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De l’utopie à nulle part ailleurs

Il n’est pas de période plus propice à la réflexion, à la prise de distance, que ce passage, encore perçu comme un rituel, entre l’année défunte et celle qui point, lourde de menaces et d’espoirs. Le dieu Janus, à double face, regarde encore le passé, tandis qu’il scrute l’avenir, et c’est dans l’interstice entre ces deux visions, l’une qui mesure le chemin parcouru, et l’autre qui ouvre aux horizons, que le temps hésite, se fixe, et offre le luxe d’une méditation.
La vie est passage, cheminement, pérégrination, et, pour qui la prend au sérieux, fatalement orientation, peut-être même, comme y invite l’avant-dernier terme, pèlerinage. Nous aspirons tous à parvenir à quelque but satisfaisant, chacun à notre niveau, et c’est cela qui procure l’énergie d’avancer.
Cependant, il ne faut pas confondre chemin, itinéraire, voie, c’est-à-dire tout autant tracé individuel et/ou collectif que parcours initiatique, et autoroute balisée, grandes artères encombrées, laides et déshumanisées, dont les différentes étapes, jadis pourvoyeuses d’expériences symboliques et éducatives, sont ces péages et ces bretelles d’accès, qui transforment l’homme en nomade pérenne et payant, voire en animal de bétaillère, tout juste bon à errer d’un point à un autre, dans ce pays de nulle part qu’est l’utopie moderne.
Ainsi, le slogan d’extrême gauche internationaliste : « Les capitaux circulent, et pas les êtres humains ! » rejoint-il, dans sa concision saisissante, les vœux les plus chers du patronat mondialiste, qui rêve d’une planète « libérée » de tous les obstacles entre le sujet pur, réduit à sa plus simple expression, physiologique, pulsionnelle, sensorielle, et la marchandise, de plus en plus bardée de technique.
Pour expliquer cette rencontre « nomade » qui pourrait paraître improbable à ceux dont la vue est moins perçante que celle de notre Janus, lequel est un dieu, rappelons-le, il serait nécessaire de pousser l’exploration plus loin que l’Histoire immédiate, mai 68 étant en l’occurrence un môle auquel la pensée journalistique tend à se raccrocher. D’où vient, en effet, ce projet de déracinement intégral de l’être humain, désireux d’achever la maîtrise intégrale de la bête sauvage qui réside en chaque homme ?
En fait, poser la question ainsi est reprendre la problématique qui sert de socle au projet civilisationnel gréco-latin. Certes, c’était un modèle virtuellement universaliste, qui s’est fondu avec l’ère d’expansion impériale romaine, et même plus loin, et qui reposait sur la conviction que la culture des belles choses de l’esprit ne pouvait qu’élever la bête humaine. Le sauvageon avait vocation à être élagué, bonifié, perfectionné pour donner ses fruits.
Toutefois, il n’était pas dans le dessein des Romains d’arracher ce plant à sa terre, et l’Empire laissa à chaque ethnie, à chaque communauté, la substance de son être au monde.
Or, l’utopie moderne (le mot « moderne » étant pris ici dans son acception historique, et désignant la période qui commence avec la Renaissance) recherche exactement le but inverse : l’homme doit, pour elle, se délivrer de ses singularités ethniques, nationales, culturelles, particulières, c'est-à-dire de la terre, pour accéder à un universel abstrait, dont le plus petit dénominateur commun ne peut être que ce qui rend semblables les hommes, la réduction à l’espèce dans sa dimension biologique. Encore que nous voyions maintenant cette dernière niée au nom d’un essentialisme subjectif, qui conduit à définir, in fine, l’humain comme étant la « libre » décision de l’être. Sera alors homme celui qui se déclarera tel, comme on serait mâle ou femelle, voire les deux, par assentiment à une hypothétique identité sexuelle à géométrie variable. L’emprise des techno-sciences sur le vivant risque de rendre encore plus périlleuse toute conviction cohérente en ce domaine, l’animal humain, borné dorénavant à sa simple composante biochimique, se transformant en complexe matériel démontable, adaptable et recomposable à volonté.
Un temps de méditation est donc vital pour bien peser (du latin pensare, « penser ») ces choses très graves et redoutables, car l’on voit ici qu’il ne s’agit pas uniquement de l’anéantissement de notre nation, de notre culture, de notre histoire, mais aussi de la fin d’une idée de l’homme, voire de l’homme lui-même.
Car, s’il est légitime d’être en prise avec l’actualité, et, par là-même, avec des mouvements de fond mettant en jeu nos vies, notre bonheur et notre avenir, s’il est nécessaire de lutter , dans la sphère de l’Histoire immédiate, contre ce qui nous détruit ou nous asservit, il faut aussi sans doute se demander au nom de quoi, de quelle conception de l’existence on le fait.
Et d’abord, il faut fixer des bornes aux ambitions d’une action qui, souvent, n’est qu’une réaction, et, de ce fait, partage la même nature de ce contre quoi elle s’effectue. Combattre le capitalisme dit « ultralibéral » est vain si c’est pour revendiquer la perpétuation d’un certain mode de vie, ou de survie, fondé sur justement ce qui a assis le libéralisme, l’hédonisme matérialiste, le productivisme, le subjectivisme individualiste et la massification des besoins, autrement dit l’économisme. De la même façon, il faut raison garder et se méfier des emballements, même si l’on peut comprendre qu’on ne s’engage pas sans un minimum d’enthousiasme, et même d’illusions. Ainsi, depuis 2008, voire avant, d’aucuns prédisent la crise finale, l’effondrement du système, la révolte des masses. Appartenant à une génération déjà ancienne, j’ai vécu maintes crises, maints hypothétiques « effondrements du système » et pas mal de révolutions annoncées comme imminentes. Non que je n’envisage que l’Histoire me donne tort, et qu’un mouvement insurrectionnel puisse avoir lieu, ici ou là, encore que j’en doute fortement, mais j’émets de sérieuses réserves en ce qui concerne le résultat d’un tel bouleversement, les séismes historiques ayant la plupart des fois, accéléré le processus de décomposition de la société en croyant remédier à ses maux. Il va aussi de soi en outre que nous nous trouvons dans un système quasiment inédit, qui se nourrit de la crise perpétuelle, laquelle révolutionne tout et profite des cassures de toutes sortes pour glisser des réformes définitives, parce que fondées sur l’assentiment des gens, et même, parfois, leur « intérêt » (car il faudrait aussi se défaire de la superstition qui voudrait que tout ce que la satisfaction épisodique du peuple, pour réelle qu'elle puisse être – par exemple obtenir des postes dans une économie nuisible, et même mortifiante – se concilie avec l'enjeu véritable d'un combat qui le dépasse la plupart des fois).
Tout cela est bien expliqué dans une brochure, « Gouverner par le chaos » (Max Milo Editions, Paris, 2010, 9,90€ ). Dans ce pamphlet sont aussi décrits tous les moyens techno-scientifiques élaborés depuis un siècle pour manipuler et contrôler les masses.
Plutôt que de s'en prendre aux partis de la collaboration, gauche, droite, extrême-gauche, extrême droite, en fait à une mince pellicule plus ou moins occulte, qui profite du système, et ne représente qu'elle-même, ou la voix du maître, il faudrait s'interroger sur l'existence d'un pareil état de fait, car le lierre ne prospère que sur un arbre mourant. A mon sens, la décadence de la France, de l'Europe et d’une partie majeure du monde, s'est manifestée à partir de l'idéologisation de la lutte politique, donc, à terme, du brouillage et de l'infection des rapports de force par la moraline et les délires intellectuels de pacotille. On n'a pas idée de ce qu'était le sens du pouvoir avant cette intoxication collective. On a perdu la vision saine de la hiérarchie, de la nature des conflits, et du prix à payer pour sauvegarder dignité et liberté d'être. Le mensonge a coiffé de son ombre empoisonnée tous les sursauts, populaires et élitistes, qui voulaient empêcher l'esclavage. Pire, plus on se débattait, plus on s'enlisait; plus on croyait se libérer, plus on se chargeait de chaînes. Si bien que le mensonge passe maintenant pour la plus grande liberté. En quoi consiste son plus grand triomphe.
Cette substitution axiomatique a été analysée par Jean-Claude Michéa dans des ouvrages qui feront date, le dernier, Le Complexe d’Orphée ( Editions Climats, 2011) étant le plus suggestif. Il y dévoile en effet la généalogie de l’utopie moderne consistant à abstraire les hommes de leur substrat historique, et ses conséquences dans l'émergence du mythe du progrès.
Si, de fait, le projet de domestiquer l’homme s’est accéléré par contrecoup aux guerres de religions du XVIe siècle, c’est à l’aube du XVIIIe siècle, du siècle dit « des Lumières », que le soubassement philosophique de l’entreprise de standardisation sociale et spirituelle s’est consolidé, notamment avec l’anglais Locke, qui opposa ses thèses sensualistes à Descartes, Malebranche et Leibniz. Voltaire, Condillac, Helvétius l’ont suivi sur cette voie, et en partie Rousseau et Diderot.
L’ouvrage polémique posthume de Diderot, Le Supplément au Voyage de Bougainville, constitue justement un jalon essentiel du projet utopique contemporain, et il n’a cessé d’agir sur les imaginations. Tahiti, en effet, et la libre sexualité des îles « paradisiaques » des Mers du Sud, ont représenté longtemps des symboles, voire un programme, jusque dans le mouvement alternatif des années 60 du vingtième siècle.
La thèse de Diderot, apparemment redevable de celle de Rousseau (mais en apparence seulement, car Rousseau reprend à son compte le legs religieux) est que la loi, la morale et les besoins doivent s'harmoniser, au profit des derniers. Le plaisir est l’indice d’une bonne adéquation entre les trois « codes », et le législateur sera attentif à se rapprocher le plus possible, et d’adapter subséquemment la loi, des nécessités physiologiques de l’homme. L’utilitarisme s’allie à l’hédonisme. Tout ce qui est transcendant, injonctif (hormis les nécessités naturelles), normatif, est perçu comme une atteinte à l’intégrité humaine. Diderot élude étrangement des informations délivrées par Bougainville, comme l’atrocité des guerres et de la torture pratiquées par les Tahitiens, l’esclavage et les grandes inégalités qui régulent leur vie économique et sociale, et, surtout, la dimension religieuse de leur civilisation, qui est remplacée par un naturisme naïf. Son « Autre » est à l’image de celui que notre monde nous propose bien souvent : idéalisé, réduit à sa composante la plus acceptable, la plus édifiante, la plus sympathique, et allégé de tout ce qui peut gêner et susciter un rejet. Ainsi de l’immigré, de l’homosexuel, du délinquant, etc., devenus les héros de notre temps.
On voit bien comment l’utopie tahitienne peut servir de paradigme à l’utopie contemporaine, bien que Diderot eût l’intelligence de refuser toute application mécanique du modèle « sauvage » à l’Occident. En effet, l’île, en elle-même, suppose un monde coupé de toute contamination, de toute influence pernicieuse, de tout empoisonnement des cœurs et des consciences. Et c’est justement la volonté de rompre avec les liens historiques, entachés d’imperfections, qui impose cette icône insulaire comme symbole du projet d’Ordre mondial qui est à l’arrière plan de toutes les décisions de l’oligarchie transnationale contemporaine.
Pour illustrer cet article, j’ai reproduit une photographie prise lors d’une visite de crèche, il y a un ou deux mois, par deux ministres, l’une, Najat-Belkacem, et l’autre, Dominique Bertinotti. Il s’agissait de la crèche de Bourdarias, à Saint-Ouen. Regardez, contemplez, admirez bien cette photo, qui serait parfaite pour illustrer une couverture du Brave New World d'Aldous Huxley... Toute la stupidité de ceux qui ont raison, contre la nature, contre le passé, contre les gens, contre la décence, resplendit dans ces sourires... Là est synthétisé le projet faustien, programmé et appliqué par ces petits militants de l'horreur déshumanisante, de transformer l'homme, de lui enlever tout repère, de le vider comme un poulet, de le chosifier, de le modeler au grès de lubies délirantes, de le livrer en pâture aux avidités marchandes et sexuelles... Toute la bêtise d'une époque qui se veut BONNE parce qu'elle cultive le mélangisme, l'indifférenciation, la vacuité, le déracinement universel. La bonté des éleveurs de bestiaux... Dans ces sourires s'affiche le triomphe satisfait et diabolique d'une entreprise de déconstruction et d'anéantissement.
Il était jadis assez aisé d’être un homme d’honneur. La société fixait les règles : on vivait et on mourait pour la famille, le clan, la patrie, les dieux, Dieu ou même le prolétariat. La loi nous tombait dessus dès l’âge de raison, sans doute avant si, dès l’apprentissage de la langue maternelle, l’enfant suce le lait de la Tradition.
Mais justement, la langue maternelle, on veut nous l’enlever, avec la mère, avec la Tradition. Et même, c’est en grande partie fait, et c’est même peut-être trop tard. La grosse classe moyenne noie tout, avec ses membres qui, désapprenant la réalité, régurgitent reliefs avariés de la propagande. Depuis que la société s'est arrachée à la campagne, aux travaux paysans, depuis que le cheval a été remplacé par l'automobile (on ne mesurera jamais assez ce que l'homme a perdu en rompant avec la civilisation du cheval!), dès que l'animal grégaire a décidé de cultiver, comme en serre, dans les grandes cités, ses perversions et ses lubies, dès qu'il a eu l'impression d'accéder au savoir positif, cette escroquerie qui n'est somme toute qu'un bagage portatif pour demi-savant prétentieux et intolérant, on s'est retrouvé dans la bulle éthérée des concepts et des conditionnements innombrables. C’est une expérience que celui qui sent profondément et ne se contente pas de la pâture idéologique quotidienne connaît bien, ce malaise face à des êtres qui croient penser en restituant un prêt-à-penser, un prêt-à-sentir, un prêt-à-rêver, un prêt-à-jouir. Le mécanique plaqué sur du vivant est la marque essentielle d’une société de marques, un automatisme qui conduit infailliblement tout aussi bien au tragique, dans ses variantes pathologiques, qu'au comique, dans sa déclinaison bouffonne. L’époque balance entre le tragique et le bouffon, les deux au demeurant exprimant l'angoisse, la mélancolie la plus sordide.
Il serait bien difficile et téméraire de donner, en cette fin d’année, des conseils avisés, surtout s’ils sont politiques. J’avoue être, comme Baudelaire, antipolitique. En tout cas, je fais comme Mérimée qui, paraît-il, portait une broche au revers de laquelle était inscrite cette maxime : « Souviens-toi de te méfier ». En quoi il avait pourtant tort, car, comme le montrait son camarade Stendhal dans ses romans, il n’est sans doute pas de bonheur sans abandon à une certaine innocence de la confiance. Il faut parfois être enfant.
Henri Beyle, d'ailleurs, qui a eu le génie de formaliser l’art de chasser le bonheur sous le nom de « beylisme », offre par sa vie et ses écrits une manière certaine d’échapper à la maladie moderne de l’aseptisation du moi, et donc à son anéantissement. Il utilise souvent, pour désigner des comportements chargés de caractère, le terme « singulier ». Cette singularité d’un être original, qui concentre, par divers moyens, dont l’énergie, l’indépendance de vue, l’humour, la distance et quelque chose qui l’intègre dans le jeu cosmique, un je ne sais quoi de divin, entre Eros et Apollon, me fait penser à la différenciation telle que la conçoit Julius Evola, qui, lui-même, dans « Chevaucher le tigre », se garde bien de donner des recettes de combat toutes faites.
Il faut être soi. Indéniablement. Mais l’on voit que là commence la difficulté. Des mots avant tout. Car n’est-ce pas d’ailleurs le langage stéréotypé de la publicité qui prétend avec aplomb qu’on se retrouve en s’aliénant dans les objets ?
J’ignore donc ce que signifie « être soi », mais il ne me paraît pas au-dessus des forces humaines d’éviter, ou de repousser ce qui peut empêcher de l’être. Nettoyer les portes de la perception est probablement le devoir le plus urgent.
Avant donc de trouver le bonheur dans la concrétude des choses, des êtres, de Dieu, de leurs relations, d’épouser dans des noces pérennes la beauté réelle du monde, par laquelle nous nous sauverons, il est indispensable de s’interdire certaines fréquentations. J’irais presque à reprendre le fameux « Vade retro, Satanas ! ». Mais nous n’en sommes pas loin. Et un bon assainissement, outre qu’il rend la vie plus agréable, rend possible une autre occupation de l’être.
Ainsi me semble-t-il très sain (puisque nous sommes au moment des bonnes résolutions), de ne plus perdre de temps à commercer avec les instruments de communication du système, télévision, radio d’informations, musique et images formatées, publicité, rassemblements festifs ineptes, de ne plus croire sur parole les explications et analyses qu’on déverse sur les cerveaux (et cela peut être très subtil), de ne plus utiliser des mots forgés par la fabrique langagière contemporaine, en grande partie américaine, mais de revenir aux sources de notre langue, qui est un outil de liberté, de connaissance, et de sensations, de ne pas consommer n’importe quel objet, souvent inutile ou nocif, sans en avoir estimé l'utilité, de ne pas imiter les emballements esthétiques de la masse, mais de me faire ma propre idée de ce qu’il faut aimer et savourer.
Tout être qui ne veut pas se faire aspirer, avaler par la masse doit, en outre, approfondir, cultiver, élargir ce qu’il considère être sa voie, qu’elle soit religieuse, artistique, sentimentale, familiale, professionnelle... Tout devoir conduit au Grand devoir, qui est d’être à sa place dans l’univers voulu par Dieu. Il ne faut pas avoir peur, il faut oser, et se dire que ce que l’on a en face de nous est mensonger, donc faux et faible.
Enfin, rien n’égale ce qui est concret, que l’on peut caresser réellement avec sa main ou son âme, son cœur, ce qui est là, près de soi, à portée de voix et de tendresse, la pierre, l’arbre, la compagne, le chat, le feu dans l’âtre, le vent qui gifle le visage, la pluie qui enveloppe le corps, la lumière qui éblouit, la terre qui porte les pas, et la maison qui abrite notre amour. Cela, c’est vrai, concret, réel. Il faut haïr l’abstraction, car elle est devenue le monde de fantômes errants qui nous hante et nous ensorcelle sans nous enchanter. La seule voie qui soit permise, à mon sens, est celle-là : celle de la proximité, de la présence, de la certitude d’être là, et bien là... nulle part ailleurs.

Claude Bourrinet http://www.voxnr.com/

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