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Gauche et droite : deux morales distinctes

Gauche et droite : deux morales distinctes

Après La sélection des intelligences — Pourquoi notre système produit des élites sans vision, l’agrégé de philosophie, énarque et juriste Thomas Viain propose un livre ambitieux, La guerre des morales — Comment gauche et droite cherchent à façonner l’individu (Éditions Hermann, 310 pages, 22 euros), dans lequel il développe une réflexion portant sur la distinction des conceptions morales entre la gauche et la droite depuis l’apparition de ce clivage politique dans notre pays.

La rationalité des comportements

En bon adepte de la disputatio, Thomas Viain considère l’être humain comme un « être doué de logos, cherchant à s’adapter au mieux à son environnement en le transformant », et non comme un « être pétri de pulsions et d’affects, qu’il chercherait à justifier a posteriori en se racontant des histoires ». Il s’oppose ainsi à une « tradition du soupçon » initiée par Marx, Nietzsche et Freud et prolongée par des intellectuels comme Foucault ou Bourdieu.

« Il faut admettre que l’individu agit de manière délibérée, en se donnant des raisons qui gouvernent son comportement », en se gardant, par exemple, « de l’erreur du sociologue italien Vilfredo Pareto, qui met de l’irrationalité dans le comportement humain en expliquant, par le phénomène des “dérivations”, que ce sont en réalité des motivations affectives et irrationnelles qui nous feraient adhérer ou croire à certaines raisons. »

Tout en partageant les vues du sociologue Raymond Boudon selon lequel les passions, le sentiment d’exclusion, le fanatisme ou encore l’aveuglement ne sont que des facilitateurs dans l’adhésion aux idéologies, Thomas Viain s’oppose au marxisme en affirmant, avec Max Weber, que les idées et les représentations sont prédominantes sur les intérêts pour façonner les individus : « Si l’on se contente de dire que la situation du bourgeois favorise certaines bonnes raisons, nous n’avons rien à objecter, ce sont les facilitateurs dont parle Boudon. Car depuis son poste d’observation, le bourgeois a le sentiment que le système de production capitaliste fonctionne. […] Si l’on s’étonne que cette vision du bourgeois coïncide précisément avec son statut, tandis que l’ouvrier adopte des représentations différentes, il faut rappeler qu’il est naturel que la rationalité des acteurs soit “ancrée” et dépende de leur situation. »

La dialectique des conceptions morales

Une fois posée la rationalité des comportements humains, Thomas Viain en vient au cœur de son essai qui vise à comprendre en quoi la gauche et la droite, considérées comme deux grandes entités en dépit de leur hétérogénéité, diffèrent du point de vue moral qui lui semble, après réflexion, le plus pertinent.

La gauche et la droite s’opposent sur la façon dont elles conçoivent les obstacles qui entravent l’autonomie des individus dans la société. À gauche, « l’intériorité est en réalité le produit de conditionnements extérieurs », tandis qu’à droite, « l’extérieur n’agit pas mécaniquement » mais « ce sont nos raisons ou représentations mentales intérieures qui nous meuvent ». « Autrement dit, pour la gauche, l’autonomie est un horizon sans cesse repoussé, un idéal constamment menacé par des déterminismes extérieurs », car elle estime nécessaire de « moraliser le for intérieur de l’homme ».

Selon l’auteur, l’histoire politique de notre pays s’est structurée « autour d’une dynamique tripartite » qui a vu la droite et la gauche s’affronter « pour imposer leur vision spécifique de la morale ». Ce processus dialectique engendre périodiquement une synthèse qu’il situe au « centre », considéré non d’un point de vue politique mais comme le produit d’une « rationalisation diffuse ».

« Certaines idées font la preuve de leur pertinence sur le marché des idées lorsqu’elles sont retenues par une majorité qui n’est plus, au final, ni de gauche ni de droite. […] Il est vain de penser que des concepts aussi généraux que ceux de progrès, de vérité, de justice, d’éducation pourraient être accaparés par un camp ».

Tout en admettant l’existence de contradictions internes et de phénomènes de régression, l’auteur adopte une sorte de foi progressiste dans la sélection des meilleures idées par les sociétés humaines avec le temps : « Le progrès des institutions et l’adoucissement des mœurs vont de pair avec un progrès moral dans la population générale. »

La morale de gauche

Thomas Viain affirme que le trait essentiel de la gauche ne réside pas dans la recherche d’une « hypothétique égalisation des conditions » mais, en dernière instance, dans une réforme morale des individus.

Il ne s’agit pourtant pas de réduire les courants de gauche à des théories psychologiques, d’autant que leur orientation se situe souvent sur le terrain de l’économie, mais d’admettre que « leur succès tient moins à la rigueur de leur analyse structurelle qu’aux présupposés, souvent implicites » qu’ils véhiculent sur la nature humaine.

Cette caractérisation de la gauche « permet de comprendre en quel sens Rousseau doit être vu comme le père de toutes les gauches. Il met au fondement de sa réflexion sur l’organisation sociale une motivation intime animant l’homme et dont toutes les autres tares découlent : l’amour-propre, qu’il distingue de l’amour de soi ». Son projet « consiste ainsi à bâtir des institutions capables d’élever et de purifier les motivations individuelles, afin que l’action qui en découle soit authentiquement morale. […] Dès lors, il est logique que le programme de la gauche repose sur une transformation des structures, mais avec pour finalité de refaçonner les motivations intimes des individus ».

La gauche ne vise pourtant pas « à créer un paradis moral sur terre » mais « se contente d’affirmer qu’on ne peut pas tracer de frontière a priori » au progrès moral.

L’auteur soutient également que « le programme de gauche s’oppose par construction au totalitarisme, puisqu’à partir du moment où des institutions extérieures à l’individu cherchent à lui imposer ses motivations intimes, celles-ci ne sont plus morales. Le programme de gauche se déploie donc sur une ligne de crête : moraliser les motivations intimes par des moyens institutionnels, mais d’une manière qui suscite l’adhésion pour des raisons objectives, sans contrainte, ni séduction, ni pouvoir charismatique ». Selon lui, le totalitarisme des régimes communistes n’est pas la conséquence d’éléments doctrinaux propres à la gauche puisque des États totalitaires du XXe siècle n’appartenaient pas à ce courant politique.

La morale de droite

« La droite peine à trouver une position identifiable, sans doute parce qu’elle s’est construite essentiellement en réaction ou par rapport » à son adversaire, oscillant entre des tendances conservatrices ou libérales : « Ce qu’elle disait sur le royalisme en 1873 semble totalement désuet à peine quelques décennies plus tard. »

Ainsi, « la droite pâtit souvent d’un attachement, qui n’est plus de saison, à des traditions qui ont eu certes de bonnes raisons, mais qui n’apparaissent plus comme fondées objectivement ».

« Le mouvement conservateur actuel n’est pas beaucoup plus heureux. Le travail de Roger Scruton consiste essentiellement à affirmer que la raison ne peut pas être la seule instance de légitimation, car il y a aussi des coutumes, du biologique, du social, qui échappent au rationnel. Il nous semble qu’il commet l’erreur de confondre la raison et les paramètres sur lesquels délibère la raison. […] Le catholicisme lui-même, force conservatrice, n’a-t-il pas éradiqué certaines formes de paganisme et de culture populaire quand elles étaient incompatibles avec la morale chrétienne ? »

De façon paradoxale, les conservateurs cherchent à « maintenir certaines traditions au nom de raisons nouvelles et modernes, qui ne sont plus celles que se donnaient les principaux acteurs eux-mêmes au moment où ces traditions étaient vivantes ».

« Au lieu d’accepter que l’affrontement ait lieu sur le terrain de la dialectique rationnelle (comme le faisait Aristote ou l’Occident médiéval), pour défendre certains modèles de vie comme meilleurs que d’autres, le conservatisme se met tout seul dans une impasse en voulant se protéger de la critique et séparer, d’une manière bien peu traditionnelle, la raison d’un côté et les paramètres sur lesquels elle s’exerce de l’autre (le biologique, la tradition, la communauté, etc.). »

L’héritage grec

« Pour des raisons liées à la configuration de l’espace du débat public, des médias, de l’école, des universités et des champs du savoir, nous nous éloignons progressivement de ce qui a fait la force intellectuelle et morale de l’Occident. »

Comme il l’avait développé dans son livre précédent, Thomas Viain prône la nécessité de revenir à un rapport aux principes issu de la pensée grecque, tout en excluant tout retour aux mythes : « L’Iliade et l’Odyssée sont des monuments de la culture antique, mais l’idée de fonder sur eux une morale laisse rêveur, comme si le travail d’articulation conceptuelle de Platon et d’Aristote n’avait pas plutôt été l’architecture morale de l’Occident. »

« Le bien commun hérité des Grecs consiste dans l’idée de porter la nature humaine à son maximum de perfection. Pourquoi est-ce un bien commun ? Parce qu’aucun humain ne peut représenter ou réaliser à lui seul cette perfection. »

Faute de retour à ces grands principes unificateurs caractéristiques du génie occidental, nos conceptions du monde s’éparpilleront en juxtaposant « des savoirs sectoriels en croissance horizontale, en attendant que le mur de la réalité nous fasse voir ce qui est souhaitable et ce qui l’est moins ».

La mission de la droite consiste donc, d’une part, à rappeler à la gauche « que notre rationalité intérieure préserve des zones d’autonomie irréductibles à l’action des structures », et, de l’autre, à « repenser un ancrage intérieur » hérité du miracle grec.

Johan Hardoy
25/10/2025

https://www.polemia.com/gauche-et-droite-deux-morales-distinctes/

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