« Les remparts culturels tombent les uns après les autres comme les murs de Jéricho à l'appel des trompettes multinationales, et l'individu, privé des défenses naturelles de la famille, de la tribu, de l'artisanat, de la nation, de la religion, de la langue, de ce que j'ai appelé le nous opposé au je, sombre dans le on informe d'une humanité non différenciée : sous prétexte d'ouverture au monde, il demeure seul et sans défense devant son poste de télévision, cet entonnoir universel de la désinformation. »
Si les techniques de désinformation n'ont de cesse de se perfectionner, le phénomène reste intemporel. Pour Volkoff, nous vivons en psychocratie, où les émotions l'emportent sur le rationnel. Rien que de très banal. Au cours des années 1990 toutefois, trois événements auraient changé la donne quant à la désinformation :
– la chute du communisme privait l'Occident du bouc émissaire auquel on pouvait jadis attribuer toutes les opérations de désinformation, du moins toutes celles réussies ;
– les techniques de la désinformation étant désormais connues, elles échappaient au contrôle des États et étaient de plus en plus pratiquées par des organismes privés ;
– la « toute-puissante » image avait définitivement triomphé du mot dans la communication de l'information, et elle ouvrait aux désinformateurs des perspectives nouvelles et apparemment illimitées.
Résumé descriptif d'un essai de cet auteur incontournable sur ce sujet.
L'information comporte trois variables qui comprennent chacune des risques de biais : l'informateur, le moyen de communication, l'informé. Des précautions préalables à la validation par l'informé doivent donc être considérées : la marge d'erreur, volontaire ou involontaire ; l'impossible objectivité, et de fait accepter prioritairement des informations affichées comme partisanes ; la divergence des impressions entre différents informateurs : la concordance est suspecte (cf. les journaux de gauche comme de droite, dixit Volkoff). L'information, note-t-il, est une « denrée frelatée ». Sa communication a un but bien précis dont il convient de ne pas être dupe. Dès lors, elle devient désinformation, « manipulation de l'opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés. » Quelle que soit l'époque (le sous-titre du bouquin est « du cheval de Troie à Internet »), la désinformation vise l'irrationnel, elle est une action psychologique. Son efficacité est assurée grâce (à cause) de notre activité de « lemming » : sujette à l'aveuglement, la promptitude d'une collectivité à se précipiter dans un néant tenu pour salvateur relève d'une constante anthropologique. Tout comme dans la psychologie des foules et la subversion, la contagion opère par vampirisme : le désinformé devient à son tour un désinformateur zélé.
Historiquement, le processus de désinformation s'est perfectionné au travers de trois phénomènes principaux : 1) l'invention de la presse à imprimer par Gutenberg en 1434, et la possibilité de démultiplier la désinformation qui s'en suivit et entraîna 2) le lancement du premier périodique (à Cologne en 1470) rapidement suivi d'une multitude d'autres, d'où la possibilité de modifier la désinformation au jour le jour qui elle-même contribua à 3) l'importance croissante, à partir du XVIIIème siècle, de ce qu'on appelle l'opinion publique dans la vie politique de l'Occident, d'où des occasions multipliées à l'infini pour la désinformation. Désormais, la désinformation serait complète, et davantage encouragée par l'irresponsabilité physique du journaliste, qui ne se voit opposer aucun contre-pouvoir réel.
Au XXème siècle, « Progrès » oblige, les techniques de désinformation se sont perfectionnées. Notons d'ailleurs qu'elles sont nées en démocratie avec le petit ouvrage d'Edward Bernays Propaganda et son sous-titre, Comment manipuler l'opinion en démocratie et la création par ce monsieur du « conseil en relation publique », en fait la langue de bois et sa fonction double : 1) amplifier le pouvoir idéologique et 2) permettre de participer momentanément au pouvoir et montrer qu'on est digne d'y participer davantage. Volkoff le précise, « la langue de bois ne signifie rien. Pour ceux qui en comprennent le sens codé, elle signalise ; pour ceux qui essaient de la prendre à la lettre, elle mystifie. » Durant le même siècle, la doctrine du RAP (Renseignement, Action, Protection) a été élaborée. L'idée – très orwellienne – est de pénétrer la pensée de l'adversaire, de réussir à penser à la place de l'opinion publique, notamment en provoquant une psychose et ainsi favorisant l'autodésinformation. La puissance de ce procédé augmente d'autant plus qu'il se prolonge dans le temps. Une nouvelle réalité est construite par les ingénieurs sociaux et se pérennise.
Ces explications préliminaires une fois exposées par Volkoff, il reste à répondre à la question majeure : la désinformation, comment ça marche ? Petites précisions sémantiques.
Un client bénéficie de l'opération. Des agents (d'influence) assurent la campagne de publicité. L'étude de marché permet de déterminer les supports qui serviront de relais. En désinformation, le public doit gober mais aussi croire. Les supports sont de petits faits vrais ou censés être vrais, et utilisés dans un certain contexte. Les relais sont les moyens utilisés, comme par exemple « le mot et l'image transmis par la presse écrite, parlée, filmée, télévisée, informatisée. » L'action de relais multiples est conjointe. Il existe également des relais au deuxième degré (comme des acteurs de cinéma qui serviront de caution au produit (1)). Toute campagne doit en outre avoir un thème, aussi simple que possible. La désinformation peut traiter le thème de plusieurs manières : « soit en ne diffusant pas une information, soit en diffusant une information incomplète, tendancieuse ou carrément fausse, soit en saturant l'attention du public par une surinformation qui lui fait perdre tout sens de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas, soit par des commentaires orientés. » L'expression doit se faire dans un certain code. En publicité comme en désinformation, l'absence de rationalité crée une chance croissante d'achat. En publicité, les caisses de résonance sont avant tout les media, puis le public lui-même. En désinformation, plusieurs caisses de résonance sont nécessaires pour mener à bien une opération. Le recrutement – la corruption – se fait via le MICE (« souris » au pluriel) : Money, Ideology, Sex, Ego (argent, idéologie, sexualité, amour-propre). La cible est l'opinion publique de la population visée. Les procédés sont multiples : diabolisation (qui s'appuie sur de faux renseignements, de fausses photos, de fausses déclarations), manichéisme, psychose, etc.
En pratique, un fait peut être truqué de sept manières différentes : affirmé ; nié ; passé sous silence ; grossi ; diminué ; approuvé ; désapprouvé. Un bon désinformateur, ajoute Volkoff, peut rendre les faits malléables à volonté. De manière volontairement stéréotypée, il distingue en outre douze manières professionnelles de désinformer : négation des faits ; inversion des faits ; mélange vrai-faux avec titrage divers ; modification du motif ; modification des circonstances ; estompement ; camouflage ; interprétation ; généralisation ; illustration ; parts inégales ; parts égales ; variation sur le même thème. (2)
Les accessoires peuvent être verbaux ou sensoriels. Pour le premier registre, Volkoff s'appuie sur l'exemple hérité de mai 68. L'agent est l'enseignant et son relais la grammaire. Le thème en est la destruction des valeurs traditionnelles, religion, famille, bonnes mœurs. La psychose souhaitée : le nihilisme moral dans les jeunes générations. Tout comme chez Roger Mucchielli et la subversion, le désinformateur s'appuie sur la logomachie (« bataille à coups de mots »), invectivant, diabolisant et ridiculisant ses adversaires idéologiques. Les conséquences d'un tel réductionnisme sont dramatiques. Volkoff note que les antonymes respectifs étaient autrefois l'aristocratie et la démocratie. Mais désormais dépourvue d'antonyme, toute dialectique se révèle absconse à la démocratie. Par un procédé tant fallacieux que malhonnête, son opposé est donc appelé dictature, inflation sémantique aidant. Volkoff propose quelques exemples de terrorisme sémantique. Notons-en deux : 1) extrême-droite : quiconque est plus à droite que vous ; 2) fasciste : insulte qu'il faut être le premier à prononcer, parce qu'elle peut s'appliquer à votre ennemi autant qu'à vous.
Quant au registre sensoriel, l'influence repose sur les stimuli et les messages subliminaux. Les messages clandestins auditifs constituent une technique de désinformation. Une réaction endocrinienne permet à l'auditeur de recevoir de manière bienveillante des messages de manière inconsciente. Enfin, avec les caisses de résonance, le journaliste comme le désinformateur sont amenés à créer une émotion. On cherche à programmer de façon instinctive l'information sélectionnée par le lecteur en créant des effets de choc.
L'outil privilégié est ici l'image, qui se passe de la médiation du cerveau pour opérer directement sur les tripes. Or l'image, destinée aux masses, peut être sujette à toutes les manipulations. (3) D'après Volkoff, la puissance d'impact du sensationnel vient de son manichéisme et de l'ancrage dans l'inconscient du spectateur qu'elle entraîne, amplifiée par la répétition et la quasi-impossibilité à corriger une information fausse. Il suffit qu'à la source de l'information se trouve un groupe d'influence ayant intérêt à désinformer. Nous nageons dès lors en pleine ingénierie des perceptions : « en psychocratie, la vérité ne compte pas, à la limite elle n'existe pas, n'existe que ce que l'on fait croire aux gens ou, mieux encore, ce qu'on leur fait croire qu'ils croient. »
La désinformation s'inscrit cependant dans un registre plus large, la guerre de l'information. Cette guerre comprend trois aspects : savoir soi-même ; empêcher l'autre de savoir ; lui faire tenir un savoir corrompu (désinformation et influence). A l'heure d'Internet (bouquin écrit en 1999) et de la cybernétique, Volkoff juge le potentiel technique de désinformation – en particulier par l'image – illimité. Les deux cibles privilégiées sont les jeunes et les femmes. Les moyens techniques utilisés sont donc prioritairement les magazines, débats, interviews, spots. Comme modèle anthropologique, les maîtres désinformateurs cherchent aujourd'hui à imposer l'égalitarisme sous couvert de tolérance. Pour Volkoff, le droitdelhommisme œuvre dans ce sens. Il repose sur deux notions abstraites. 1) Le droit, qui ne prend sens que dans une collectivité donnée et 2) la notion d'homme, qui implique plus des devoirs que des droits. En généralisant, le droitdelhommisme dénature. Et pour rappel, la généralisation est un procédé de désinformation. Dès lors, que faire ? Volkoff incite à la cohésion de groupe et au tri méticuleux de l'information. Ce qui reste limité... Mais comme chez Mucchielli, la lecture de Volkoff, ancien agent de renseignement, donne les clés du décodage de diverses techniques de manipulation par exposé des mécanismes de la désinformation.
Notes :
(1) Dernièrement, l’appel au désarmement par des idiots utiles de l’industrie hollywoodienne après la psy-op de Newton : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique/video-newtown-des-stars-se-mobilisent-contre-les-armes_1202407.html
(2) Voir ici le chapitre XI, « Comment ça se pratique ».
(3) Volkoff en expose quelques exemples dans Désinformations par l’image. Sur les explications relatives aux processus chimiques à l’œuvre dans le cerveau, le rôle du système limbique, des neurones-miroirs, etc. afin de décrypter comment la manipulation procède sur les opérateurs cognitifs des sujets, je renvoie aux très complètes explications des Italiens Marco Della Luna et Paolo Cioni dans leur passionnant et non moins ambiguë Neuro-Esclaves.
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Citations :
« Il faut garder bien présent à l'esprit que la désinformation ne s'adresse qu'en surface à l'intelligence du public qu'elle prétend induire en erreur ; en profondeur, elle s'adresse à sa sensibilité à tous les niveaux : au cœur, aux tripes, au bas-ventre, les passions étant toujours plus fortes en l'homme que les convictions. »
« Le cerveau se méfie par nature ; par nature, le cœur et les tripes s'émeuvent, et il est vrai que la charge émotionnelle d'une image, surtout en couleurs, surtout animée, est plus forte que l'expression verbale correspondante. [...] l'image, davantage que le mot, s'adresse aux masses : elle est facile à percevoir, facile à reproduire, et elle devient aussitôt un sujet de conversation. L'article doit être lu, ce qui va prendre au moins quelques minutes ; l'affiche ou l'image télévisuelle sont instantanées ; l'article que vous lisez n'est donc pas tout à fait celui que je lis, tandis que la même image est imposée simultanément à des téléspectateurs innombrables et contribue immédiatement à leur massification, ce qui les prive aussitôt de leurs défenses naturelles contre l'illusion. »
Annexe A : Sun Tzu et la désinformation :
D'après Volkoff, pour Sun Tzu il faut soumettre l'ennemi sans combattre, en le dépouillant soit de ses moyens, soit de son envie de combattre. Et ce, par la désinformation. De Sun Tzu, d'ailleurs, des procédés modernes ont été tirés : discréditer tout ce qu'il y a de bien dans le pays adverse (« le discrédit des valeurs traditionnelles est destructeur de l'identité d'un peuple ») ; impliquer les représentants des couches dirigeantes du pays adverse dans des entreprises illégales. Ébranler leur réputation et les livrer le moment venu au dédain de leurs concitoyens ; répandre la discorde et les querelles entre les citoyens du pays adverse ; exciter les jeunes contre les vieux. Ridiculiser les traditions des adversaires (mai 68 visait à détruire l'armature qui liait auparavant les générations entre elles). Sun Tzu préconise aussi d'encourager un « hédonisme amolissant » puis en fin de compte paralysant.
Annexe B : L'invention du « docteur Spin » :
Volkoff nous rappelle qu'Alvin et Heidi Toffer ont créé la notion de « docteur Spin » : c'est l'élément qui donne l'effet souhaité à l'information, la manière de la présenter. Selon lui, « ils trouvent six moyens de « fausser les esprits » :
- Accusation d'atrocités ;
- Gonflement hyperbolique des enjeux ;
- Diabolisation ou déshumanisation de l'adversaire ;
- Polarisation : « qui n'est pas avec nous est contre nous » ;
- Invocation d'une sanction divine : « Dieu garde l'Amérique ! » ;
- Métapropagande, c'est-à-dire art de discréditer la propagande adverse, de jeter la suspicion sur tout ce qui vient de lui : « la désinformation serbe », « Saddam Hussein exerce un contrôle total sur sa presse, donc tout ce qui peut être rapporté par elle est faux ». »
Tout rapport avec des faits réels etc...