Nicolas Gauthier. Vous venez de signer la première biographie exhaustive de Jean-Luc Mélenchon, personnage aux multiples facettes. Vous citez Charles Péguy qui affirmait : « À douze ans, tout est plié. » D’où le « traumatisme » de l’homme qui, ancien enfant de colons né au Maroc et, à ce qu’il en dit, fort mal accueilli ensuite par la France du terroir, a désormais tendance à se considérer pour plus maghrébin que les Maghrébins. Comment démêler la part d’enfance et celle du calcul politique ?
Rodolphe Cart. Faisons un rappel : Mélenchon nait à Tanger en 1951. Il passe toute son enfance au Maroc jusqu’en 1962, avant que sa mère ne s’installe en Normandie. La rencontre avec les « locaux » se passe mal et le petit Mélenchon a le mal du pays. Il explique alors que les Normands le traitent de « bougnoule » ou de « bicot ».
On retrouve ce tropisme maghrébin tout au long de sa carrière. Encore le samedi 1er février 2025 à Toulouse, Mélenchon acte que le peuple historique français – même populaire – ne l’intéresse plus. En évoquant son concept de « Nouvelle France », il revient sur son origine maghrébine : « Et dites-vous bien, comme je le dis à chacun des jeunes gens que je croise et dont je sais qu’ils sont nés comme moi au Maghreb ou bien encore ailleurs : cette partie du pays est à nous, c’est notre patrie, c’est notre pays. »
Un pur produit de la politique politicienne…
N. G. Ainsi sent-on chez lui un fort désir de revanche sociale. Il est vrai que, même ministre ou sénateur socialiste, il a souvent été toisé de haut par les gens de gauche. D’après vous, cette frustration sociale a-t-elle contribué à former sa conscience politique ?
R. C. Fils d’un receveur des postes et d’une mère institutrice, Mélenchon ne vient pas non plus du ruisseau. En revanche, il s’est vengé en devenant l’un des leurs, c’est-à-dire des « importants ». Il a agi en Essonne – son premier fief électoral – comme un baron local. Ce pouvoir qu’il a acquis s’est construit à force de manigances diverses et d’un sens tacticien politique hors pair. Sur ces terres, il ne cesse d’agir comme un hobereau sûr de son pouvoir, de sa mainmise sur les hommes et les institutions. Il est un pur produit de la politique politicienne et « ne sait faire que ça », juge sévèrement le socialiste Claude Germon, son ancien mentor.
N. G. Éduqué dans le catholicisme, il rejoint ensuite le trotskisme, autre forme d’ascèse. Son actuel messianisme serait-il aussi dû à ce parcours finalement aussi religieux que politique ?
R. C. Plus que son passage à l’OCI, je mentionnerai plutôt la franc-maçonnerie pour mettre en lumière ce lien entre religieux et politique. L’année de l’entrée de Mélenchon au Grand Orient est symbolique : 1983. Cette année-là, le socialisme devient l’une des modalités de la gestion du capitalisme financier, libéral et planétaire. Et effectivement, c’est le moment où il reconnaît, lui, qu’il est « K.-O. debout ». La maçonnerie est pour lui comme une bouée de sauvetage, en tout cas mystiquement. Cela ne lui fait pour autant oublier son seul et unique but, dans la vie : la conquête du pouvoir. Si on veut comprendre ses diverses positions, il faut tirer le fil « républicain » qui remonte à sa condition d’homme « sans terre », depuis son départ du Maroc. La France ne constitue qu’un écrin pour une chose qui la dépasse et qui est la mystique des droits de l’homme. Le peuple français historique n’est finalement que l’acteur d’une pièce de théâtre plus large : la Révolution française, que d’autres acteurs – venus pourquoi pas des quatre coins du monde – peuvent rejouer éternellement.
Un trotskiste aux méthodes staliniennes…
N. G. D’ailleurs, il n’y a guère que les gosses de la bourgeoisie progressiste pour croire que La France insoumise est un mouvement « cool », alors que son fonctionnement, quoique donné pour « gazeux », demeure si vertical et autoritaire qu’à côté, le Rassemblement national a des airs de Woodstock. Au vu des purges à répétition et du management par la terreur faisant office de loi, ce bel édifice ne serait-il pas un brin fragile ?
R. C. Il est certain que l’après-Mélenchon posera des problèmes pour la survie de La France insoumise. Le parti a été construit entièrement autour d’un homme et marche par cercles concentriques quasiment impénétrables. Son parcours politique est jalonné des hommes qu’il a sacrifiés pour son avancement. En 2016, lorsque Léa Salamé lui demande pourquoi il n’avait pas réussi à faire « monter » des successeurs, Mélenchon lui réplique en citant les noms de Raquel Garrido, Alexis Corbière, Éric Coquerel, Danielle Simonet. Tous, sauf Coquerel, ont été purgés !
Mélenchon voit son parti comme une structure organisée et disciplinée pour influencer le débat politique, créer une atmosphère positive à ses idées. Chaque insoumis doit être un sans-culotte, une tricoteuse, un faiseur de journée en puissance. Dès le départ, l’ultracentralisme s’impose pour évincer la moindre ligne divergente. « Pas de fraction », pas d’opposition et pas de courants discordant en interne.
Un mythe antifasciste bien pratique…
N. G. L’art de la politique consiste généralement à surmonter ses propres contradictions. On le voit dans le cas du RN, entre « libéraux-conservateurs » et « nationaux-populistes », ce qui oblige Marine Le Pen et Jordan Bardella à jouer en permanence le grand écart. Mais, chez LFI, faire de même avec des wokistes et des islamistes paraît autrement plus complexe, sachant qu’il peut être plus complexe de faire cohabiter, d’un côté, des féministes et, de l’autre, des gens persuadés que la place des femmes est à la cuisine. Et ne parlons même pas du mariage homosexuel. Pensez-vous que Jean-Luc Mélenchon soit à même de résoudre cette infernale équation ?
R. C. Pour gommer toutes ces divergences, Mélenchon en appelle au mythe antifasciste. En agitant ce chiffon sur la place publique – bien que cette ritournelle prenne de moins en moins –, Mélenchon surpasse ces oppositions en centrant le débat sur le « bourgeois », le « raciste », le « fasciste », le « dominant », l’« oppresseur », le « colonialiste », l’« impérialiste », etc. On verra bien le temps que ça tiendra.
N. G. Aujourd’hui, cet homme est, en quelque sorte, ce qu’était Jean-Marie Le Pen au siècle dernier. Fort d’un socle électoral de 15 %, mais voué aux gémonies de 85 % de ses compatriotes. Un boulevard pour le RN, en 2027 ?
R. C. Si la situation paraît idéale pour le RN, dans le cas d’un second tour contre LFI, je ne vendrai toutefois par la peau de l’ours si vite. Mélenchon est un renard de la politique. En cas d’accession au second tour – le postulat de mon livre –, alors, le Mélenchon du premier tour « anti-système » que vous décrivez ferait une mue éclair pour incarner le « dernier rempart » contre l’arrivée au pouvoir de la « bête immonde ». Vous pouvez être certains que ses équipes actionneraient tous les leviers possibles (manifestations, grèves, pétitions, médias, déclarations des célébrités, etc.) pour créer un mouvement. Habilement, Mélenchon se recentrerait en même temps pour récupérer la partie la plus large possible des électeurs du bloc central. Même si je pense que le RN l’emporterait, le score serait beaucoup plus serré qu’on ne le pense…
