Depuis la naissance de l’agriculture, les céréales ont toujours été à la base de l’alimentation et des échanges commerciaux entre nations, et la France, bien servie par ses milieux naturels, est, de longue date, une puissance céréalière de premier plan. Or, cette situation privilégiée est en train de disparaître peu à peu, et sans doute plus rapidement même que ce que l’on craignait il y a quelques années encore : ainsi, la production de blé, emblématique de notre agriculture et à la base de notre modèle alimentaire fondé sur le pain, est cette année en chute libre : environ 26 millions de tonnes pour le blé tendre, soit un quart de moins que la production moyenne de la période 2019-2023.
C’est la plus mauvaise récolte depuis une quarantaine d’années ! Comble de malchance, comme le souligne Jean-Pierre Robin (1), « la contreperformance française est cette année totalement à contrecourant du marché mondial. Les Etats-Unis et la Russie, les deux plus gros exportateurs de la planète, ont enregistré d’excellentes récoltes, avec pour conséquences un effondrement des cours. La céréale du pain, qui se négociait plus de 400 euros la tonne sur les marchés internationaux en 2022, est tombée aux alentours de 210 euros à la mi-août. » Dans un cadre de libre marché, cette nouvelle de la chute des cours pourrait apparaître comme une bonne nouvelle pour le consommateur français qui verrait le prix du pain se maintenir, voire baisser. Mais, en fait, si la première option peut se défendre aisément, la seconde est plus problématique, au regard de l’économie générale de la France et, surtout, dans le cadre de la production elle-même et de la défense des intérêts des producteurs agricoles français : « Les céréaliers français, dont les coûts de production s’établissent entre 220 et 240 la tonne, subissent une double peine : ils perdent sur la quantité et sur le prix de vente. » Certes, dira-t-on, les céréaliers ont souvent été bénéficiaires (surtout les propriétaires des plus grandes exploitations, en Beauce par exemple) dans l’économie contemporaine, au risque parfois d’en oublier les autres aspects et secteurs de l’agriculture française, aujourd’hui bien mal en point (et c’est un aujourd’hui qui a commencé il y a déjà fort longtemps !). Mais, la situation actuelle met en péril la pérennité à moyen terme de notre production céréalière nationale, au risque de rendre la France dépendante des autres puissances productrices qui n’hésiteront évidemment pas à prendre la place vacante si les céréaliers français venaient à faire défaut ! Or, nous savons que la souveraineté alimentaire (dont le ministère de l’Agriculture se prévaut aussi dans son intitulé complet) est un élément essentiel de toute politique d’indépendance nationale, particulièrement pour la nation française : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France », affirmait Sully, l’homme du renouveau économique de l’après-guerres de religion et fidèle ministre du roi Henri IV. Si la citation peut paraître aujourd’hui un peu limitative sur les capacités productives et d’entrées financières de la France (n’oublions pas l’industrie, les services, et le tourisme, par exemple), elle n’en reste pas moins parlante et avérée pour l’alimentation de nos concitoyens.
De plus, il ne faut pas négliger que si les prix sont tirés vers le bas au niveau mondial, mettant ainsi en difficulté nos propres céréaliers, c’est justement en raison d’une mondialisation qui repose d’abord sur une libre concurrence souvent faussée par des règles bien différentes selon les pays et par des coûts de main-d’œuvre comme de production bien inférieurs à ceux en cours dans notre pays. C’est en particulier le cas chez un pays producteur européen que la France aide militairement mais qui profite de la situation pour avancer ses pions au niveau agricole international, à nos dépens (2) : l’Ukraine, dont les normes environnementales sont loin d’être aussi rigoureuses que les normes appliquées en France, et qui semble bénéficier de coûts de production deux fois moins élevés qu’en France, en particulier grâce à l’immensité de ses exploitations (10 à 15.000 hectares) et la faible rétribution des travailleurs agricoles. Une concurrence en somme déloyale qui constitue un drôle de remerciement aux efforts financiers déjà consentis par la France et les autres pays de l’Union européenne pour la soutenir face aux armées de Vladimir Poutine… Et, en définitive, tout cela profite à… la Russie, trop contente aussi de voir la France en difficulté et de prendre sa place sur nombre de marchés méditerranéens et africains que la France ne peut plus fournir en céréales… C’est tout de même le comble !
Le prochain ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire devra s’atteler à soutenir les producteurs céréaliers français, non par de simples subventions (surtout en période de disette budgétaire…), mais par une politique de préservation des intérêts des agriculteurs français face aux désordres de la mondialisation concurrentielle : une pression – amicale mais certaine – sur le secteur de la distribution alimentaire pour privilégier les achats à bon prix aux producteurs nationaux, sans doute en supprimant ou en contournant quelques intermédiaires, serait la bienvenue. Il ne s’agit pas de remettre en cause la liberté des échanges mais de remettre un peu d’équité dans un système qui valorise trop souvent le moins-disant social pour vendre encore plus aux consommateurs, au risque de gaspillages fort peu écologiques le plus souvent… De plus, assurer des « prix protégés » pour nos céréaliers, au moins le temps de cette année, pour éviter la perte d’exploitations agricoles qui, en définitive, s’avère être à terme une perte de production et de productivité pour le pays tout entier. Là encore, en cette période de forte dette publique, il paraît plus que nécessaire de préserver ce qui existe pour assurer le lendemain et le redémarrage agricole à promouvoir pour que notre pays retrouve en ce domaine le chemin de l’excellence, tant sur les quantités que sur la qualité.
L’Union européenne oserait-elle s’opposer à cette politique française si elle était véritablement engagée ? Si tel était le cas, cela montrerait, en définitive, que cette Europe bruxelloise ne correspond pas exactement à ce qui est juste et bon pour nos producteurs nationaux et, donc, pour l’économie française.
Notes : (1) : Jean-Pierre Robin, Le Figaro, lundi 2 septembre 2024.
(2) : En fait, l’Ukraine ne fait que profiter d’une situation qu’elle n’a pas créée, et elle montre par là toute l’importance (voire la nécessité) d’un nationalisme économique qu’elle sait utiliser habilement dans le cadre de la mondialisation concurrentielle pour pouvoir poursuivre et financer sa construction et son renforcement étatique, cela même si elle est fortement menacée aujourd’hui par ses créanciers internationaux.
(à suivre : Les causes climatiques ne sont pas les seules raisons à la crise de la production céréalière ; etc.)