Le genre humain est une forêt vierge, un entrelacs mystérieux dont les couronnes parcourues des souffles de mers ouvertes ne cessent de s'arracher aux vapeurs, moiteurs et touffeurs pour se tendre majestueuses à la rencontre du soleil. Si les sommets se nimbent de parfums et d'efflorescences colorées, dans les fonds prolifère un fouillis de plantes étranges. Si l'on voit, lorsque le soleil se consume, tomber dans les calices de palmiers ondulants une compagnie de perroquets rouges telle une escadre de songes royaux, des bas-fonds déjà plongés dans la nuit monte le pêle-mêle répugnant des bêtes qui rampent et rôdent, les cris stridents des victimes que l'agression sournoise de dents et de griffes rompues au meurtre a tiré du sommeil, du terrier, de la chaleur du nid pour leur donner la mort.
Tout comme la forêt vierge s'efforce de dresser vers les hauteurs une masse toujours plus imposante, tirant les énergies de sa croissance de son propre affaissement, des parties d'elle-même qui pourrissent et se corrompent au sein des sols fangeux, chaque génération nouvelle d'humanité est issue du fond qu'accumule la décomposition des lignées innombrables qui reposent ici des rondes de la vie. Certes les corps de ces défunts, après qu'ils ont fini leur tour de danse, sont réduits à néant, balayés aux sables fugaces, ou pourrissent au fond des mers. Mais leurs parties, leurs atomes sont traînés à nouveau, par la vie éternellement jeune et victorieuse, à des mutations sans trêve, exaltés en agents éternels de la force vitale.
De sorte que le contenu même de l'existence, toute pensée, tout acte et tout sentiment, tout ce qui propulsa cette interminable théorie de devanciers par les champs de la vie, garde valeur éternelle. De même que l'homme s'édifie sur l'animal et ses contingences, de même il s'enracine dans tout ce que ses pères ont créé au cours des temps avec leurs poings, leur coeur et leur cerveau. Ses générations ressemblent aux strates d'un état corallien ; pas le moindre fragment n'est pensable sans d'autres en nombre infini, depuis longtemps éteints, sur lesquels il se fonde. L'homme est le porteur, le vaisseau sans cesse métamorphosé de tout ce qui avant lui fut fait, pensé et ressenti. Il est aussi l'héritier de tout le désir qui avant lui en a poussé d'autres, avec une force irrésistible, vers des buts au loin drapés dans les brumes.
Les hommes continuent d'œuvrer à l'érection d'une tour d'incommensurable hauteur, faite de leurs générations, des états de leur être entassés l'un sur l'autre, dans le sang, le désir et l'agonie.
Certes, la tour s'élance à toujours plus abruptes hauteurs, ses merlons haussent l'homme au pavois du vainqueur suprême, le regard se repaît de terres chaque fois plus grandes et plus riches, mais l'édification n'en est pas pour autant régulière et tranquille. Souvent l'ouvrage est menacé, des murs s'écroulent ou sont abattus par les sots, les découragés, les désespérés. Les contrecoups d'états de choses qu'on a cru depuis longtemps surmontés, les éruptions des forces élémentaires qui bouillonnaient à gros remous sous la croûte raidie révèlent la puissante vitalité des énergies immémoriales.
L'individu se construit, pareillement, de pierres innombrables. Il traîne derrière lui sur le sol la chaîne sans fin des aïeux ; il est ligoté et cousu par mille liens et fils invisibles aux racines entrelacées de la paludéenne et primordiale forêt dont la fermentation torride a couvé son germe premier. Certes la sauvagerie, la brutalité, la couleur crue propre à l'instinct se sont lissées, polies, estompées au fil des millénaires où la société brida la pulsion des appétits et des désirs. Certes un raffinement croissant l'a décanté et ennobli, mais le bestial n'en dort pas moins toujours au fond de son être. Toujours il est en lui beaucoup de la bête, sommeillante sur les tapis confortables et bien tissés d'une civilisation lisse, dégrossie, dont les rouages s'engrènent sans heurts, drapée dans l'habitude et les formes plaisantes ; mais la sinusoïde de la ment retour à la ligne rouge du primitif, alors les masques tombent : nu comme il l'a toujours été, le voilà qui surgit, l'homme premier, l'homme des cavernes, totalement effréné dans le déchaînement des instincts. L'atavisme surgit en lui, sempiternel retour de flamme dès lors que la vie se rappelle à ses fonctions primitives. Le sang, qui dans le cycle machinal des villes, ses nids de pierre, irriguait froid et régulier les veines, bouillonne écumant, et la roche primitive, longtemps froide et roide couchée dans des profondeurs enfouies, fond à nouveau chauffée à blanc. Elle lui siffle à la face, jet de flamme dardée qui le dévore par surprise, s'il se risque à descendre au labyrinthe des puits. Déchiré par la faim, dans la mêlée haletante des sexes, dans le choc du combat à mort, il reste tel qu'il fut toujours.
Au combat, qui dépouille l'homme de toute convention comme des loques rapiécées d'un mendiant, la bête se fait jour, monstre mystérieux resurgi des tréfonds de l'âme. Elle jaillit en dévorant geyser de flamme, irrésistible griserie qui enivre les masses, divinité trônant au-dessus des armées. Lorsque toute pensée, lorsque tout acte se ramènent à une formule, il faut que les sentiments eux-mêmes régressent et se confondent, se conforment à l'effrayante simplicité du but : anéantir l'adversaire. Il n'en sera pas autrement, tant qu'il y aura des hommes.
Les formes extérieures n'entrent pas en ligne de compte. Qu'à l'instant de s'affronter on déploie les griffes et montre les dents, qu'on brandisse des haches grossièrement taillées, qu'on bande des arcs de bois, ou qu'une technique subtile élève la destruction à la hauteur d'un art suprême, toujours arrive l'instant où l'on voit flamboyer, au blanc des yeux de l'adversaire, la rouge ivresse du sang. Toujours la charge haletante, l'approche ultime et désespérée suscite la même somme d'émotions, que le poing brandisse la massue taillée dans le bois ou la grenade chargée d'explosif. Et toujours, dans l'arène où l'humanité porte sa cause afin de trancher dans le sang, qu'elle soit étroit défilé entre deux petits peuples montagnards, qu'elle soit le vaste front incurvé des batailles modernes, toute l'atrocité, tous les raffinements accumulés d'épouvante ne peuvent égaler l'horreur dont l'homme est submergé par l'apparition, l'espace de quelques secondes, de sa propre image surgie devant lui, tous les feux de la préhistoire sur son visage grimaçant. Car toute technique n'est que machine, que hasard, le projectile est aveugle et sans volonté ; l'homme, lui, c'est la volonté de tuer qui le pousse à travers les orages d'explosif, de fer et d'acier, et lorsque deux hommes s'écrasent l'un sur l'autre dans le vertige de la lutte, c'est la collision de deux êtres dont un seul restera debout. Car ces deux êtres se sont placés l'un l'autre dans une relation première, celle de la lutte pour l'existence dans toute sa nudité. Dans cette lutte, le plus faible va mordre la poussière, tandis que le vainqueur, l'arme raffermie dans ses poings, passe sur le corps qu'il vient d'abattre pour foncer plus avant dans la vie, plus avant dans la lutte. Et la clameur qu'un tel choc mêle à celle de l'ennemi est cri arraché à des cœurs qui voient luire devant eux les confins de l'éternité ; un cri depuis bien longtemps oublié dans le cours paisible de la culture, un cri fait de réminiscence, d'épouvante et de soif de sang.
De soif de sang, entre autres. C'est, outre l'épouvante, l'autre flot qui noie le combattant de son écume, dans un mascaret de vagues rouges : l'ivresse, la soif du sang, lorsque les tressaillantes nuées de la destruction pèsent sur les champs de la fureur. Si étrange que cela soit à entendre pour qui ne s'est jamais battu pour rester en vie : la vision de l'adversaire procure, outre un comble d'horreur, la délivrance d'une pression pesante et insupportable. C'est la volupté du sang, flottant au-dessus de la guerre comme la rouge voile des tempêtes au mât de la galère noire, et dont l'élan illimité n'est comparable qu'à l'amour. Elle attaque déjà les nerfs lorsqu’ au centre des villes fouettées à blanc les colonnes s'ébranlent vers les gares, sous une pluie de roses embrasées, en cortège des morituri. Elle couve dans les masses en frénésie qui les cernent de leur liesse bruyante et de leurs cris stridents, elle est l'une des émotions déversées sur les hécatombes en marche vers la mort. Accumulée dans les veilles des batailles, dans la douloureuse tension du soir d'avant, dans la marche vers les vagues de feu, en pleine zone des terreurs juste avant la lutte au couteau, elle s'embrase en fureur grimaçante lorsque l'averse des projectiles disloque les rangs. Elle crispe en boule tous élans, autour d'un désir et un seul : se ruer sur l'adversaire, l'empoigner, comme l'exige le sang, sans le vertige, à la griffe sauvage du poing. C'est ainsi, et depuis toujours.
Tel est le cercle d'émotions, la lutte qui fait rage dans la poitrine du combattant, lorsqu'il erre par le désert de flammes des gigantesques batailles : l'horreur, l'angoisse, l'anéantissement pressenti, la soif d'un déchaînement intégral dans la lutte. Une fois que ce petit monde en soi, bolide fonçant par le monstrueux, a déchargé son plein de sauvagerie bourrée jusqu'à la gueule en brusque explosion d'instants perdus à jamais pour la mémoire claire, une fois que le sang a coulé à flots de sa propre blessure ou de celle de l'autre, les brouillards tombent devant ses yeux. Il promène autour de lui des yeux fixes, somnambule éveillé de rêves oppressants. Le rêve monstrueux que l'animalité a rêvé en lui, au souvenir des temps où l'homme, parmi des hordes toujours menacées, frayait en guerrier son chemin dans le désert des steppes, se dissipe et le laisse à lui-même, effaré, ébloui par l'insoupçonné dans sa propre poitrine, épuisé par la gigantesque dissipation de vouloir et de force brutale.
C'est alors seulement qu'il prend conscience du lieu où l'a jeté la course de l'assaut, des périls en foule auxquels il vient d'échapper, et blêmit. Une fois cette limite franchie, et là seulement, commence la bravoure.
Ernst JÜNGER
In La guerre comme expérience intérieure