La crise économique et financière a fait l’objet de beaucoup d’analyses superficielles. A contrario, Polémia s’efforce de s’attacher au fond des choses. Ainsi, sur le plan strictement économique, Henry de Lesquen, s’inscrivant dans le prolongement de l’école autrichienne, a bien montré le rôle causal, dans la crise, de l’excès de crédit et de la politique monétaire irresponsable de la banque fédérale de réserve américaine. Marc Rousset et Gérard Dussouy ont, eux, insisté sur les coûts économiques et sociaux du libre-échange, dans le prolongement des travaux du prix Nobel Maurice Allais. Jean Persevay revient ici sur l’ouvrage de Pierre Milloz, Le cosmopolitisme ou la France, qui conduit à s’interroger aux causes idéologiques des troubles économiques et financiers actuels.
Polémia
Pour Pierre Milloz, dans Le cosmopolitisme ou la France, la crise économique contemporaine trouve son origine dans des décisions anciennes d'inspiration politique, tendant à la mondialisation. Ont joué notamment en faveur du libre-échange mondial, l'idéologie cosmopolite étendant à la sphère économique sa vision d'une humanité sans frontières et les intérêts des Etats-Unis promoteurs inlassables de toutes les négociations tarifaires depuis les années 1960.
La théorie libre-échangiste : un univers de Bisounours !
Sur le plan de la pure technique économique, il s'agissait de mettre en place un monde économique apaisé, où les nations, renonçant à des pratiques protectionnistes présentées non seulement comme nocives mais même comme immorales, s'ouvriraient les unes aux autres dans un univers marqué par la liberté des échanges. Alors elles agiraient dans le cadre d'une concurrence libérée et loyale, elles cesseraient de manipuler restrictions quantitatives, droits de douane, taux de change, entraves aux mouvements de capitaux et elles traiteraient sur leur propre territoire les entreprises et produits étrangers comme les entreprises et produits nationaux.
Ce système permettrait à chaque pays d'exploiter au mieux ses avantages comparatifs, assurerait une spécialisation optimum de chacun et apporterait le plein emploi et la prospérité générale.
Le résultat n'a pas été à la hauteur de ces espérances. En France en particulier.
Lorsque l'on examine en effet les grandes lignes de l'histoire économique de la France depuis la guerre, il est facile de constater que l'activité et la prospérité économiques, en ascension constante depuis 1945, diminuèrent dès le début des années 1970 pour s'installer durablement jusqu'à nos jours à un niveau très médiocre. Or le début des années 1970, c'est précisément l'aurore du cosmopolitisme économique. Il est intéressant de voir cette évolution de plus près.
1949 /1968-1972 : protectionnisme et prospérité française
De 1949 à 1968-1972, l'économie française connaît une période de prospérité remarquable, que nombre d'économistes et de journalistes célèbrent à l'envi sous le nom de « Trente glorieuses » : le taux de croissance annuel se tient entre 5 et 5,5% et le taux de chômage qui tournait autour de 1,2% sous la IVe République croît ensuite un peu mais ne dépasse pas 2,2% en 1967.
Certes on n'a pas mené les mêmes politiques économique et monétaire sous la IVe République et sous les présidences De Gaulle : le livre de Pierre Milloz en rend compte.
Mais ces époques ont un caractère commun : la France vit alors sous un régime protectionniste. Sous la IVe République la protection douanière moyenne dont bénéficie l'industrie française est de l'ordre de 20%. S'y ajoutent des contingentements et le franc est inconvertible.
La Ve République, après une dévaluation réussie en 1958, continue à bénéficier d'une très grande partie de cette protection. Signé en 1957, le traité de Rome conduit certes à supprimer progressivement droits de douane et contingents dans nos relations avec nos cinq partenaires de l'époque et à ramener de 20 à 14,8% les droits de douane vis à vis des pays tiers. Mais cette double évolution ne sera achevée qu'en fin des années 60. Dans le même temps, la négociation Kennedy aboutit à ramener le tarif communautaire de 14,8% vis à vis des pays tiers à 8,5% mais elle ne le fait que progressivement de 1968 à 1973.
A partir des années 1970 : triomphe du libre échangisme mondial et montée du chômage
On va voir alors triompher le libre échangisme mondial, qui sera parachevé par diverses négociations internationales. Les protections tarifaires disparaissent quasi complètement et il ne restera rien des protections quantitatives. Dans le même temps la France consent à renoncer progressivement à sa souveraineté monétaire. Les circonstances (crise de 1973) ne permettent pas la mise en place du Plan Werner mais la création du système monétaire européen implique une monnaie de compte européenne l'Ecu (1972) qui préfigure l'euro qui verra le jour en 1992.
Or la concomitance est frappante. Dès la décennie 1970 (pleine application du traité de Rome et de la négociation Kennedy), le taux de croissance tombe à 3,3% pour descendre la décennie suivante à 1,9% (moyenne annuelle 1980-1992) puis à 1,2 (1990-2008) niveau auquel il semble s'être approximativement fixé. Parallèlement le taux de chômage s'accroît rapidement, se trouve à 5,4% en 1980, 9% en 1992 et 9,1% en 2008, niveau qui devrait être ressenti comme intolérable.
Même si la libération totale des échanges n'est pas seule responsable, il est difficile de lui refuser un rôle primordial dans la dégradation économique de la France.
La théorie des avantages comparatifs, une théorie partielle
En vérité l'idée théorique selon laquelle la liberté complète des échanges amènera chaque pays à exploiter au mieux ses avantages comparatifs et amènera le monde à la prospérité générale et au plein emploi présente les dangers de bien des modèles théoriques. Elle suppose d'abord que les Etats, devenus vertueux et désintéressés appliqueront les règles d'un concurrence loyale, s'abstenant de toute manipulation fiscale, réglementaire, monétaire ou autre propre à les favoriser. Elle fait abstraction en outre du temps qui serait éventuellement nécessaire pour parvenir au résultat idéal imprudemment promis pour une échéance lointaine et indéterminée : elle ne tient compte ni des souffrances infligées dans l'intervalle à l'humanité ni des réactions que ces souffrances et le scepticisme peuvent inspirer.
A cette toile de fond s'est ajouté un accroissement exagéré de la masse monétaire imputable entre autres à l'activité bancaire privée et à un certain laxisme de la Banque centrale européenne (en dépit de l'image qu'elle a pu se forger sous la direction de M. Trichet). Il en est résulté la crise de 2008 qu'Henry de Lesquen a analysée chez Polémia le 2 mars dernier, concluant à l'intérêt pour la France de « recouvrer » une monnaie nationale.
1958 : une dévaluation de 17%
L'expérience des années 1958 et suivantes peut, dans une telle perspective fournir d'intéressants enseignements. Finissante, la IVe République qui avait largement financé les investissements par la création monétaire était minée par l'inflation (aujourd'hui tel n'est que partiellement le cas de l'euro, pour les raisons évoquées par l'article d’Henry de Lesquen précité). Le pouvoir qui lui succéda régularisa la situation par une dévaluation de 17%. Et contrairement à la présentation qui en est habituellement donnée, si la Ve République s'ouvrit bien en principe à l'extérieur, une période transitoire lui permit de bénéficier jusqu'aux dernières années de la présidence De Gaulle (soit pendant une décennie) d'une protection non négligeable, comme exposé ci-dessus.
Recouvrer notre monnaie nationale ?
Il y a là les deux éléments essentiels qui devraient accompagner le recouvrement de notre monnaie nationale : reconstitution d'une certaine protection et dévaluation de la monnaie nationale.
Sur ce dernier point, doit-on craindre qu'une dette française (85% du PIB) libellée en euros n'accable notre économie ? Sans doute pas. Il faut en effet distinguer entre les créanciers. Selon les chiffres du 3e trimestre 2011, la dette est détenue par des non-résidents à hauteur d'environ les deux tiers, l'autre tiers est entre les mains de résidents. Si l'on considère que ces derniers peuvent être remboursés en francs au taux de sortie avant dévaluation (ce qui est logique puisque celle-ci ne lèse pas leur pouvoir d'achat), on voit que l'effet réel de la dévaluation sur le poids relatif de la dette n'est que des deux tiers de son effet nominal.
C'est un inconvénient qui n'est pas à la mesure des gains à attendre d'une sortie de l'euro.
Jean Persevay http://www.polemia.com
10/04/2012