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culture et histoire - Page 1465

  • Capitalisme (6/6) : Karl Polanyi, le facteur humain

    Le Hongrois Karl Polanyi a peut-être eu raison trop tôt en pointant, en 1944, le danger représenté par une société qui devient tributaire de l’économie, et non l’inverse. Ce cri d’alarme a rencontré plus d’échos au XXIe siècle que dans la seconde moitié du précédent.

    Les études de Polanyi sur les sociétés antiques de Sumer et Babylone peuvent peut-être éclairer de façon salutaire le monde d’après 2008, dans lequel un régime d’austérité imposé écrase les pays endettés et dans lequel les élus des démocraties semblent impuissants face aux décisions anonymes assenées par les marchés financiers.

     

    Réalisé par Ilan ZIV (2014)

  • La leçon de géopolitique de Vladimir Poutine

    Depuis 2004, le Club international de discussion de Valdaï réunit une fois par an des experts et des politiques de différents pays pour débattre de la politique internationale. Cette année, la rencontre a eu lieu les 22, 23 et 24 octobre, à Sotchi. 108 experts, historiens et analystes politiques, originaires de 25 pays, dont 62 étrangers à la Russie ont ainsi analysé durant trois jours le thème de cette édition 2014 : L’ordre mondial : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ?

    Vendredi 24 octobre, Vladimir Poutine est intervenu. Extraits :

    "[...] La Guerre Froide a pris fin, mais elle n’a pas pris fin avec la signature d’un traité de paix comprenant des accords clairs et transparents sur le respect des règles existantes ou la création d’un nouvel ensemble de règles et de normes. Cela a créé l’impression que les soi-disant « vainqueurs » de la Guerre Froide avaient décidé de forcer les événements et de remodeler le monde afin de satisfaire leurs propres besoins et intérêts. Lorsque le système actuel des relations internationales, le droit international et les freins et contrepoids en place faisaient obstacle à ces objectifs, ce système était déclaré sans valeur, obsolète et nécessitant une démolition immédiate.

    Pardonnez l’analogie, mais c’est la façon dont les nouveaux riches se comportent quand ils se retrouvent tout à coup avec une grande fortune, dans ce cas sous la forme d’un leadership et d’une domination mondiale, au lieu de gérer leur patrimoine intelligemment, pour leur propre bénéfice. Aussi bien sûr, je pense qu’ils ont commis beaucoup de folies.

    Nous sommes entrés dans une période de différentes interprétations et de silences délibérés dans la politique mondiale. Le droit international a maintes fois été forcé de battre en retraite, encore et encore, par l’assaut impitoyable du nihilisme légal. L’objectivité et la justice ont été sacrifiées sur l’autel de l’opportunisme politique. Des interprétations arbitraires et des évaluations biaisées ont remplacé les normes juridiques. Dans le même temps, l’emprise complète sur les médias de masse mondiaux a rendu possible, quand on le désirait, de présenter le blanc comme noir et le noir comme blanc.

    Dans une situation où vous aviez la domination d’un pays et de ses alliés, ou plutôt de ses satellites, la recherche de solutions globales s’est souvent transformée en une tentative d’imposer ses propres recettes universelles. Les ambitions de ce groupe sont devenues si grandes qu’ils ont commencé à présenter les politiques qu’ils concoctaient dans leurs corridors du pouvoir comme le point de vue de l’ensemble de la communauté internationale. Mais ce n’est pas le cas.

    [...] Ils ont jadis parrainé des mouvements islamistes extrémistes pour combattre l’Union soviétique. Ces groupes se sont formés au combat et aguerris en Afghanistan, et ont plus tard donné naissance aux Talibans et à Al-Qaïda. L’Occident les a sinon soutenus, du moins a fermé les yeux sur cela, et, je dirais, a fourni des informations et un soutien politique et financier à l’invasion de la Russie et des pays de la région d’Asie centrale par les terroristes internationaux (nous ne l’avons pas oublié). C’est seulement après que des attaques terroristes horribles aient été commises sur le sol américain lui-même que les États-Unis ont pris conscience de la menace collective du terrorisme. Permettez-moi de vous rappeler que nous avons été le premier pays à soutenir le peuple américain à l’époque, le premier à réagir comme des amis et partenaires après la terrible tragédie du 11 Septembre.

    Au cours de mes conversations avec les dirigeants américains et européens, je parlais toujours de la nécessité de lutter ensemble contre le terrorisme, de le considérer comme un défi à l’échelle mondiale. Nous ne pouvons pas nous résigner et accepter cette menace, nous ne pouvons pas la couper en morceaux séparés à l’aide du deux poids deux mesures. Nos partenaires ont exprimé leur accord, mais après quelques temps, nous nous sommes retrouvés au point de départ. Ce fut d’abord l’opération militaire en Irak, puis en Libye, qui a été poussée au bord du gouffre. Pourquoi la Libye a-t-elle été réduite à cette situation ? Aujourd’hui, c’est un pays en danger de démantèlement et qui est devenu un terrain d’entraînement pour les terroristes.

    Seule la détermination et la sagesse de la direction égyptienne actuelle a sauvé ce pays arabe clé du chaos et de l’emprise des terroristes. En Syrie, comme par le passé, les États-Unis et leurs alliés ont commencé à financer et armer directement les rebelles et leur ont permis de remplir leurs rangs de mercenaires provenant de divers pays. Permettez-moi de vous demander où ces rebelles obtiennent leur argent, leurs armes et leurs spécialistes militaires ? D’où tout cela vient-il ? Comment l’État Islamique notoire a-t-il réussi à devenir un groupe aussi puissant, de fait une véritable force armée ?

    Quant aux sources de financement, aujourd’hui, l’argent ne vient plus seulement de la drogue, dont la production a augmenté non pas de quelques points de pourcentage mais dans des proportions considérables depuis que les forces de la coalition internationale sont intervenues en Afghanistan. Vous êtes au courant de cela. Les terroristes obtiennent également de l’argent en vendant du pétrole. Le pétrole est produit dans le territoire contrôlé par les terroristes, qui le vendent à des prix de dumping, le produisent et le transportent. Mais d’autres achètent ce pétrole, le revendent, et font du profit, sans penser au fait qu’ils financent ainsi les terroristes qui pourraient venir tôt ou tard sur leur propre sol et semer la destruction dans leur propre pays.

    [...] La Russie a mis en garde à plusieurs reprises sur les dangers des actions militaires unilatérales, des interventions dans les affaires des États souverains, et des flirts avec les extrémistes et les radicaux. Nous avons insisté pour que les groupes luttant contre le gouvernement syrien central, surtout l’État islamique, soient inscrits sur les listes des organisations terroristes. Mais avons-nous vu le moindre résultat ? Nous avons lancé des appels en vain. [...]"

    Michel Janva

  • Qu’est-ce que le national-socialisme ?

    Figure phare, avant-guerre, de l’Ecole de Francfort, célèbre pour son marxisme hétérodoxe, le grand philosophe Herbert Marcuse (1898-1979) a émigré en 1934 aux Etats-Unis. C’est là, en 1942, qu’il a écrit « Etat et individu sous le national-socialisme », une œuvre visionnaire, décisive pour la compréhension du phénomène nazi. Edité par Douglas Kellner dans « Technologie, guerre et fascisme »(Routledge, New York et Londres, 1998), ce texte majeur reste inédit en français. Son fils, Peter Marcuse, a bien voulu autoriser « Le Monde diplomatique »à en publier quelques extraits, accompagnés d’une présentation du jeune chercheur italien Raffaele Laudani.

    Il n’est plus nécessaire, désormais, de contester l’idée fausse selon laquelle le national-socialisme marquerait une révolution. On sait à présent que ce mouvement n’a pas bouleversé l’organisation fondamentale du processus productif dont la maîtrise reste aux mains de groupes sociaux spécifiques qui contrôlent les outils du travail sans se soucier des besoins et des intérêts de la société dans son ensemble (1). L’activité économique du IIIe Reich repose sur les grands combinats industriels qui, avant même l’ascension de Hitler vers le pouvoir et profitant largement du soutien gouvernemental, avaient progressivement renforcé leur position. Ils ont conservé ce rôle-clé dans une économie de guerre et de conquête. Depuis 1933, leurs dirigeants se sont fondus dans la nouvelle « élite » recrutée au plus haut niveau du parti national-socialiste mais n’ont pas abandonné pour autant leurs importantes fonctions sociales et économiques (2).

    Le national-socialisme n’est pas, non plus, une restauration sociale et politique, même s’il a, dans une large mesure, réinstallé au pouvoir les forces et les groupes d’intérêt que la République de Weimar avait menacés ou contenus : l’armée est redevenue un Etat dans l’Etat, l’autorité du chef d’entreprise s’est vue soulagée de nombreuses contraintes, et la classe ouvrière subit une véritable emprise totalitaire. Pour autant, cela n’a pas restauré les vieilles formes de domination et de hiérarchisation.

    L’Etat national-socialiste, tel qu’il se présente, possède cependant peu de points communs avec l’organisation politique de l’ancien Reich. L’armée, traditionnel terreau du féodalisme et de la prééminence prussienne, a été réorganisée selon des principes de recrutement plus ouverts, tandis qu’un train de mesures pseudo-démocratiques régit les rapports sociaux. Patrons et ouvriers, réunis au sein du Front allemand du travail, sont tenus de participer côte à côte aux mêmes défilés et manifestations et d’observer les mêmes règles de conduite. Nombre de privilèges et de titres honorifiques, vestiges de l’ordre féodal, ont été abolis. Du reste, et c’est plus important, l’ancienne bureaucratie et les plus hautes instances de l’industrie et de la finance ont reconnu le nouveau maître et les nouvelles méthodes de gouvernement. (...)

    Nous développerons, ici, l’idée selon laquelle l’Etat national-socialiste s’est débarrassé des caractéristiques essentielles de l’Etat moderne. Ce régime tend à abolir toute distinction entre Etat et société en transférant les fonctions politiques aux groupes sociaux qui détiennent effectivement le pouvoir. (...)

    L’État moderne - et c’est lui seul qui nous occupe ici - fut construit et organisé en dehors du champ des relations inter- individuelles, domaine considéré comme non politique et répondant à des lois et des modèles propres. La vie privée, la famille, l’Eglise et de larges secteurs de la vie économique et culturelle relevaient de ce domaine. (...) L’Etat reconnaissait que certains droits sociaux spécifiques lui préexistaient, et son intervention ne se justifiait et n’était admise que pour les préserver, les promouvoir, ou les restaurer. (...) Le national-socialisme a aboli cette distinction entre Etat et société. (...)

    L’Etat : une machine. Cette conception matérialiste reflète bien mieux la réalité national-socialiste que les théories sur la communauté de race ou sur l’Etat-guide. Cette machine, qui contrôle partout la vie des êtres humains, est la plus terrifiante de toutes puisque, avec toute l’efficacité et la précision dont elle fait preuve, elle reste totalement imprévisible et capricieuse. Nul ne sait, exceptés peut-être quelques « initiés », quand et où elle frappera. Elle semble n’opérer qu’en vertu de lois qui lui sont propres et s’adapte avec souplesse et diligence au plus léger changement dans la composition des groupes dirigeants. Toutes les activités humaines sont soumises aux objectifs impérieux de contrôle et d’expansion.

    Le national-socialisme a beau prétendre que l’Etat est personnellement dirigé par certains individus tout-puissants, ces individus eux-mêmes sont, en réalité, soumis à la mécanique de l’appareil d’Etat. Ce ne sont ni Himmler, ni Göring, ni Ley (3) qui frappent et commandent effectivement, mais la Gestapo, la Luftwaffe et le Front du travail. Les différentes machines administratives forment un appareil bureaucratique qui sert aussi bien les intérêts de l’industrie que ceux de l’armée et du parti. Répétons-le, le pouvoir suprême ne s’incarne pas dans tel ou tel capitaine d’industrie, général ou chef politique, mais s’exerce au travers des grands combinats industriels, de l’appareil militaire et de la fonction politique. L’Etat national-socialiste est le gouvernement des trois hypostases que sont les pouvoirs économique, social et politique.

    Ces éléments concurrents s’entendent sur un objectif commun précis : l’expansion impérialiste à l’échelle intercontinentale. Pour atteindre cet objectif, le régime exige le recours maximal à la force de travail, l’existence d’une vaste réserve de main-d’oeuvre et la formation intellectuelle et physique nécessaire à l’exploitation de toutes les nouvelles ressources humaines et naturelles conquises. C’est alors - lorsque le bon fonctionnement de l’appareil ne repose plus que sur des facteurs essentiellement subjectifs - que l’oppression terroriste trouve ses limites. Un système social en pleine expansion, fondé sur la plus grande efficacité technologique et industrielle possible, ne peut que libérer, chez l’individu, les compétences et les pulsions qui la rendent possible. L’être humain, source la plus précieuse d’énergie et de pouvoir, devient donc l’enfant gâté du régime national - socialiste. (...)

    Tout cela n’est pas sans rappeler la philosophie individualiste de la grande époque du libéralisme. D’ailleurs, par l’importance conférée à l’individu en tant que source première de la force de travail, le national-socialisme accomplit certaines des tendances fondamentales de la société individualiste. Selon le principe de base de cette société, chacun se voit rétribué conformément à son rôle dans la division sociale du travail et tout acte devrait être motivé par la recherche de l’intérêt personnel. Néanmoins, ce principe ayant finalement accru les inégalités économiques, le gouvernement libéral fut chargé de discipliner le libre jeu des forces économiques.

    On doit toutefois insister sur le fait que l’organisation national-socialiste de la vie publique et économique est fondamentalement différente de celle que l’on connaît ou préconise dans les pays démocratiques. Lorsque, dans ces pays, l’intervention gouvernementale est censée atténuer les effets négatifs de la concentration du pouvoir économique, la discipline national-socialiste tend, elle, à supprimer ou à corriger les mécanismes qui pourraient l’empêcher (4). L’autoritarisme national-socialiste abolit, dans une large mesure, nombre de vestiges du passé libéral, qui avaient eux-mêmes pour fonction d’empêcher l’exercice impitoyable du pouvoir économique. Il s’appuie sur le marché, institution à travers laquelle, de façon aveugle et anarchique, la société dans sa totalité s’est dressée contre les intérêts particuliers. Il s’attaque au gaspillage et au retard entraînés par une compétitivité incontrôlée et l’inefficacité d’usines et ateliers techniquement inadaptés. Il subordonne la rentabilité de l’entreprise individuelle à l’utilisation maximale de l’appareil industriel qui doit générer toujours plus de bénéfices pour ceux qui le contrôlent.

    Devant cette convergence de vues concernant l’expansion impérialiste, une telle subordination pourrait passer pour un triomphe de l’intérêt général sur les intérêts particuliers. Pourtant, cette société, dont le bien-être social est ainsi l’enjeu, est une société fondée sur la permanence de la pénurie et de l’oppression. On pourrait comparer cela à un gigantesque complexe monopolistique qui, ayant réussi à contrôler la compétition économique intérieure et à soumettre les masses laborieuses, se prépare à conquérir le marché mondial. L’avènement du IIIe Reich est celui du plus efficace et du plus impitoyable des concurrents.

    L’Etat national-socialiste n’est pas le contraire de l’individualisme compétitif, c’est son couronnement. Il libère les pulsions brutes de l’intérêt personnel que les démocraties ont essayé de maîtriser et de marier à l’exigence de liberté.

    Comme toute société individualiste, la société national-socialiste se fonde sur la propriété privée des moyens de production et s’organise, en conséquence, autour des deux pôles que forment, d’une part, le petit nombre de ceux qui maîtrisent le processus de production, et de l’autre, le gros de la population qui, directement ou indirectement, en dépend. Avec le national-socialisme, c’est le statut de l’individu évoluant dans cette dernière catégorie qui subit les bouleversements les plus profonds. Pourtant, là encore, cette évolution concrétise - mais ne contredit pas - certaines tendances de la société individualiste.

    A la base très large de la pyramide sociale, l’individu a été, notablement, ravalé au rang de simple élément de la « foule ». Le IIIe Reich est bien un « Etat des masses » dans lequel toutes les forces et intérêts particuliers se fondent en une masse humaine irrationnelle habilement manipulée par le régime (5). Cette masse n’est pas pour autant unifiée par une « conscience » ou un intérêt communs. Les êtres qui la composent ne recherchent, individuellement, que leur intérêt personnel le plus élémentaire, et leur regroupement n’est rendu possible que parce que cet intérêt se confond avec l’instinct brut de conservation, identique chez tous. L’agglomération des individus en une foule a plus exacerbé leur singularité et leur isolement qu’elle ne les a abolis, et leur nivellement ne fait que reproduire le scénario selon lequel leur individualité a été précédemment modelée. (...)

    Le même principe d’efficacité qui, dans l’ordre des affaires, a conduit à la mise au pas de l’industrie - pour le plus grand profit des puissants combinats - entraîne aussi la mobilisation générale de toutes les forces de travail. (...) En effet, l’exercice de sa force de travail est la seule liberté concédée à l’individu situé au bas de la pyramide sociale. Le bien le plus précieux du peuple est sa « force de travail, et la grandeur et la puissance de la nation en dépendent. La préserver et l’accroître est le premier devoir du mouvement national-socialiste et la tâche la plus pressante des entreprises allemandes dont la survie et l’efficacité reposent à la fois sur le nombre et le niveau de qualification des travailleurs (6) ».

    Le national-socialisme a élaboré un système complexe d’éducation morale, intellectuelle et physique dont le but est d’accroître le rendement du travail par le biais des méthodes et des techniques scientifiques les plus élaborées. Le salaire dépend du rendement personnel du travailleur (7). On crée des instituts de psychologie et de technologie pour étudier les méthodes les mieux appropriées à l’individualisation du travail et contrecarrer les effets néfastes de la mécanisation. Usines, écoles, camps d’entraînement, stades, institutions culturelles et de loisirs sont autant de laboratoires de « gestion scientifique » du travail.

    La mobilisation totale de la force de travail de l’individu met à bas l’ultime rempart qui le protégeait de la société et de l’Etat : elle viole le domaine privé de ses loisirs. Au cours de la période libérale, l’individu se différenciait de la société par la distinction établie entre son travail et ses loisirs. Sous le national-socialisme, cette séparation, comme celle qui existait entre la société et l’Etat, est abolie. (...) En enrégimentant aussi le loisir, le national-socialisme s’en prend au dernier rempart protecteur des aspects progressistes de l’individualisme. (...)

    La mobilisation générale de la force de travail n’aurait pu se faire sans que l’individu reçoive des compensations pour la perte de son indépendance. Le national-socialisme en offre deux : une nouvelle sécurité économique et un nouveau privilège. Le fait que l’économie impérialiste du IIIe Reich ait assuré le plein-emploi, offrant du même coup une sécurité économique élémentaire à ses citoyens, est d’une importance cruciale. La liberté dont jouissait l’individu au cours de la période préfasciste était, pour une majorité d’Allemands, contrebalancée par une insécurité permanente. Depuis 1923, la volonté consciente d’instaurer une société réellement démocratique avait laissé place à une atmosphère pénétrante de résignation et de désespoir. On ne s’étonnera pas, dès lors, que la liberté ait peu pesé devant un système offrant une pleine sécurité à chacun des membres de la famille allemande. Le national-socialisme changea le sujet libre en sujet économiquement stable ; la réalité rassurante de la sécurité économique éclipsa le dangereux idéal de liberté.

    Cette sécurité, néanmoins, enchaîne l’individu à l’appareil le plus oppressif que la société moderne ait jamais connu. Bien sûr, la terreur ouverte ne frappe que les ennemis, les « étrangers » et ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas coopérer. Mais la terreur sourde de la surveillance et de la mobilisation générale, de la guerre et de la pénurie frappe tout le monde. Le régime ne peut se permettre d’assurer la sécurité économique au point qu’elle devienne le ferment de la liberté. Comme il ne peut améliorer le niveau de vie au point que l’individu trouve, par lui-même, les voies d’une expression propre de ses facultés et la satisfaction de ses désirs. Une telle émancipation serait, en effet, incompatible avec la domination sociale exigée par l’économie impérialiste.

    La rhétorique national-socialiste autour du devoir de sacrifice dépasse la simple idéologie. Ce n’est pas un principe propagandiste mais un principe économique. La sécurité national-socialiste a partie liée avec la pénurie et l’oppression. La sécurité économique, si tant est que ce soit une compensation, doit s’accompagner d’une forme quelconque de liberté que le national-socialisme procure en levant certains tabous sociaux fondamentaux. (...)

    Le régime national-socialiste a révélé leur frustration à ceux qui le soutiennent (...). Ils ont été bousculés, trahis et frustrés dans leurs désirs et leurs aptitudes, mais ils sont à présent les maîtres et peuvent faire ce que leurs anciens maîtres osaient rarement faire. Ernest R. Pope cite un passage éclairant du programme officiel de la fameuse (et orgiaque) Nuit des Amazones : « Ce qui était auparavant strictement réservé et présenté, à l’abri des regards, à quelques initiés soigneusement triés, s’offre aujourd’hui au grand jour à tous dans la magie nocturne du Nymphenburg Park, (...) dans les atours minimalistes des Muses, dans la liberté nue de corps merveilleux. (...) Ceux qui exultent, emportés par l’enthousiasme joyeux de ce à quoi ils participent et qu’ils contemplent, ce sont les jeunes Allemands de 1939 (8)... »

    Tel est le spectacle offert à ceux qu’on autorise à se divertir dans leur prison, à se libérer dans les jardins de leurs anciens rois, à participer et à « contempler » les merveilles autrefois interdites. Le charme, la beauté et la licence des fastes nationaux-socialistes portent en eux les traces de la soumission et de l’oppression. Les belles jeunes filles dénudées et les paysages colorés des artistes nationaux-socialistes répondent parfaitement au classicisme des espaces de réunion, des usines, des machines et des uniformes embellis. Tout s’allie pour changer les pulsions de protestation et de révolte en désir d’unité. Tout vient composer l’image d’un régime qui a non seulement soumis les zones les plus rétives et les mieux protégées de la société individualiste mais qui a aussi persuadé l’individu d’apprécier et de perpétuer un monde au sein duquel il n’est qu’un instrument d’oppression.

    Herbert Marcuse

    notes :

    (1) Les arguments qui autorisent cette interprétation se trouvent dans l’ouvrage de Franz Neumann, Behemoth. The Origin and Structure of National Socialism, Oxford University Press ; New York, 1942.

    (2) Pour le partage du pouvoir entre l’appareil politique et le monde des affaires cf. Arkadji Gurland, « Technological Trends under National Socialism », in Studies in Philosophy and Social Science, 1941, New York, n° 2, et, dans la même revue, Otto Kirchheimer, « Changes in the Structure of Political Compromise ».

    (3) Heinrich Himmler, chef de la SS et de la police, devint ministre de l’intérieur ; le maréchal Hermann Göring fut successivement premier ministre de Prusse, puis commandant des forces aériennes et responsable du plan ; Robert Ley dirigea le Front du travail allemand avant de prendre en mains l’organisation du parti nazi.

    (4) Arkadji Gurland, op cit.

    (5) Cf. Emil Lederer, State of the Masses, New York, Howard Fertig, 1940.

    (6) Robert Ley, « Anordnung über des Leistungskampf der deutschen Betriebe », in Deutsche Sozialpolitik, Bericht der Deutschen Arbeitfront, Zentralbureau, Sozialamt, Berlin, 1937.

    (7) Ibid.

    (8) Munich Playground, New York, 1941.

    Source : Le Monde diplomatique 

    http://www.voxnr.com/cc/dh_autres/EuEuZVFlppfFNyRIaU.shtml

  • De la charité à l'humanitaire : Qu'est devenue la "part du pauvre" ?

    La grandeur d'une société n'est pas de nier les inégalités mais de permettre aux hommes de sortir de leur égoïsme, en parlant, plutôt que des droits des défavorisés, des devoirs de ceux qui ont plus à l'égard de ceux qui ont moins... Retour sur la charité dans l'histoire de France.

    Il suffit de parcourir les rues de Paris ou les couloirs du métro pour voir que la clochardisation de notre société ne cesse de progresser. Le pire est que le libéralisme, joint à un hédonisme que la "crise" n'a pas refroidi, ne cesse de favoriser la course au profit sans souci des drames humains, dont celui du surendettement, et entretient chez les Français une mentalité d'assistés alors que les plus défavorisés sont poussés à revendiquer toujours plus de "droits", confondant inégalité avec injustice...

    « Des pauvres vous en aurez toujours parmi vous », dit le Christ dans l'Évangile. La vraie justice n'est pas de ce monde, elle relève du Ciel. La grandeur d'une société n'est donc pas de nier les inégalités mais de permettre aux hommes de sortir de leur égoïsme, en parlant, plutôt que des droits des pauvres, des devoirs de ceux qui ont plus à l'égard de ceux qui ont moins.

    Aumône

    Dans notre France aux origines chrétiennes, c'est l'Église qui a su changer les mentalités en jetant une lumière surnaturelle sur les misères des hommes et en présentant l'amour du prochain comme une voie vers la sainteté.

    Dès le haut Moyen Âge, les pauvres s'attroupaient à la porte des aumôneries monastiques où étaient distribués vivres et vêtements. Dans le déferlement des turbulences féodales dont souffraient surtout les paysans pauvres, les évêques brandissaient le glaive de l'excommunication contre les seigneurs qui n'observaient pas la trêve de Dieu. Tout en luttant pied à pied contre l'anarchie des barons, les rois capétiens donnaient eux-mêmes l'exemple de la charité : souvenons-nous de Robert II le Pieux ouvrant sa salle à manger aux indigents et même nourrissant en cachette de la méchante reine Constance, tel affamé glissé sous la table et... occupé à couper des franges d'or du manteau royal...

    Ordres mendiants

    Au XIIe siècle, la grande pauvreté se porta sur la ville et l'on vit émerger les vagabonds, même les truands, accueillis d'abord par des prédicateurs populaires dans des structures improvisées où pullulaient le meilleur et le pire ; puis, la charité chrétienne s'affirmant, apparurent les ordres mendiants, surtout dominicains et franciscains, créés pour l'accueil des infortunés. De leur côté théologiens et canonistes admettaient que voler un pain dans une situation d'extrême nécessité était légitime. Quant au roi saint Louis, il disait à son fils : « S'il advient que quelque querelle entre riche et pauvre vienne devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche, et quand tu entendras la vérité, ainsi fais-leur droit. »

    Les hôtels-Dieu, contrôlés par les évêques, se réservaient alors les malades tandis que les hospices (tel celui des Quinze-Vingts fondé pour les aveugles par saint Louis) accueillaient les pèlerins, les voyageurs pauvres, principalement ceux qui n'avaient pas la force de mendier.

    Les hiérarchies protectrices

    Après les calamités de la guerre de Cent ans, puis les exactions des Routiers et des Grandes Compagnies, les guerres de Religion et la Fronde, il fallut tout recréer pour relancer la charité. Longtemps il revint aux paroisses et aux familles nobles, parfois sous l'injonction des autorités, de contribuer à l'assistance, mais une fois l'ordre rétabli au XVIIe siècle, des figures sublimes apparurent, tel saint Vincent de Paul, osant prêcher aux Grands, quitte à les rudoyer, le sens du service et de la protection des faibles. En somme les hiérarchies avaient vocation à devenir protectrices...

    Cet apostolat auprès des Grands avait plus d'effets que des discours vengeurs tenus aux pauvres à la manière d'aujourd'hui... Les structures de la société s'y prêtaient excellemment. C'était, écrit Marie-Madeleine Martin, une société « unifiée organiquement dans laquelle la dépendance hiérarchique des hommes les uns envers les autres décalquait l'ordre de la nature et de la raison. La charité chrétienne transfigurait cet ordre sur le plan surnaturel, elle l'illuminait par la considération du royaume des âmes également rachetées par le Rédempteur ; elle ne le détruisait pas. Bien au contraire elle se servait de lui et de sa force pour maintenir au maximum parmi les hommes la justice, préface obligatoire et premier échelon de la charité. » (Saint Vincent de Paul et les Grands, éditions du Conquistador)

    Au coeur de l'Île de la Cité, l'Hôtel-Dieu pouvait alors grouper en cas de disette de deux à quatre mille personnes. Partout dans la capitale naissaient de petits établissements, fruits de libéralités privées, confiés au soin des religieuses. Des dames de la société fortunée consacraient leur temps à visiter les malades ; leur dévouement s'ajoutait à celui des Filles de la Charité venues des campagnes à l'appel de "Monsieur Vincent", visitant les malades à domicile, prenant en charge les enfants trouvés, ou les enfants des mères en détresse aujourd'hui tués avant de naître... Un grand bureau des pauvres réunissait les curés de Paris et offrait des secours alimentés par les quêtes ou une taxe versée par les bourgeois de la capitale.

    Le venin de l'individualisme

    Les Lazaristes recevaient à dîner chaque jour vingt-quatre pauvres. Le prieur se plaçait au milieu d'eux et ils étaient servis avec autant de respect que lui. Les Restos du coeur, la médiatisation en moins... Les clochards allaient se présenter à la porte des Célestins où ils recevaient du pain. Les Chartreux, quant à eux, recevaient chaque vendredi ceux qu'on appelait les "pauvres honteux" (cf. Jacques Wilhelm : La Vie quotidienne des Parisiens au temps du Roi Soleil, Hachette-littérature). À signaler encore, la création par édit royal en 1656 d'un hôpital général à Paris, sur le lieu de la Salpêtrière, ancêtre de notre Assistance publique.

    Au XVIIIe siècle apparut hélas le germe de l'individualisme. Ce ne fut pas un progrès ! La Révolution de 1789, au nom de l'individu "libéré", renversa tous les cadres protecteurs et interdit les associations. Le libéralisme se mit à enseigner que de la recherche par chacun de son bien propre devait naître le bien général... La loi de la jungle... Résultat : au siècle suivant les classes laborieuses furent livrées à elles-mêmes sans autre protection que l'action tout à ait insuffisante de quelques industriels au noble coeur. Bientôt les gouvernements allaient se soucier beaucoup plus d'apprendre à cette population miséreuse à penser républicain (lois laïques...) qu'à lui donner les moyens de vivre décemment.

    La charité détournée

    Petitement arrivèrent toutefois à se créer des sociétés de secours mutuels, des caisses de retraites, des oeuvres pour le logement, le soin des malheureux. Faut-il s'étonner de rencontrer, parmi les pionniers des cercles d'ouvriers ou des conférences Saint-Vincent de Paul, des catholiques royalistes : le vicomte de Bonald, le vicomte de Villeneuve Bargemont, Armand de Melun, Albert de Mun, Maurice Maignen, le colonel de La Tour du Pin, marquis de La Charce, sans oublier soeur Rosalie, fille de la Charité, secourant les misères physiques et morales dans l'actuel 13e arrondissement de Paris ?

    Ces fidèles d'Henri V, comte de Chambord, étaient d'autant plus enclins à soulager les misères ouvrières qu'ils en avaient parfaitement décelé la cause : l'organisation sociale issue de l'idéologie des Droits de l'Homme qui contrecarrait l'idée que les hommes sont sur terre pour vivre en société, pour s'entraider, pour s'aimer, et non pour ne penser qu'à s'enrichir. Ils parvinrent assurément à faire avancer la législation (réglementation du travail des enfants, repos dominical, allocation familiales...) mais le meilleur de leurs idées fut bien souvent détourné au XXe siècle au profit de l'État-providence.

    On est loin du temps où les familles riches mettaient un point d'honneur à garder "la part du pauvre"... Chacun participe aujourd'hui à la vie de tous par le fisc de plus en plus paralysant pour les classes moyennes, et reçoit en retour assurances et allocations ; celui qui donne n'a d'autre sentiment que d'entretenir une bureaucratie, celui qui reçoit se sent à l'écart de la société qui se résume pour beaucoup aux Assedic. Tout est impersonnel, seul l'égoïsme y trouve son compte : le riche en se donnant bonne conscience, le pauvre en faisant valoir toujours plus de droits que l'on dit maintenant opposables... Le bien commun reste le grand absent des soucis des uns et des autres.

    Ou alors la charité, médiatisée à l'extrême, se vent comme un produit de consommation, en de tonitruantes campagnes qui foulent au pied la règle d'or de l'action bienfaisante : « Que ta main droite ignore ce que donne ta main gauche »... Les miséreux se trouvent assimilés à une cause militante, ou servent d'instruments de publicité pour telle ou telle vedette. Ainsi se trouvent souvent détournés de beaux élans de générosité.

    La "crise" actuelle, qui met à rude épreuve les utopies du libéralisme, va-t-elle aider les Français à retrouver le sens des vraies solidarités, naturelles, familiales, locales, professionnelles, ces forces vives de la nation légitimant les hiérarchies par les services rendus et sachant remettre à leur place les soucis de rentabilité ? Ordre qui devrait, pour s'épanouir librement - toute l'expérience historique le prouve - être couronné par le justicier suprême qu'est le roi, seul assez indépendant des puissances d'argent pour rappeler aux Grands leurs devoirs au service du bien commun...

    Michel Fromentoux L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 18 au 31 décembre 2008

  • Pour Manuel Valls, Eric Zemmour ne mérite pas d’être lu

    Le Premier ministre Manuel Valls s’en est pris lundi au «Suicide Français», livre signé Eric Zemmour, dans un discours prononcé pour le 70e anniversaire de l’ordonnance du 9 août 1994 sur le rétablissement de la légalité républicaine :

    valser

    • « Entendre certains parler de suicide pour notre pays est inacceptable, insupportable. Pour un républicain, pour un patriote comme moi, comme vous, c’est un crève-cœur ».

    • « Ceux qui vont jusqu’à défendre des thèses racistes ou négationnistes, ceux qui construisent leur notoriété sur la peur, la résignation, la réaction, ceux-là ne méritent pas la place qu’on leur accorde dans le débat public. Ils ne méritent pas qu’on les lise ».

    Donc, Zemmour n’est pas républicain, pas patriote, en revanche il est raciste, négationniste, et sa notoriété de pacotille est imméritée… Voyons, Manuel, il faut être simple, on est entre amis : pourquoi ne pas avouer tout simplement que la lecture, ce n’est pas la tasse de thé du gouvernement socialiste ? La collègue Fleur Pellerin l’a bien fait, elle, et ça s’est bien passé : elle est toujours ministre. Ce serait plus honnête que de s’en prendre à ce pauvre Zemmour, non ?

    http://www.altermedia.info/france-belgique/uncategorized/pour-manuel-valls-eric-zemmour-ne-merite-pas-detre-lu_119968.html#more-119968

  • Conférence-débat avec Anne Coffinier le 5 novembre

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    François Billot de Lochner, président de Liberté politique, est heureux de vous inviter à la conférence :


    "LA RECONQUETE CULTURELLE PAR L'ECOLE, un enjeu décisif"

     
    avec Anne Coffinier, directeur général de la Fondation pour l'Ecole
     

    Si la culture précède la politique, l'éducation doit rester entre les mains des Français, et des parents en particulier. La liberté scolaire, un enjeu décisif pour la reconquête culturelle.

    Espace Georges-Bernanos, 4 rue du Havre Paris IXe

    Mercredi 5 novembre, 19h-21h (entrée libre, PAF conseillée 5 €)

    Marie Bethanie

  • La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres - Mise au point de l’Académie française

    Un incident récent opposant à l’Assemblée nationale un député à la « présidente de séance » a attiré l’attention du public sur la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres. L’Académie française, fidèle à la mission que lui assignent ses statuts depuis 1635, tient à rappeler les règles qui s’imposent dans notre langue pour la formation et l’emploi de ces termes : 

    1. L’Académie française n’entend nullement rompre avec la tradition de féminisation des noms de métiers et fonctions, qui découle de l’usage même : c’est ainsi qu’elle a fait accueil dans la 8e édition de son Dictionnaire (1935) à artisane et à postière, à aviatrice et à pharmacienne, à avocate, bûcheronne, factrice, compositrice, éditrice et exploratrice. Dans la 9e édition, en cours de publication, figurent par dizaines des formes féminines correspondant à des noms de métiers. Ces mots sont entrés naturellement dans l’usage, sans qu’ils aient été prescrits par décret : l’Académie les a enregistrés pourvu qu’ils soient de formation correcte et que leur emploi se soit imposé. 

    Mais, conformément à sa mission, défendant l’esprit de la langue et les règles qui président à l’enrichissement du vocabulaire, elle rejette un esprit de système qui tend à imposer, parfois contre le vœu des intéressées, des formes telles que professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables barbarismes. Le français ne dispose pas d’un suffixe unique permettant de féminiser automatiquement les substantifs. S’agissant des métiers, très peu de noms s’avèrent en réalité, du point de vue morphologique, rebelles à la féminisation quand elle paraît utile. Comme bien d’autres langues, le français peut par ailleurs, quand le sexe de la personne n’est pas plus à prendre en considération que ses autres particularités individuelles, faire appel au masculin à valeur générique, ou « non marquée ». 

    2. En 1984, après que le gouvernement eut pris une première initiative en faveur de « la féminisation des titres et fonctions et, d’une manière générale, du vocabulaire concernant les activités des femmes », l’Académie française fit publier une déclaration rappelant le rôle des genres grammaticaux en français. Les règles qui régissent dans notre langue la distribution des genres remontent au bas latin et constituent des contraintes internes avec lesquelles il faut composer. L’une des contraintes propres à la langue française est qu’elle n’a que deux genres : pour désigner les qualités communes aux deux sexes, il a donc fallu qu’à l’un des deux genres soit conférée une valeur générique afin qu’il puisse neutraliser la différence entre les sexes. L’héritage latin a opté pour le masculin. Les professeurs Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss, à qui la Compagnie avait confié la rédaction de ce texte, adopté à l’unanimité dans la séance du 14 juin 1984, concluaient ainsi : « En français, la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à rendre la distinction entre mâle et femelle. La distribution des substantifs en deux genres institue, dans la totalité du lexique, un principe de classification permettant éventuellement de distinguer des homonymes, de souligner des orthographes différentes, de classer des suffixes, d’indiquer des grandeurs relatives, des rapports de dérivation, et favorisant, par le jeu de l’accord des adjectifs, la variété des constructions nominales… Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées. Ils risquent de mettre la confusion et le désordre dans un équilibre subtil né de l’usage, et qu’il paraîtrait mieux avisé de laisser à l’usage le soin de modifier » (déclaration faite en séance, le 14 juin 1984) → voir le texte complet de cette déclaration. 

    3. Le 21 mars 2002, l’Académie française publie une nouvelle déclaration pour rappeler sa position, et, en particulier, pour souligner le contresens linguistique sur lequel repose l’entreprise de féminisation systématique. Elle insiste sur les nombreuses incohérences linguistiques qui en découlent (ainsi une recteure nommée directrice d’un service du ministère de l’Éducation nationale, ou la concurrence des formes recteure et rectrice – préférée par certaines titulaires de cette fonction). La Compagnie fait valoir que brusquer et forcer l’usage revient à porter atteinte au génie même de la langue française et à ouvrir une période d’incertitude linguistique. 

    « Un catalogue de métiers, titres et fonctions systématiquement et arbitrairement "féminisés" a été publié par la Documentation française, avec une préface du Premier ministre. La presse, la télévision ont suivi avec empressement ce qui pouvait passer pour une directive régalienne et légale » (déclaration adoptée à l’unanimité dans la séance du 25 mars 2002). Or aucun texte ne donne au gouvernement « le pouvoir de modifier de sa seule autorité le vocabulaire et la grammaire du français ». Nul ne peut régenter la langue, ni prescrire des règles qui violeraient la grammaire ou la syntaxe : elle n’est pas en effet un outil qui se modèle au gré des désirs et des projets politiques. Les compétences du pouvoir politique sont limitées par le statut juridique de la langue, expression de la souveraineté nationale et de la liberté individuelle, et par l’autorité de l’usage qui restreint la portée de toute terminologie officielle et obligatoire. Et de l’usage, seule l’Académie française a été instituée « la gardienne ». 

    4. Il convient par ailleurs de distinguer des noms de métiers les termes désignant des fonctions officielles et les titres correspondants. Dans ce cas, les particularités de la personne ne doivent pas empiéter sur le caractère abstrait de la fonction dont elle est investie, mais au contraire s’effacer derrière lui : c’est ce que mettait en lumière un rapport remis, à sa demande, au Premier ministre en octobre 1998 par la Commission générale de terminologie et de néologie, qui déconseillait formellement la féminisation des noms de titres, grades et fonctions officielles, par distinction avec les noms de métiers, dont le féminin s’impose naturellement dans l’usage. Ce texte marquait une grande convergence de vues avec l’Académie française et complétait utilement les déclarations sur cette question que la Compagnie avait elle-même rendues publiques. En 2002, l’Académie française constate que, « de ce rapport, le gouvernement n’a pas plus tenu compte » que de l’« analyse scientifique irréfutable » des Professeurs Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss. 

    La Commission générale rappelle que, si l’usage féminise aisément les métiers, « il résiste cependant à étendre cette féminisation aux fonctions qui sont des mandats publics ou des rôles sociaux distincts de leurs titulaires et accessibles aux hommes et aux femmes à égalité, sans considération de leur spécificité. […] Pour nommer le sujet de droit, indifférent par nature au sexe de l’individu qu’il désigne, il faut se résoudre à utiliser le masculin, le français ne disposant pas de neutre ». Elle ajoute que « cette indifférence juridique et politique doit être préservée dans la règlementation, dans les statuts et pour la désignation des fonctions ». Elle affirme « son opposition à la féminisation des noms de fonction dans les textes juridiques en général, pour lesquels seule la dénomination statutaire de la personne doit être utilisée. » Elle « estime que les textes règlementaires doivent respecter strictement la règle de neutralité des fonctions. L’usage générique du masculin est une règle simple à laquelle il ne doit pas être dérogé » dans les décrets, les instructions, les arrêtés et les avis de concours. Les fonctions n’appartiennent pas en effet à l’intéressé : elles définissent une charge dont il s’acquitte, un rôle qu’il assume, une mission qu’il accomplit. Ainsi ce n’est pas en effet Madame X qui signe une circulaire, mais le ministre, qui se trouve être pour un temps une personne de sexe féminin ; mais la circulaire restera en vigueur alors que Madame X ne sera plus titulaire de ce portefeuille ministériel. La dénomination de la fonction s’entend donc comme un neutre et, logiquement, ne se conforme pas au sexe de l’individu qui l’incarne à un moment donné. Il en va de même pour les grades de la fonction publique, distincts de leur détenteur et définis dans un statut, et ceux qui sont des désignations honorifiques exprimant une distinction de rang ou une dignité. Comme le soutient la Commission générale, « pour que la continuité des fonctions à laquelle renvoient ces appellations soit assurée par-delà la singularité des personnes, il ne faut pas que la terminologie signale l’individu qui occupe ces fonctions. La neutralité doit souligner l’identité du rôle et du titre indépendamment du sexe de son titulaire. » 

    5. Cependant, la Commission générale de terminologie et de néologie considère – et l’Académie française a fait siennes ces conclusions – que cette indifférence juridique et politique au sexe des individus « peut s’incliner, toutefois, devant le désir légitime des individus de mettre en accord, pour les communications qui leur sont personnellement destinées, leur appellation avec leur identité propre. » Elle estime que, « s’agissant des appellations utilisées dans la vie courante (entretiens, correspondances, relations personnelles) concernant les fonctions et les grades, rien ne s’oppose, à la demande expresse des individus, à ce qu’elles soient mises en accord avec le sexe de ceux qui les portent et soient féminisées ou maintenues au masculin générique selon le cas ». La Commission générale conclut justement que « cette souplesse de l’appellation est sans incidence sur le statut du sujet juridique et devrait permettre de concilier l’aspiration à la reconnaissance de la différence avec l’impersonnalité exigée par l’égalité juridique ». 

    En 2002, l’Académie française, opposée à toute détermination autoritaire de l’usage, rappelait qu’elle avait tenu à « soumettre à l’épreuve du temps » les « recommandations » du Conseil supérieur de la langue française publiées en 1990 au Journal officiel au lieu de les imposer par décret, bien qu’elle les ait approuvées et enregistrées dans la 9e édition de son Dictionnaire : elle a en quelque sorte libéré l’usage, en laissant rivaliser des formes différentes sans chercher à en proscrire autoritairement aucune, jusqu’à ce que la meilleure l’emporte. C’est à cette attitude, conforme à la manière dont elle a exercé continûment son magistère depuis près de quatre siècles, qu’elle entend demeurer fidèle.

    Académie française

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