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Crise : nous sommes dans une situation semblable à 1789

Par Eric Verhaeghe

Tout prête aujourd’hui à croire que nous vivons, en France comme en Europe, une réaction nobiliaire du même ordre que celle qui avait exaspéré les Français dans les années 1780.

La réaction nobiliaire est un phénomène simple à comprendre : face à un monde traversé d’innovations technologiques profondes, qui débouchent sur la révolution industrielle, face à une montée sourde de la contestation, notamment due aux inégalités fiscales, l’aristocratie se crispe sur ses privilèges.

 

Quelques événements symboliques ont jalonné cette histoire d’une réaction sociale profonde avant la Révolution. En 1775, Saint-Germain, ministre de la Guerre, introduit les châtiments corporels dans l’armée et supprime la vénalité des offices. Les roturiers fortunés ne peuvent donc plus acheter de charges d’officiers dans l’armée, puisqu’à cette époque une charge d’officier s’achetait. C’est alors une façon habile d’interdire la promotion sociale dans la troupe, c’est-à-dire la possibilité pour un roturier d’occuper un poste traditionnellement confié à un héritier de la noblesse, et de verrouiller la force militaire en y réservant les places de décision aux seuls aristocrates. En 1781, Ségur durcit par un édit resté fameux les conditions de noblesse à remplir pour accéder aux charges d’officiers. L’armée devient alors le symbole d’un ordre féodal réactionnaire, ce qui explique une grande partie de la fureur révolutionnaire à venir chaque fois que Louis XVI rassemblera des troupes dans ou autour de Paris.

L’apothéose de la réaction nobiliaire arrive probablement avec la querelle du droit de vote aux États Généraux. Lorsque ceux-ci se réunissent à Versailles, le roi n’a pas tranché sur les modalités de scrutin. Le vote se fera-t-il en une seule assemblée, ce qui donne au Tiers, représentant 95% de la population et la moitié seulement des représentants, une majorité de fait? Ou bien se fera-t-il par ordre, ce qui confère à la noblesse et au clergé une forte prépondérance sur le Tiers ?

On se souvient que le serment du Jeu de Paume du 6 mai 1789, prêté par les députés du Tiers qui se proclament «députés des Communes», pose à lui seul les bases de la Révolution : les États Généraux ne sont pas une réunion d’ordres, la France n’est pas une juxtaposition de classes sociales qui se côtoient sans se mélanger. La France est une nation où chaque ordre appartient à un tout qui délibère ensemble.

La réaction nobiliaire incarne le refus de cette vision nationale. Pour la noblesse de l’époque, la France n’est pas un corps où chacun a les mêmes droits. La France possède un ordre où le sommet a des privilèges naturels qui lui interdisent de partager la volonté du peuple.

UNE DETTE ÉCRASANTE

L’analogie entre l’Europe d’aujourd’hui et la France des années 1780 est d’autant plus tentante que les deux époques se caractérisent par une même crise de la dette souveraine – une dette si écrasante qu’elle détermine tout choix politique, tout programme de gouvernement, jusqu’à provoquer une situation révolutionnaire.

Il est difficile de projeter le montant de la dette de la France à cette époque car la France ne disposait pas d’un budget en bonne et due forme. Elle se contentait de suivre l’état du trésor royal. L’argent était levé à mesure que les besoins apparaissaient.

Il faut attendre 1781 pour que Necker, équivalent du ministre des Finances de l’époque, banquier genevois qui avait un profil au fond assez similaire politiquement à un Dominique Strauss-Kahn, produise un Compte-rendu au Roi synthétisant les grandes données des finances publiques. Comme il s’agit d’une opération de propagande, les chiffres sont faux et font croire aux contemporains que le budget est excédentaire.

Necker démissionne en mai 1781. Calonne, qui prend le poste en 1783, en a rectifié les chiffres. Le déficit ordinaire est de 70 millions de livres. Avec les dépenses militaires dues au corps expéditionnaire en Amérique, le déficit atteint 200 millions. Les recettes sont d’environ 600 millions de livres. Autrement dit, le déficit annuel se situe autour de 10% du budget total. Il avoisine les 35% si l’on inclut les dépenses de guerre.

Comme nous ne disposons pas d’un calcul aisé du produit intérieur brut de l’époque, il est là encore compliqué de comparer la situation de la France des années 1780 avec celle d’aujourd’hui. Cela dit, si nous retenons les chiffres élémentaires du budget actuel de la France, nous arrivons à une réalité très similaire à celle de la Révolution Française. Ainsi, avec un déficit annuel compris de 100 milliards d’euros en 2011, pour des recettes situées bon an mal an entre 300 et 350 milliards d’euros, la France des années 2010 souffre d’un besoin de financement de 30% environ de son budget. Elle ne se trouve guère éloignée de ce qu’elle connut dans les années précédant la Révolution.

En 2010, le déficit avait atteint 136 milliards d’euros, soit près de 40% des dépenses. Ce chiffre était bien plus lourd que ce que connaissait la France avant 1789.

Comble d’ironie, le financement de ce déficit se heurtait déjà aux difficultés que nous connaissons. En effet, la monarchie ne disposait pas d’une banque centrale susceptible de lui faire des avances ou des prêts à bas taux. Louis XVI était en permanence obligé de lever des fonds auprès des banquiers privés ou des épargnants, à des taux élevés. Ces créanciers de l’État disposaient ainsi d’un véritable levier sur le contenu des politiques à mener.

Les Anglais s’étaient doté d’un dispositif inverse. Le Trésor royal pouvait emprunter auprès de la Banque d’Angleterre, qui était un «prêteur en dernier ressort», comme on dit, ce qui n’est pas le cas de la Banque Centrale Européenne actuelle. Grâce à ce système très peu libéral, au fond, très étatiste, la couronne anglaise pouvait supporter des déficits bien plus lourds que celui de la France.

Toujours est-il que la dette souveraine de la France avant 1789 devient si obsédante qu’elle détermine l’ensemble de la politique royale dans les années 1780. Elle explique la valse des ministres de l’époque : Necker, Joly de Fleury, Calonne, Brienne, puis à nouveau Necker, tentent tous de juguler un déficit qui se révèle totalement hors de contrôle. Dès cette époque, la seule mission du Roi est de satisfaire ses créanciers. L’Ancien Régime meurt, parce qu’il ne peut plus faire de choix politique en dehors de cette contrainte.

L’INJUSTICE FISCALE

Une grande partie du débat de cette époque porte sur l’augmentation des recettes budgétaires. L’Ancien Régime est alors prisonnier d’un système fiscal obsolète, dont le principal inconvénient est d’être injuste, c’est-à-dire de frapper très inégalement les Français, et de singulièrement peu taxer les plus riches ou les nobles, tout en accablant les plus pauvres. « Quoique l’inégalité, en fait d’impôts, se fût établie sur tout le continent de l’Europe, il y avait très peu de pays où elle fût devenue aussi visible et aussi constamment sentie qu’en France », écrit Tocqueville.

De fait, plus aucun Français ne trouve de légitimité au système fiscal de cette époque.

L’imposition directe, par exemple, reposait surtout sur la taille.

Dans les pays de taille personnelle, le revenu imposable était simplement présumé. Le Conseil d’État fixait chaque année un objectif de recettes à atteindre, et les intendants du Royaume, sorte de préfets et de trésoriers payeurs mélangés, devaient simplement «faire leur chiffre». Un système en cascade descendait jusqu’au collecteur de la paroisse, qui estimait la capacité contributive des habitants du village au vu d’un certain nombre d’apparences, de signes extérieurs de richesses, dirions-nous. Il décidait alors du montant que chaque habitant paierait pour atteindre le chiffre fixé nationalement. Cette technique rudimentaire de détermination de l’impôt, qui explique facilement qu’encore aujourd’hui les Français aiment le secret sur tout ce qui touche à leurs revenus et la discrétion quant à leur patrimoine, était évidemment porteuse d’injustice et de mécontentement.

Dans les pays de taille réelle, l’estimation des revenus reposait sur des déclarations et des valorisations très partiales du foncier, favorables aux nobles propriétaires de longue date. Là aussi, l’impôt était vécu comme injuste, avec de fortes exemptions, des assiettes étroites et des taux élevés pour ceux qui étaient assujettis.

Dès cette époque, traîne l’idée qu’un impôt universel serait bien plus juste et bien plus rentable que ce vieux système impopulaire et inapproprié aux réalités du temps. L’Ancien Régime fourmille alors d’experts économiques, notamment physiocrates, qui proposent des réformes fiscales radicales destinées à améliorer les finances du royaume.

Le Trosne, par exemple, publie à Bâle en 1779 un traité intitulé De l’Administration provinciale et de la Réforme de l’Impôt, qui préconise la création d’un impôt universel. De façon assez significative, l’ouvrage est interdit de diffusion en France par le Garde des Sceaux, avant que sa réédition de 1788 ne soit autorisée, ce qui montre bien comment, sous le poids de la crise financière, l’Ancien Régime évolua rapidement, y compris dans ses fractions les plus conservatrices.

Le plus célèbre des défenseurs de l’impôt universel, à cette époque, fut probablement le père de Mirabeau. On a trop souvent oublié aujourd’hui que le Mirabeau qui fut l’un des principaux acteurs des premières années révolutionnaires, attaché à une monarchie constitutionnelle, fut le fils d’un économiste appartenant au mouvement physiocrate. Le comte Victor Riqueti Mirabeau avait écrit une Théorie de l’Impôt, parue en 1760, c’est-à-dire près de 30 ans avant une Révolution qui proclama le principe de l’universalité et de la progressivité de l’impôt dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Il y écrit notamment : «L’État a besoin d’une multitude de services méchaniques, et les ouvriers ont besoin de subsistance. Cette subsistance doit être fournie par l’universalité des sujets, puisqu’elle est employée au service de tous.»

Ces quelques exemples sont assez intéressants, car ils montrent que les débats qui agitent aujourd’hui les pays industrialisés sur les politiques fiscales ne sont guère des nouveautés. La question de l’universalité de l’impôt est au fondement du corps social. Celui-ci est légitime, dans la mesure où il offre à tous des services auxquels tous ont contribué à due proportion de leurs capacités.

Ce débat constant a systématiquement marqué les périodes révolutionnaires. Dans la France de 1789, la Révolution intervient d’abord parce que la monarchie se révèle incapable de réformer équitablement l’impôt.

UN ÉTAT IRRÉFORMABLE

Dès 1760, le comte Mirabeau parle des Français comme de « sujets étouffés sous tant d’entraves d’un fisc usuraire et ruineux ». Avant même l’accession de Louis XVI au pouvoir, les contemporains ont une conscience aiguë des déséquilibres profonds qu’un organisation administrative inadaptée et obsolète crée sur l’économie française.

Déjà la France se caractérise par un imposant appareil administratif qui tient le pays et le dirige à son profit.

Là encore, la lecture de Tocqueville ne manque pas d’éclairer les circonstances d’un débat encore très contemporain : « Ce qui caractérise déjà l’administration en France, c’est la haine violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou bourgeois, qui veulent s’occuper d’affaires publiques, en dehors d’elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former sans son concours lui fait peur ; la plus petite association libre, quel qu’en soit l’objet, l’importune ; elle ne laisse subsister que celles qu’elle a composées arbitrairement et qu’elle préside. Les grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu ; en un mot, elle n’entend point que les citoyens s’ingèrent d’une manière quelconque dans l’examen de leurs propres affaires ; elle préfère la stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux Français la douceur d’un peu de licence, pour les consoler de leur servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes sortes de théories générales et abstraites en matière de religion, de philosophie, de morale et même de politique. »

Cette citation frappe par son étonnante actualité. La machine administrative de l’Ancien Régime, comme celle que nous connaissons aujourd’hui, semble flotter dans une apesanteur temporelle, comme si son coût, son activité, ses décisions, se déterminaient indépendamment des contraintes qui pèsent sur la société qu’elle encadre. Et, pourvu que l’opinion n’interfère pas dans ce bel ordonnancement, elle est libre de développer les théories de son goût. L’essentiel est que le cours de l’État ne s’en trouve pas interrompu.

Comme de nos jours, l’Ancien Régime connaît pléthore de tentatives de réformes qui portent toutes sur des débats actuels : la libre concurrence, la place de la réglementation, la flexibilité des marchés, les rigidités de toutes sortes, mais aussi le rôle de l’industrie et la place de la production nationale.

Dans l’Encyclopédie, rédigée en 1758, par exemple, l’article «Grains» signé de François Quesnay, économiste physiocrate, écrit : «Depuis longtemps les manufactures de luxe ont séduit la nation ; nous n’avons ni la soie ni les laines convenables pour fabriquer les belles étoffes et les draps fins ; nous nous sommes livrés à une industrie qui nous était étrangère ; et on y a employé une multitude d’hommes, dans le temps que le royaume se dépeuplait et que les campagnes devenaient désertes.»

La proposition des physiocrates, à l’époque, consiste à centrer l’économie nationale sur son avantage comparatif. Il faut que la France se consacre à ce qu’elle sait le mieux faire : l’agriculture, et qu’elle abandonne l’industrie, cause d’importations de matières premières qui déséquilibrent la balance commerciale.

Quesnay se fait également l’avocat de la liberté du commerce et de ses vertus économiques : «La France pourrait, le commerce étant libre, produire abondamment les denrées de premier besoin, qui pourraient suffire à une grande consommation et à un grand commerce extérieur, et qui pourraient soutenir dans le royaume un grand commerce d’ouvrages de main-d’œuvre.» L’idée est simple : grâce au libre-échange, la France pourrait exporter massivement ses produits agricoles, et importer la production industrielle qu’elle n’assurera plus elle-même. Il s’agit bien d’une organisation internationale du travail dans laquelle la France n’aurait pas besoin d’être industrialisée, puisque d’autres qu’elle pourraient produire moins cher.

On le voit, les débats de l’époque ne sont pas, par leur nature, très éloignés des considérations qui ont amené les pays occidentaux à laisser la Chine entrer dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Ils ne sont pas très éloignés non plus de ceux qui ont conduit la France à abandonner sa production industrielle durant les trente dernières années.

Lorsque Turgot, l’un des disciples de Quesnay, est nommé par Louis XVI, en 1774, Contrôleur général, équivalent de directeur du Budget, sous l’autorité du ministre Maurepas, il plaide sans surprise pour la libéralisation des marchés agricoles, en particulier pour un libre commerce du grain. Il préfigure en quelque sorte la conception économique néo-libérale comme réponse à la crise.

Mais, sous le coup d’une mauvaise récolte, les prix explosent et la population se révolte contre un système qui permet aux producteurs de vendre leurs grains sur les marchés les plus rémunérateurs, au détriment de l’approvisionnement local. La «guerre des farines» commence, qui mine le régime et maintient pour longtemps l’idée que l’ouverture des marchés est une décision suspecte.

En 1776, Turgot obtient du Roi la suppression des jurandes, c’est-à-dire des corporations d’Ancien Régime. Il s’agit cette fois, dirions-nous aujourd’hui, de flexibiliser le marché du travail. Les Parlements, organes consultatifs et juridictionnels territoriaux de l’époque, s’y opposent, et le Roi est obligé d’imposer la mesure par la force. Turgot est renvoyé l’année suivante.

Ces quelques rappels montrent comment la France des années 1780 compte déjà un parti de la libéralisation, et comment elle hésite à en reprendre les thèses. De temps à autre, le pouvoir accepte de réformer, puis la coalition des conservatismes et les révoltes populaires obligent à revenir arrière. La réforme est impossible. Et le gouffre inévitable.

LA CRISE DE LA REPRÉSENTATIVITÉ

Dans le même temps où le pouvoir royal se révèle incapable de prendre les décisions politiques nécessaires pour juguler la dérive financière, il s’enferme dans une profonde crise de représentativité, qui tient à la fois à des bouleversements structurels longs et à la versatilité de Louis XVI.

Ainsi, alors que, dès les premières années de son règne, il a rétabli le pouvoir ancien des Parlements, assemblées territoriales conservatrices s’il en fût, Louis XVI prend une disposition carrément inverse en 1787. Sous l’influence de Calonne, il décide la mise en place des assemblées locales , concurrentes de fait des Parlements, dont le rôle principal devait être de répartir les impôts. Ces assemblées sont structurées sur trois niveaux. Le niveau communal est élu au suffrage censitaire. Les assemblées de district sont élus au suffrage indirect par ordres. Les assemblées provinciales sont élues là aussi au suffrage par ordres, par les assemblées inférieures. Les élections sont alors prévues pour 1790, et, dans l’attente, le roi en nomme les membres.

En 1789, la moitié des assemblées s’est réunie au moins une fois. Le pays prend goût à une représentation locale qui ressemble curieusement aux trois niveaux d’administration que nous connaissons bien dans la France d’aujourd’hui, et qui se sont renforcés avec la décentralisation : la commune, le département, la région. Pour la monarchie, le pari est risqué et apparaît comme celui de la dernière chance. Faute de pouvoir convaincre les Français, et surtout la partie la plus conservatrice de ceux-ci, les «privilégiés», de la nécessité des réformes, le pouvoir cherche à contourner les institutions traditionnelles pour faire émerger une autre opinion.

Mais la réforme n’a guère le temps de se mettre en place. À l’été 1788, Louis XVI décide de convoquer les États Généraux pour adopter les mesures radicales dont le pays a besoin pour se sortir de la crise.

Ici encore, le lecture de Tocqueville nous éclaire utilement sur les conditions dans lesquelles l’Ancien Régime s’est effondré. «Au moment où la Révolution survint, on n’avait encore presque rien détruit du vieil édifice administratif de la France ; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en sous-œuvre.» Pendant plusieurs décennies, les réformes administratives se sont succédées pour tenter de trouver d’improbables solutions à la crise. Mais le pouvoir n’a jamais été assez légitime pour réformer l’existant, de telle sorte que le royaume ressemble alors à un patchwork institutionnel composé de strates successives de décisions qui s’ajoutent sans jamais retrancher.

Dans cet univers illisible, une rupture est introduite entre le monde des gouvernants, majoritairement nobles, c’est-à-dire destinés dès la naissance à occuper des responsabilités, et le reste du corps social, qui philosophe mais n’administre pas ni ne décide. « À mesure, en effet, que le gouvernement de la seigneurie se désorganise, que les états généraux deviennent plus rares ou cessent, et que les libertés générales achèvent de succomber, entraînant les libertés locales dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n’ont plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus jamais le besoin de se rapprocher l’un de l’autre et de s’entendre ; ils sont chaque jour plus indépendants l’un de l’autre, mais aussi plus étrangers l’un à l’autre. Au XVIIIe siècle cette révolution est accomplie : ces deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard dans la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement rivales, elles sont ennemies.»

La toile de fond de l’Ancien Régime, c’est cette fracture entre le pouvoir et le peuple, notamment avec cette classe moyenne qui disserte, qui réfléchit, qui se réunit, mais qui est exclue des décisions, simplement par défaut de démocratie. Il n’y a pas de répression, il n’y a pas de contestation directe. La réalité est beaucoup plus banale : les deux mondes coexistent sans se rencontrer, sans se mélanger, sans se voir. L’Ancien Régime fonctionne selon un système de ghetto. Il y a la Cour à Versailles, et le peuple à Paris. Les nobles ont leurs quartiers, les roturiers en ont d’autres.

Il est évidemment difficile de donner une représentation de notre société plus actuelle que celle-là. Éric Maurin, dans Le ghetto français, en donne un formidable aperçu, en évoquant notamment la «société de l’entre-soi». On y lit notamment: «le marché résidentiel est peut-être le lieu où se révèlent aujourd’hui, dans leur plus cruelle netteté, les nouvelles lignes de fracture de notre société, et notamment la rupture entre les classes moyennes et les élites.»

LE GRAND IDÉAL DES LUMIÈRES

Dans ce contexte d’implosion politique, un événement fondateur modifie radicalement le cours de l’histoire et ouvre les portes de la Révolution : l’apparition des Lumières, et de sa grande revendication idéale d’un accès libre au savoir et à la connaissance.

L’histoire de ce mouvement, et ses grandes figures, sont suffisamment connues pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir.

Ce qui est intéressant, en revanche, c’est de noter les circonstances sociales et politiques qui entourent la diffusion des Lumières.

La France fourmille alors d’une multitude de sociétés de pensée, d’académies, de clubs, qui mènent le débat scientifique et politique. Ce point est important, car l’effondrement de l’Ancien Régime tient largement à son incapacité à mener dans la sphère publique, dans l’espace de décision officielle, les délibérations nécessaires à sa réforme. Celles-ci sont privatisées, en quelque sorte, confiées à des structures autonomes, sans légitimité politique autre que la libre adhésion de leurs membres. L’origine de ces associations est essentiellement philosophique, voire épistémologique. Leur objet est de promouvoir une connaissance scientifique émancipée des préjugés religieux. L’observation de la nature y règne, affranchie de la révélation et de la foi.

Jean-Jacques Rousseau acquiert ainsi une grande notoriété en répondant à deux concours organisés par l’Académie de Dijon. En 1750, il obtient le premier prix grâce à son Discours sur les Sciences et les Arts. En 1755, il y produit le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Les sociétés scientifiques participent donc, dès le milieu du siècle, à l’affirmation d’une pensée rationaliste, y compris dans le domaine politique, libre de toute subordination à la pensée officielle.

L’Ancien Régime consomme le divorce profond entre les décideurs et les sujets du royaume. Non seulement il existe une dissociation physique entre l’élite investie des responsabilités qui vit dans ses quartiers, ses espaces, différents des espaces communs, mais, intellectuellement, aucun échange officiel ne se noue entre ces deux mondes. Pour imaginer les réformes, il faut s’inscrire dans une société, une association ou un think tank dirions-nous aujourd’hui.

Nous tenons un premier indice de l’actualité étrange de cette grande évolution de pensée qu’a incarnée la philosophie des Lumières. D’un côté, une pensée unique, catholique, monarchiste, courtisane, qui ne tolère aucun débat, aucune remise en cause. De l’autre, des sociétés qui s’agitent et bouillonnent en marge du pouvoir, en professant des idées dont l’essence est révolutionnaire, et en proclamant un droit à penser et à connaître sans intervention du pouvoir politique.

Il faut attendre l’arrivée de l’Internet pour retrouver une telle ferveur et une telle aspiration à la liberté du savoir vis-à-vis des préjugés des gouvernements. Car dans la revendication des groupes ou groupuscules dont certains, comme Wikileaks, sont emblématiques, on ne trouve pas autre chose que ce souffle historique des Lumières qui exige impérieusement le droit de savoir sans aucun préjugé, le droit d’accéder aux connaissances et de les transmettre sans aucune censure, fût-elle purement commerciale.

Le défi qui attend nos sociétés dans les années à venir est tout entier contenu dans ce mouvement. Cette révolution technologique qu’est la numérisation, dont l’une des premières réalisations fut de constituer une encyclopédie citoyenne en ligne appelée Wikipédia, donnera-t-elle à l’esprit humain l’occasion d’une nouvelle affirmation libre comme les Lumières en donnèrent l’occasion ? Ou bien les mesures de police et de surveillance contre l’Internet décrétées un peu partout dans le monde triompheront-elles de ce grand élan amoureux des libertés publiques ?

Economie Matin  http://fortune.fdesouche.com

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