles (Pour la peau d’un flic, mis en scène par lui-même, 1981), Ne réveillez pas un flic qui dort (Pinheiro, 1988) ou exangues (L’Ours en peluche, Deray, 1994). Tentant de se refaire une virginité auteuriste, il tourne avec Godard (Nouvelle Vague, 1990), oubliant que celui-ci n’a plus rien à dire – depuis des années, il est vrai… Les retrouvailles avec Belmondo dans l’insipide et vain Une Chance sur deux (Leconte, 1998) ne produisent pas l’étincelle attendue. Dès lors, Delon, devenu marionnette des Guignols de l’info (« Alain Delon est plus qu’Alain Delon. Alain Delon possède tous les pouvoirs : lorsqu’il voit une tractopelle, elle s’auto-vidange ») ne paraît jamais meilleur que dans l’auto-dérision et le caractère méta d’un jeu mis au service de sa parodie (le rôle de César dans le désopilant Asterix, mission Cléopâtre Chabat, 2002). Suivent deux décennies de quasi retraite et de sordides règlements de compte familiaux, qui ne sauraient éclipser la fulgurance et le charisme mercuriel d’un des plus grands séducteurs du septième art, félin sauvage que la mort aura enfin.

Séverac

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