Qu'est-ce que le moindre mal ? Et faut-il le rechercher en politique ? Saint Thomas d'Aquin se posait déjà la question au XIIIe siècle. Et donnait aussi la réponse.
Faut-il voter pour le moindre mal ? Ainsi posée, la question nous renvoie à de très anciennes spéculations sur le moindre mal en politique. Saint Thomas d'Aquin lui-même y avait réfléchi. Il me semble que les principes de sa réflexion sont encore valables aujourd'hui.
Je devrais dire, d'abord, qu'il existe une théorie politique thomiste, que Thomas a commenté les trois premiers livres de la Politique d'Aristote (signe de l'importance qu'il attachait au sujet), qu'il a rédigé, pour un Prince Lusignan, un Traité du gouvernement (De regno) dédié justement « au Roi de Chypres » (ce Lusignan en question) et qu'il a rédigé - pour la Somme théologique - un Traité des Lois qui reste un grand classique universellement reconnu.
C'est dans le De regno qu'il parle du « moindre mal » (minus malum). Il est question sous sa plume des différentes formes de régimes politiques justes (la royauté, l'aristocratie ou la République). Avec son réalisme habituel, il insiste sur le fait que chacun a ses défauts, que l'on trouve des inconvénients, et à la monarchie, et à l'oligarchie, et à la démocratie (le pire des régimes, disait Churchill plus récemment, à l'exception de tous les autres). Dans ces conditions, ajoute-t-il, il importe de choisir le modèle d'où s'ensuit le moindre mal.
Je vous cite en latin la formule de saint Thomas dans le De regno, elle est irréprochable : « Cum autem inter duos ex quorum utroque periculum imminet, illud potissime eligendum est ex quo sequitur minus malum » (chap. 6 éd. Marietti n. 764). Chaque mot est à peser. Voici ma traduction : « Entre deux possibilités qui comportent, chacune, leur danger, il vaut bien mieux choisir celle de laquelle va s'ensuivre un moindre mal ». Saint Thomas parle du choix entre différentes constitutions, la monarchique ou la démocratique. Aucune de ces constitutions n'est mauvaise en soi. De même, le vote en lui-même n'est pas un mal. Chacun des deux candidats représente un certain nombre de périls. Il importe de choisir celui qui est le moins dangereux. C'est du bon sens. Uniquement du bon sens.
Il reste vrai qu'il n'est jamais permis de faire le mal pour que s'ensuive un bien : Non est possible facere malum ut eveniant bona. Mais justement : mettre un bulletin dans une urne, pour participer, au quantième de ce que représente sa petite personne, à la vie politique de son pays, cela n'est pas un mal. Reste à faire le choix le moins mauvais.
Saint Thomas va plus loin encore, à propos du moindre mal, dans le commentaire du psaume XVIII, paragraphe 5 : sur le verset, Lex Domini immaculata convertens animas, Thomas souligne que c'est la loi du Seigneur qui est immaculée et que la loi humaine ne l'est pas. La loi humaine, en effet, peut tolérer le moindre mal, « sicut usuram et prostibulum ». Thomas donne deux exemples : l'usure, non pas le crédit, mais cette manière de jouer sur la pauvreté des gens en leur prêtant au lance-pierre avant de leur faire rendre gorge avec des taux d'intérêt... usuraires. Quant à prostibulum, il ne s'agit pas du plus vieux métier du monde, mais de la structure qui abrite ces activités, que saint Louis de France fit installer, sur les conseils de Thomas au... bord de l'eau, d'où le nom qui lui est resté. Certains contesteront l'historicité de ce fait, qui est pourtant dans le domaine public, mais l'on ne pourra pas contester ma référence au Commentaire du psaume XVIII. Or je ne sache pas que le lupanar soit... un moindre bien.
Pourquoi l'autorité politique est-elle en droit (d'après saint Thomas) de se salir les mains ? Parce qu'elle doit toujours rechercher la fin bonne qui est proportionnelle à son activité politique. Quelle est cette fin bonne ? La paix civile, la paix sociale, « l'état tranquille de la cité » comme dit saint Thomas dans son Traité des Lois : « La loi humaine ne peut pas réprimer tous les maux. Elle réprime seulement les maux qui peuvent troubler l'état tranquille de la cité (pacificum statum civitatis) » (S. th. Iallae Q.99)
Drôle de leçon de réalisme politique, à sept siècles de distance ! Le but de la politique n'est pas de réaliser le bien moral, mais d'assurer les conditions sociales de sa réalisation par chaque personne.
Joël Prieur monde & vie 5 mai 2012