La grande helléniste Jacqueline de Romilly nous a quittés le 18 décembre dernier, à l'âge de 97 ans. La république des lettres et la République tout court lui ont rendu un hommage unanime, mais ambigu, en occultant délibérément tout ce qui la rendait encore plus précieuse à nos yeux: non pas la rupture, mais la continuité, qu'elle a su incarner comme nulle autre, de la tradition de la grande culture classique.
La mort de Jacqueline de Romilly a donné lieu à un concert de louanges, des médias aux responsables politiques, qui ont surtout salué en elle la première femme nommée professeur au Collège de France, la première femme élue à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, la deuxième à être membre de l'Académie française, etc. Là n'était pourtant pas l'essentiel à ses yeux. Comme elle l'a dit elle-même, les temps étaient mûrs pour cela : elle a simplement eu la chance d'appartenir à la première génération qui a vu les femmes pouvoir accéder au « podium »(1).
Non, ce n'est pas cette rupture qui lui paraissait importante, mais au contraire la continuité. Pas la rupture historique que représente le rôle de plus en plus visible des femmes, mais au contraire la continuité de la civilisation occidentale, d'Homère jusqu'à nous. Continuité qu'elle savait menacée, avec le naufrage, depuis une trentaine d'années, des humanités, alors même que sa vie entière a été consacrée à maintenir vivants les grands textes de la Grèce classique. Contre l'esprit du temps. Car il y a longtemps déjà que sa conception de la recherche, plus admirative que critique, a été marginalisée, sous l'influence d'une anthropologie relativiste, ne croyant pas en une Grèce source de lumière dans un monde antique voué aux ténèbres.
Quoi de plus démodé aujourd'hui que d'insister comme elle l'a fait, avec un regard bienveillant, sur l'invention de la démocratie à Athènes, au lieu de déplorer que les femmes, les esclaves et les métèques en aient été exclus ? Pourquoi admirer un idéal cristallisé dans le marbre du Parthénon, là où on pourrait dénoncer l'impérialisme athénien ou se passionner pour l'homosexualité antique revisitée au prisme de Foucault et de la théorie queer ?
L'hommage du vice à la vertu
En vérité, Jacqueline de Romilly était dans sa vie publique à mille lieues des hellénistes « engagés » comme Jean-Pierre Vernant ou Pierre Vidal-Naquet, et cela bien qu'elle et son mari aient été considérés comme Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et exclus de l'enseignement pour cette raison. Mais loin de fustiger la France, la Grèce ou l'Occident comme racistes ou colonialistes, elle les défendait en défendant l'héritage et sa transmission. Son engagement public fut donc résolument réactionnaire.
Pendant une trentaine d'années, après avoir fait ses preuves sur le plan de la recherche savante, elle s'est consacrée à la vulgarisation de qualité et au combat pour la défense du grec ancien, et plus généralement des humanités. Avec des ouvrages comme L'Enseignement en détresse (1984), avec son association Sauvegarde des enseignements littéraires, elle chercha à convaincre le grand public de la valeur des langues anciennes, insistant sur la rigueur dans l'apprentissage, aussi nécessaire à la maitrise du grec ancien que de la langue française ou de toute autre.
Le vibrant hommage rendu par les politiques de tous bords à Jacqueline de Romilly est donc d'une insupportable hypocrisie. Mme Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur, nous livre sa pensée dans une langue châtiée : « Son héritage, c'est de dire que la culture et la culture ancienne, l'étude des civilisations anciennes, le latin, le grec, sont au fondement de notre civilisation et qu'on ne construit pas notre avenir sans mémoire ».
Ouf, on a échappé de peu au devoir de mémoire... Mais Mme Pécresse semble souffrir de trous de mémoire. Ne sait-elle pas que les étudiants des universités qu'elle prétend avoir fait rentrer dans le XXIe siècle, grâce à la prétendue autonomie, sont à ce point mauvais en orthographe, en grammaire et en syntaxe, qu'une vingtaine d'universités proposent officiellement depuis cette rentrée des cours de rattrapage en français ? (En réalité, cela se faisait depuis longtemps déjà, mais il ne fallait pas en parler). Ne sait-elle pas que l'autonomie budgétaire des universités les conduit à favoriser les filières « rentables » et à délaisser les départements dispensant un enseignement aussi « inutile » que le grec, le latin, les langues vivantes ou les lettres ?
Une grande dame et de petits messieurs
Ne sait-elle pas que le lycée light de son collègue du secondaire, Luc Chatel, est peu compatible avec la transmission de savoirs véritables ? Que le principal inspirateur de la réforme du lycée, Richard Descoings, a déclaré au Point, le 26 août dernier, qu'il valait mieux faire de l'aide au devoir pour des centaines d'élèves que du grec pour cinq? Que l'enseignement scolaire et rigoureux du latin et/ou du grec a été remplacé dans les programmes officiels par un vague enseignement d'exploration des « langues et cultures de l'Antiquité » ? Que beaucoup d'établissements n'ont même plus la possibilité de proposer cet enseignement ? Que tout dépend du « projet d'établissement » de chaque lycée ? Que tout est fait pour décourager les élèves (horaires dissuasifs, incompatibilités d'options), car le succès du latin, auprès des élèves et de leurs parents, gêne le politique ? Que bien des élèves intéressés par les langues anciennes sont contraints de recourir à l'enseignement payant du Centre national d'enseignement à distance (CNED)?
Ne sait-elle pas que les économies de bout de chandelle sévissent aussi dans l'organisation des concours de recrutement des enseignants ? Que la réforme du CAPES, limitant, par mesure d'économie, les épreuves écrites au nombre de deux, menace l'existence même des lettres classiques, dans la mesure même où celles-ci nécessitent une compétence éprouvée non dans deux, mais dans trois disciplines (français, latin et grec) ? Que l'épreuve-reine de l'oral, le commentaire d'un passage d'Ovide ou de Thucydide, est purement et simplement supprimée? Que le jury du CAPES de lettres classiques a démissionné collectivement, le 14 juillet dernier, pour protester contre ce nouveau concours au rabais ?
À vous de choisir : La Princesse de Clèves ou Nicolas Sarkozy
Oui, dans la France de Nicolas Sarkozy, tout devient décidément possible, y compris organiser un concours de lettres classiques sans lettres classiques, où les étudiants doivent commenter un extrait de manuel ou une page des instructions officielles de l'Education nationale plutôt qu'un grand auteur de l'Antiquité. Peu importe, puisque les instructions officielles, justement, demandent maintenant aux professeurs de latin et grec d'explorer « les divers usages de l'Antiquité que l'on peut faire jusqu'à aujourd'hui » dans un esprit d'interdisciplinarité et d'interactivité, en favorisant le recours aux images et aux nouvelles technologies, dans des classes regroupant des secondes et des terminales, voire même des élèves latinistes avec des hellénistes.
Bref, le gloubi-boulga ludico-éducatif a pris le pas sur l'étude rigoureuse de la langue, et la droite moderniste et utilitariste a démontré qu'elle a autant la haine de l'excellence et de la gratuité, incarnées par les humanités, que ne l'avait la gauche anti-élitiste et démago.
Qu'en est-il en Grèce même, où Jacqueline de Romilly était fort connue ? Anna Diamandopolou, l'actuelle ministre grecque de l'Education et ancienne commissaire européenne, pourrait presque donner des leçons de langue de bois à Mme Pécresse. Elle n'a pas hésité à rendre hommage à Jacqueline de Romilly pour « ses efforts de promotion de la langue grecque », alors qu'elle-même est connue pour avoir proposé de faire de l'anglais la seconde langue officielle de son pays, toujours au nom de l'utilitarisme et de la compétition internationale.
Jacqueline de Romilly aurait sans doute apprécié à sa juste valeur cette ironie. Son autobiographie doit sortir prochainement chez Bernard de Fallois. Gageons qu'elle y énoncera quelques vérités sur lesquelles les médias du système jetteront un voile pudique, préférant nous rappeler, comme le fit Sarkozy, l'amoureux de La Princesse de Clèves, qu'elle a « contribué à la libération de la femme par l'exemple qu'elle a donné de sa propre élévation ».
Cathie Cardaillac Le Choc du Mois février 2011 via http://aucoeurdunationalisme.blogspot.fr/
Jacqueline de Romilly, Jeanne (mémoires), éditions Bernard de Fallois.
1) Entretien au Point, 25 janvier 2007, « Jacqueline de Romilly contre les barbares ».