Alors que les États-Unis assouplissent les restrictions sur la liberté d’expression, l’Europe semble prendre le chemin inverse. Entre lois de surveillance, censure numérique et pressions politiques, le continent durcit son contrôle de l’information, soulevant des inquiétudes sur l’avenir du débat démocratique. Dans ce contexte, il est essentiel de s’interroger sur la nature et l’étendue de cette menace, ainsi que sur les réponses possibles des institutions européennes et des gouvernements nationaux pour préserver l’intégrité de la liberté d’expression. C’est dans cette démarche que Dragana Trifković, directrice du Centre d’études géostratégiques de Belgrade, s’inquiète dans l’article suivant – écrit initialement en anglais – d’une dérive liberticide sur le continent européen.
Polémia
La crise de la liberté d’expression
Aujourd’hui plus que jamais, la crise de la liberté d’expression a atteint en Europe un seuil particulièrement préoccupant. Initialement observée aux États-Unis, cette problématique semble désormais s’étendre à l’échelle mondiale, avec une réorientation de la politique américaine sur ce sujet. L’intervention récente de J.D. Vance lors de la Conférence de Munich sur la sécurité constitue un exemple frappant de cette évolution, laissant de nombreux dirigeants européens plus que perplexes.
Afin de saisir tout le sens et l’ampleur de cette crise, il convient d’en identifier les causes principales.
Il y a deux ans, le Centre d’études géostratégiques, que je dirige, a mené une étude en profondeur intitulée « Quand le mensonge devient un métier ». Ce titre illustre parfaitement le problème majeur du manque de professionnalisme dans les médias et de l’abus des fonctions journalistiques. Ce phénomène, qui s’est intensifié depuis les années 1990, trouve ses racines dans la montée en puissance des monopoles médiatiques. Il y a trente ans, aux États-Unis, l’espace médiatique était contrôlé par une cinquantaine de grandes entreprises ; aujourd’hui, six groupes seulement dominent 90 % du marché : News Corp, Time Warner, Sony, Comcast, Viacom et Disney. Ces mêmes sociétés exercent également une influence significative en Europe et ailleurs, générant des revenus annuels de plusieurs milliards de dollars. Elles contrôlent près de 70 % des chaînes de télévision câblée, ainsi que de nombreuses stations de radio et publications à travers le monde. Ainsi, la concentration du marché de l’information et la censure qui en découle constituent indéniablement des facteurs majeurs à l’origine de la crise de la liberté d’expression.
D’autre part, l’utilisation politique du journalisme et la réduction de la liberté de la presse ont commencé avec la mise en place de nouvelles règles régissant le journalisme militaire, influencées par les agences de sécurité. Cela a permis un contrôle croissant sur le contenu des reportages.
Un exemple frappant est l’annexe Foxtrot, un document de dix pages rédigé par le capitaine Ron Wildermutt, responsable des relations publiques du Commandement central des États-Unis. Ce texte imposait de strictes restrictions aux journalistes couvrant les guerres, dès le conflit du Golfe de 1990. Les journalistes devaient assister à des briefings militaires dans un centre de presse au Koweït, avec un accès très limité aux zones de combat en Irak, et étaient soumis à une censure préalable. Seuls quelques journalistes triés sur le volet, proches des autorités militaires américaines, avaient un accès direct. Ce contrôle de l’information a permis de présenter médiatiquement les interventions militaires américaines comme des actions patriotiques, en contraste avec la guerre du Vietnam, où l’opinion publique s’était largement opposée au conflit.
Ces pratiques se sont progressivement étendues à la guerre en ex-Yougoslavie, où une propagande anti-serbe a façonné une image très négative des Serbes dans l’opinion publique internationale. Cette stratégie a facilité la réalisation des objectifs géopolitiques des États-Unis dans les Balkans. De même, les événements de Markale et de Račak ont été exploités par les médias occidentaux pour justifier l’intervention en Bosnie et au Kosovo. Ces manipulations rappellent celles observées lors de la crise de Boutcha en Ukraine, où des accusations ont été immédiatement relayées avant même que des enquêtes impartiales puissent être menées.
Le rôle des médias
Le rôle des médias dans cette dynamique a été mis en évidence par les fuites de WikiLeaks, qui ont révélé des pratiques dissimulées, notamment les responsabilités des autorités américaines dans la mort de civils en Afghanistan et en Irak. Ces documents ont illustré comment les États-Unis ont cherché à contrôler l’information à des fins politiques, militaires et sécuritaires.
Les autorités américaines ont également organisé des rencontres privées avec les rédacteurs en chef des principaux médias, des journalistes, des dirigeants d’ONG et des responsables militaires, leur imposant des lignes directrices et des orientations sur les discours à tenir. Deux exemples récents en témoignent. En France, le président Emmanuel Macron a convoqué les principaux responsables des rédactions pour leur transmettre des consignes sur le langage à adopter dans l’espace public. En Serbie, un partenariat éducatif a été instauré avec l’OTAN, dans le cadre d’un plan de partenariat individuel, afin d’organiser des conférences pour les officiers serbes sur la « menace russe en Ukraine ». Ces démarches révèlent une manipulation des discours par les pouvoirs politiques et sécuritaires, allant à l’encontre des principes démocratiques fondamentaux.
L’écrivain et analyste américain Paul Craig Roberts aborde cette instrumentalisation des médias par les élites politiques dans son ouvrage Empire of Lies, où il dénonce l’usage de la désinformation comme un outil stratégique au service des intérêts des pouvoirs en place.
Il est également crucial de souligner le rôle des organisations non gouvernementales (ONG), qui bénéficient de financements considérables de la part des États-Unis à travers diverses agences et fonds. Bien qu’elles se présentent comme « non gouvernementales », ces ONG sont en réalité largement soutenues par le gouvernement américain, ce qui soulève des interrogations légitimes sur leur indépendance. Nombreuses sont les personnalités issues de ce secteur qui ont rejoint les structures étatiques, ce qui renforce leur influence politique.
En 2012, la Russie a adopté une législation similaire à celle des États-Unis, en exigeant que les journalistes et activistes financés par l’étranger se déclarent comme « agents étrangers ». Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que cette loi violait les droits fondamentaux, sans émettre de critiques concernant la législation américaine.
Cette situation reflète ainsi un processus de monopolisation de l’information, d’instrumentalisation de la presse et de censure orchestrée par des élites politico-sécuritaires. De nombreux journalistes et intellectuels européens ont été contraints à l’exil, d’autres se sont vus réduire au silence ou arrêtés, à l’image de personnalités telles qu’Alexandre Gaponenko et Svetlana Burtseva.
L’Europe doit impérativement réexaminer les causes profondes de toutes ces dérives et agir sans tarder pour rétablir la liberté d’expression, tout en repensant son approche en matière de sécurité. Cette nécessité est d’autant plus pressante que les États-Unis semblent opérer un revirement stratégique sur ce sujet.
Dragana Trifković
27/03/2025
Source : Centre d’Etudes Géostratégiques de Belgrade, Serbie – Traduction par Nicolas Faure
https://www.polemia.com/dragana-trifkovic-fin-de-la-censure-aux-etats-unis-leurope-sacharne/