• Russie Occident, l’autre guerre de 100 ans (première partie)
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par Daniel Arnaud
Dans la première partie, nous proposions d’envisager le conflit entre la Russie et l’Ukraine, dans la perspective historique élargie d’une guerre de 100 ans opposant, depuis 1917, la Russie et l’occident. Nous suggérions aussi que le conflit idéologique entre propriété privée et collective des moyens de production ne s’était pas éteint, mais transformé en une opposition entre économie libre-échangiste complètement dégagée de toute intervention étatique, et les économies russe ou chinoise, laissant une large part à la planification par l’État.
Les phases de la guerre
Revenons au début de notre histoire. Tout le vingtième siècle à venir se joue entre avril 1917 et octobre 1917 : le 6 avril 1917, les USA déclarent la guerre à l’Allemagne, à la suite d’un vote positif au congrès. Le 25 octobre 1917, les bolcheviques prennent le pouvoir en Russie. Les USA entrent de plain-pied dans les affaires européennes, tandis que l’Europe est considérablement affaiblie. Ils se trouvent en position d’entreprendre le remplacement des impérialismes européens ébranlés. Leurs rapports avec les puissances européennes deviennent donc ceux des impérialismes concurrents : les actions hostiles, voir les coups bas, se mêlent aux collaborations financières ou industrielles, ainsi qu’aux alliances de circonstance. Au même moment apparait la première puissance industrielle ayant fait le choix de la collectivisation. Le spectre d’un pays communiste, se réclamant du marxisme, cauchemar pour tous les impérialismes historiques, surgit en contre-exemple de la nécessité absolue de la propriété privée. Ce qui n’est encore qu’une expérience brouillonne et tragique par bien des aspects ne doit en aucun cas réussir. Ainsi, la présence de l’URSS en formation, unit politiquement les nations occidentales par ailleurs concurrentes. Tâchons maintenant de distinguer des phases dans cette guerre de 100 ans.
La curée (1917 – 1922)
C’est ainsi que, comme signalé plus haut, les nations européennes, leurs colonies, les USA, etc., participent activement à la guerre « dite » civile, soutenant les blancs contre les rouges. Les deux motivations : faire main basse sur les immenses richesses en ressources du territoire de l’empire, et détruite dans l’œuf le collectivisme se renforcent l’une l’autre. Les armées occidentales sont présentes sur le sol russe, participant à la destruction et à la désorganisation qui produira l’une des plus épouvantables famines de l’histoire. On en trouve des descriptions stupéfiantes dans le recueil de nouvelles « Les steppes rouges » de Joseph Kessel, qui avait été envoyé dans l’extrême orient russe avec quelques troupes françaises. On rappellera aussi ce fait mal connu : des troupes américaines ont été positionnées dans ce même extrême orient, où elles ont laissé le fort mauvais souvenir d’exactions et de crimes. Malgré ce soutien, les Rouges finissent par l’emporter. Durant cette première phase, l’Ukraine reste évidemment un enjeu particulier pour les puissances occidentales. Même l’Allemagne, pourtant vaincue, agite ses services secrets pour exciter le nationalisme ukrainien dans le but de détacher cette région à son profit. Elle n’est pas la seule. La Pologne aussi tentera sa chance les armes à la main. Voyant la Russie affaiblit, elle avait pris la décision, dangereuse et malavisée, de s’engager dans la guerre. Après des succès initiaux, elle subira revers sur revers, jusqu’à voir son territoire menacé par la toute nouvelle Armée Rouge. C’est la France qui la sauvera, en envoyant des armes et des cadres pour réorganiser et ré-entrainer cette armée fragilisée. Elle pourra ainsi reprendre l’initiative, et arracher à la jeune Union Soviétique une partie de l’Ukraine et de la Biélorussie. Terrain qu’elle ne gardera pas longtemps, car ce sont ceux-ci, on l’oublie souvent, qui font l’objet du marchandage entre Hitler et Staline au moment de la signature du pacte de non-agression.
Le temps de la tentation (1922 – 1941)
À partir de la fin de la guerre civile, l’évidence s’impose : il va falloir vivre avec ce contre-exemple d’une nation industrielle ayant collectivisé les moyens de production. En 1917, celle-ci avait renoncé aux méthodes et outils habituels de la diplomatie. Le nouvel état soviétique n’avait pas vocation à assurer sa souveraineté sur un territoire limité, mais il naissait comme « état des prolétaires » du monde entier. Ainsi, la citoyenneté soviétique devait, en gros, s’étendre aux prolétaires de toutes les nations. L’échec des révolutions prolétariennes suivant la fin du conflit mondial, en particulier en Allemagne, conduit l’Union Soviétique à revenir à une vision plus classique des relations internationales. Vers 1924, les puissances européennes reconnaissent petit à petit le nouvel État. Il n’empêche que la révolution prolétarienne conserve sa vocation internationale, et donc, la reconnaissance ne met pas fin à l’hostilité de principe. L’Union Soviétique présente un danger de contagion révolutionnaire pour les classes dirigeantes occidentales, cependant qu’elle devient un modèle pour les classes ouvrières. Le paysage politique des démocraties occidentales est transformé avec l’apparition de nouveaux partis communistes, idéologiquement proche de Moscou. Les discours de propagande se construisent, et pour dire le vrai, le combat idéologique génère caricatures et contre-caricatures. C’est le Paradis des travailleurs contre « Tintin chez les soviets ». La crise de 1929 va renforcer l’attractivité du modèle soviétique. Les pays occidentaux s’enfoncent dans une des pires crises de leur âge industriel, cependant que, au contraire, l’URSS s’industrialise à très grande vitesse. En outre, rattrapant son retard, elle met sur pied un système d’éducation remarquable, développe la médecine sur tout son territoire, etc. Est-il surprenant que ceux qui font le voyage à Moscou dans ces années-là ne voient pas les aspects négatifs ? Ils arrivent d’un monde en crise économique profonde, et débarque dans une Russie qui connaît des taux de croissances qui feraient pâlir la Chine d’aujourd’hui !
Ainsi se renforce dans les classes populaires la tentation communiste, et plus généralement celle des idéaux de gauche. La peur qu’elle suscite dans les classes dirigeantes les conduisent à soutenir les mouvements fascistes, ce qui leur permet d’accéder au pouvoir. L’Europe se divise entre puissances fascistes et pays restés démocratiques. Au sein même de ces pays, les tensions nées de la puissance d’attraction ou de répulsion du modèle soviétique, (selon la classe et les convictions), troublent la vie politique. L’un des exemples les plus éclairant est le jeu diplomatique français à la veille de la seconde guerre mondiale. Face à la montée de la puissance allemande, la France a besoin, en principe de refonder l’alliance de 1914 avec la Russie, désormais soviétique. Mais la classe dirigeante française verrait d’un assez bon œil Hitler se jeter sur l’URSS comme il l’a promis dans Mein Kampf. Ses intérêts contradictoires vont amener la France dans une jeu diplomatique assez pitoyable, fait de danse et de contre-danse, qui, passant par Munich, facilitera, sinon provoquera le retournement du pacte germano-soviétique.
L’alliance et la trahison (1941 – 1946)
De l’été 39 à l’été 41 l’URSS reste en marge du conflit. Au-delà des caricatures, tout le gouvernement soviétique s’attendait à l’attaque allemande à un moment ou un autre, espérant juste que celle-ci se fasse le plus tard possible. Lorsqu’elle se produit, l’Angleterre et les USA se retrouvent avec un nouvel allié, un peu encombrant. La volteface idéologique pour les anglo-saxon est aussi difficile que celle des communistes devant, deux ans plus tôt, « avaler » le pacte germano-soviétique. On trouve sur YouTube un film de propagande américain, présentant l’URSS comme un pays gorgé de richesses industrielles, agricoles et culturelles ! C’est assez divertissant si on compare cette image à celle qui était donnée quelques années plus tôt. Mais cette alliance USA-UK-URSS, si elle n’est pas sans arrière-pensée, est resté solide jusqu’à la mort de Roosevelt. C’est à Truman, donc, qu’il revient de « faire la paix », et c’est sous son administration que commence le soutien actif aux milices armées à l’ouest de l’Ukraine, formées d’ex-collaborateurs des nazis. Ce sont donc les USA qui rompent l’alliance par ce qu’il faut bien appeler un acte de guerre, et il est remarquable qu’ils le fassent par l’entremise d’extrémistes ukrainiens. Déjà ! La guerre froide est déclarée !
Le temps de la propagande (1946 – 1991)
Si on se place sur le théâtre strictement européen, la guerre froide est une guerre de propagande. (Les théâtres asiatiques et africains seront, eux, beaucoup plus chauds). Et disons-le tout de suite, les USA la mènent avec une intelligence, et une efficacité qui ridiculise l’URSS. Il faut dire qu’ils partent avec une longueur d’avance : afin de peupler leur vaste territoire, et alimenter la machine industrielle en main d’œuvre, il fallait bien attirer les populations européennes. Ainsi, tout au long du XIXe siècle, ils se sont « vendus » à l’Europe. Le « rêve américain » n’est pas apparu spontanément, mais est le résultat d’actions de communication efficace. L’historien Howard Zinn par exemple, révèle que les échecs d’émigrants étaient fréquents, et nombreux étaient ceux qui finissaient par retourner chez eux. Donc, dans leur lutte idéologique contre l’URSS, ils ont su admirablement articuler les leviers économiques, culturels et médiatiques. On peut citer en exemple la musique ou la conquête de l’espace. La culture ou la science deviennent le support d’opérations de propagande très élaborées. En comparaison, la propagande soviétique parait pataude, maladroite, grossière…, et parfaitement ringarde. Donc, à première vue, les USA gagnent cette manche à plate couture. Mais analysons cela plus attentivement. Notons d’abord que l’extraordinaire croissance de la classe moyenne et de son niveau de vie, en Europe et aux USA durant les décennies séparant la fin de la guerre jusqu’à 1980 doit considérablement à l’existence de l’URSS. Elle inspire la classe ouvrière, qui s’organise et fait pression pour obtenir des avancées sociales considérables. C’est beaucoup la peur de l’exemple soviétique qui conduit aux répartitions plus égalitaires des revenus. Mais la hausse constante des revenus a amené une baisse des revenus du capital, et dans les années 70, le monde occidental entre dans une crise économique sans issue. Celle-ci va faire sortir des laboratoires universitaires les politiques économiques des néo-conservateurs.
Enfin, je voudrais reprendre ici l’hypothèse faite par Emmanuel Todd. Il part du fait que les USA ne peuvent développer le concept d’égalité que si celle-ci se forme vis à vis d’une catégorie d’individus qui demeurent inférieurs. Ce fait serait aujourd’hui solidement établi par la sociologie. Ainsi, les USA n’ont pu établir l’égalité de tous les citoyens entre-eux, que contre la population noire, qui jouait le rôle des « inférieurs ». Dans le contexte de la guerre froide, les politiques de ségrégation des états du sud, et la situation des noirs en général n’étaient plus présentables. En introduisant les réformes nécessaires à l’introduction d’une égalité vraiment universelle, ils ont déséquilibré leur société.
Il est vraisemblable que sans la crise économique des années 70, les politiques économiques développées dans les laboratoires de « l’École de Chicago », y seraient restées. Sans le désarroi suscité dans les classes dirigeantes par ce retour de la crise après les trente glorieuses, ce salmigondis de pensée magique n’aurait probablement convaincu personne.
Il est également vraisemblable que la crise culturelle et sociale, les excès du mouvement BLM, et les autres maux qui ravagent les USA aujourd’hui n’auraient pas pris l’ampleur que l’on constate aujourd’hui sans les bouleversements introduis par le mouvement des droits civiques dans les années 60.
En 1991, l’URSS disparaît, et la messe semble dite. Les USA, et l’occident avec eux, ont « gagné ». Mais la guerre froide laisse l’occident affaibli, et travaillé par des facteurs de fragilité. L’illusion de la victoire va déchaîner leur nocivité.
Le temps de la déraison (1991 – 2022)
Quand l’URSS s’effondre, voilà dix ans déjà que les USA et le Royaume Uni ont mis en œuvre les politiques économiques néo-libérales. Le discours est triomphant. Ils ont retrouvé le chemin d’une croissance forte, en particulier les USA, tandis que l’Europe, « engluée dans ses archaïsmes », reste à la traine. Les élites européennes sont séduites. Rappelons ce ministre des Finances bien de chez nous clamant « seule la croissance est jolie, et la croissance est aux USA. »
Pourtant le simple bon sens aurait dû alerter. Comment peut-on dire que des politiques qui exportent la production de biens industriels, qui détruisent la classe productrice, et abandonnent le savoir-faire industriel à un concurrent futur, qu’elles enrichissent les pays qui les mettent en œuvre ? Certes, les chiffres montrent de la croissance. Mais la production quitte le pays, et c’est l’épargne et la dette qui soutiennent la consommation. En d’autres mots, on grignote l’héritage, et cela devra bien avoir une fin !
Ainsi, c’est dès les années 80 que nous entrons dans le temps de la déraison. Aujourd’hui cela se voit : politique énergétique délirante, wokisme, suicide économique collectif, etc. Mais ce n’est que l’aboutissement d’un lent processus de pourrissement qui trouve ses racines dans l’opposition entre le bloc communiste et le bloc occidental durant la seconde moitié du vingtième siècle. Il semblerait que la Russie, peut-être à cause de la brutalité de la crise de la fin du communisme, peut être aussi à cause de la violence qui lui a été faite durant les années 90, ait retrouvé le chemin de la raison. En effet, lorsqu’elle abandonne le communisme, c’est pour adopter sans restriction les recommandations des économistes américains néo-libéraux venus la guider. Les recommandations plus raisonnables, faites par d’autres économistes, je pense en particulier à Jacques Sapir, sont rejetées. Ainsi, il faut le reconnaître, la perte de souveraineté, la mise sous tutelle américaine, et la catastrophe économique qui s’ensuit, si elle résulte largement de l’action des USA, est aussi largement mise en œuvre par l’élite « libérale » russe, ce qui lui vaut aujourd’hui un discrédit persistant.
Ainsi, la Russie, à partir de la fin des années 90 reconstruit progressivement sa souveraineté. Et à mesure qu’elle le fait, l’attitude de l’occident se tend pour devenir de plus en plus hostile. On peut certes convenir que des conflits d’intérêts naissent du retour à la souveraineté. Mais on est surpris par une hostilité qui va finir par dépasser celui de la guerre froide. Pourtant, la Russie ne devrait plus présenter de danger idéologique. Alors pourquoi ?
Vu des USA, pays producteurs contre pays consommateurs : le nouveau conflit idéologique ?
Pour les États-Unis c’est assez clair, les buts ayant été avoués et publiés à de nombreuses reprises depuis 1945 : l’affaiblissement puis la destruction de la Russie (comprendre son éclatement en régions de petites tailles entièrement contrôlées pour les USA). Projet dément au sens propre du terme, ce dont certains américains sont d’ailleurs conscients. Je pense notamment au colonel Mc Gregor. Mais dément ou pas, c’est bien le but que ce sont donnés les USA. Mais pourquoi ? Parce que, contrairement à ce qu’on pourrait conclure du fait de la disparition de l’URSS, la Russie gêne encore sur le plan géostratégique et idéologique. Le danger d’un axe Berlin-Moscou pour l’hégémonie états-uniennes a suffisamment souvent été évoqué pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir dessus en détail. Il faut cependant ajouter que ce qui hante véritablement les cauchemars des nuits de Washington, ce serait plutôt un triangle Berlin – Moscou – Pékin. L’alliance des capitaux, des savoir-faire industriels, et des ressources des trois pays rabaisseraient les États-Unis, du rang de l’unique hyper-puissance, à celui d’une des grandes puissances mondiales. Or le modèle impérialiste, dollaro-centré, imposé au monde par les USA depuis la chute de l’URSS, implique une séparation des rôles, entre pays producteurs et exportateurs de bien, et pays consommateurs et exportateurs de capitaux. Cela ne marche que dans la mesure où les producteurs qui sont aux marges, acceptent la tutelle des pays du centre de l’empire, ceux qui consomment et financent. L’évolution des économies occidentales des 40 dernières années est bien liée à ce modèle, exportation d’une part de plus en plus importante des moyens de production, remplacement des emplois manufacturiers par des emplois de services, augmentation vertigineuse des inégalités, et transformation des démocraties en oligarchies. Cette évolution économique conduit aussi à une transformation fondamentale de nos sociétés, par l’effondrement des niveaux d’enseignement. Une économie de services n’a pas besoin d’un haut niveau intellectuel. Il suffit d’une petite minorité bien formée intellectuellement qui conserve les commandes. Les emplois de service nécessitent, en général, qu’une intelligence très moyenne. Ainsi nous voyons les pays du « centre », anglosphère et UE, se transformer en imbécilocratie. Et honnêtement, posons-nous la question : que le wokisme ait pu diffuser dans nos sociétés au-delà des départements universitaires où il est né, n’est-il pas le symptôme d’une stupéfiante imbécilité collective ? Ainsi, les politiques économiques néo-conservatrices sont nées d’un substrat rationnel. Au fond, il s’agit juste de permettre aux élites possédantes de reprendre aux classes moyennes la richesse produite pendant les trente années d’après-guerre. L’habillage idéologique cache des intérêts de classe bien compris. Ce n’est peut-être pas très glorieux, mais cela demeure dans les limites delà raison. Mais la conséquence est un affaissement du niveau intellectuel qui va favoriser l’affaiblissement de nos sociétés, et l’arrivée au pouvoir d’une élite politique d’une considérable médiocrité. Notons que l’URSS finissante souffrait du même mal.
Une société qui se donne pour but de produire ce qu’elle consomme devra obligatoirement augmenter son niveau éducatif. L’économie de production conduit mécaniquement à la formation d’un classe moyenne raisonnablement intelligente. L’emploi industriel, du bas jusqu’au haut de l’échelle, exige en moyenne plus de compétences et d’intelligence que l’emploi de service. La ventilation des revenus doit être plus resserrée, et, du fait de la collaboration nécessaire sur les lieux de production, un certain niveau de solidarité verticale se forme entre les niveaux hiérarchiques, en dépit des différences de classe. Il est difficile de mépriser et ignorer complètement ceux avec qui on collabore au quotidien. Ainsi, une telle population deviendra plus rétive aux niveaux d’inégalité trop indécents. Le conflit qui oppose la Russie, puis la Chine aux USA a donc cette composante idéologique. L’autre a été évoquée plus haut. Les états chinois et russe, tout en respectant l’économie de marché, considère pouvoir légitimement intervenir dans la sphère économique. Mais cet interventionnisme n’est peut-être que la conséquence du développement et de la production industrielle, qui, a grande échelle, nécessite toujours une forme ou une autre de planification. Le noyau de l’opposition entre les deux blocs est bien celle d’économie de production contre économie de consommation. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer les pays qui sont effectivement sous une pression hostile de la part des États-Unis et du Royaume-Uni : La Russie et la Chine mais aussi… l’Allemagne ! La triade « productrice » de la planète.
Ce conflit est-il existentiel pour les USA ? Oui, si on les considère en tant que système impérial, et non en tant que nation. Il y a deux moments forts, rappelons-le ici, bien qu’ils aient été évoqués plus haut, deux tournants historiques qui donnent à l’imperium américain à la fois l’occasion d’établir son influence à l’échelle planétaire, mais aussi la forme qu’il a prise aujourd’hui. La crise des années 70, déclenchée par les deux chocs pétroliers, permet à l’idéologie néo-conservatrice, de sortir des laboratoires universitaires où elle était en gestation. Sans le désarroi des élites de gouvernement et des populations devant cette crise économique pour laquelle il ne semblait pas y avoir de solutions, il est douteux que celle-ci ait pu s’imposer. Son application brutale au Chili à partir de 1973, aurait dû convaincre que les maux qu’elle provoquait, dépassait les bénéfices qu’on pouvait en attendre. La chute de l’Union Soviétique ensuite, lui ouvre grand le champ de bataille idéologique. Elle se retrouve seule, son principal adversaire ayant déclaré forfait. Elle révèle d’ailleurs à cette occasion son but véritable, qui est de créer les conditions de la création d’une nouvelle oligarchie. Il était évident, dès le milieu des années 90, que les populations occidentales empruntaient la voie de l’appauvrissement qu’avaient connue celles de l’ex-URSS, mais plus lentement. Là où ils sont partis au grand galop, nous y allions au pas. Ils se sont retrouvés soudain en enfer, nous entamions un long purgatoire. Mais le résultat est le même : des sociétés injustes, dirigées par des oligarchies prédatrices. En chemin on trouve la désindustrialisation et les délocalisations. C’est le prix à payer pour arracher ses revenus à la large classe moyenne issue de l’après-guerre.
Ce système ne survivrait pas à une victoire Russo-Chinoise (victoire dont il conviendrait d’ailleurs de préciser les termes). Selon toute vraisemblance, l’élite oligarchique occidentale serait remplacée par une autre, et, ce remplacement serait souvent accompagné de violence. En ce sens, le conflit est existentiel. Mais en ce qui concerne les populations, on peut sans grand risque dire qu’après une période d’intense tumulte, elles y trouveraient leur compte, un peu comme la population Russe à partir des du début des années 2000. En fait, libéré de l’impérium, les peuples occidentaux retrouveraient vraisemblablement des sociétés plus justes et libres. Et cela vaut aussi bien pour la population états-unienne, qui gagneraient à ce que les USA acceptent de ne plus être qu’une grande puissance parmi d’autres.
Enfin, il faut aussi rappeler que la victoire de l’idéologie néo-conservatrice a eu un effet profond sur les sociétés, en entraînant les forces politiques progressistes à abandonner la défense des classes populaires. Comme il fallait préserver l’illusion d’un débat politique, elles se sont ralliées aux différents aggiornamentos idéologiques qui aujourd’hui composent le wokisme. Je fais là une large ellipse historique, car ce n’est l’endroit pour développer ce sujet. Mais alors qu’elles se transformaient en oligarchies, avec un contrôle de plus en plus conséquent du discours et des populations, sur quelles bases maintenir l’emprise idéologique de l’occident à l’échelle planétaire ? On avait pour cela l’héritage de la lutte du « monde libre et opulent », contre celui de « la pauvreté et l’oppression ». Ainsi, ce que nous appellerons pour simplifier l’idéologie « woke » est consubstantiel à ce que l’occident est devenu, même si elle est largement rejetée par la majorité de la population. Ce qui compte ici, c’est qu’elle est perçue aujourd’hui comme partie intégrante de l’identité de l’occident. Et elle le rend odieux à l’extérieur. J’insiste : les considérations économiques, géopolitiques, etc., sont souvent difficile à comprendre pour un public non averti. En revanche, un discours qui se pose en opposition aux valeurs traditionnelles est, lui, parfaitement audible, car il menace l’identité même des populations qui le rejettent. Ainsi, la croisade woke dans laquelle l’occident s’est lancé, entraine le rejet de la plus grande part de la population mondiale, au moment où celui-ci déclenche une guerre économique contre le pôle Russo-Chinois. Or une guerre économique n’est efficace qui si on arrive à entraîner suffisamment d’alliés avec soi. Ainsi, l’occident se place lui-même en position de faiblesse. Mais cette idéologie lui est, je le répète, consubstantielle, et il serait très difficile d’y renoncer. C’est autour d’elle qu’il a renouvelé son identité politique, et que ses élites s’unissent.
Dans la troisième et dernière partie, nous allons enfin envisager les stratégies de sortie du conflit des USA, de la Russie et de l’Europe. Nous montrerons, avant de conclure, que c’est la situation de l’Europe qui est la plus critique, car elle se trouve, du fait de son suivisme, encerclée dans ce que nous définissons comme un « chaudron diplomatique ».
(À suivre)
source : Vu du Droit
https://reseauinternational.net/russie-occident-lautre-guerre-de-100-ans-deuxieme-partie/