« L'esprit confronté à sa propre immanence se découvre promis à un néant dont plus rien ne semble dorénavant le séparer »
Victor Nguyen
Ces quelques mots de Victor Nguyen résument l'effroyable position intellectuelle dans laquelle se trouvait enfermée une fraction considérable des hommes de lettres de la fin du dix-neuvième siècle, la fraction la plus visible, la plus célèbre et indubitablement la plus talentueuse.
On doit à ce chercheur tragiquement disparu un ouvrage monumental (tant du point de vue des éléments nouveaux qu'il apporte aux historiens qu'à sa qualité littéraire). Aux Origines de l'Action française (1) (publié la première fois il y a exactement 20 ans), au début duquel on trouve une centaine de pages denses et lumineuses dans lesquelles Nguyen traite d'un thème récurrent à l'époque étudiée, La décadence. Véritable cancer moral touchant en premier lieu le microcosme des Lettres et des intellectuels. Et parmi ceux-là, tout particulièrement, ceux qui paradoxalement se relèveront plus tard avec le plus de ferveur au crépuscule de leur vie.
NIHILISME ET DÉCADENCE
Nous savons que la notion de nihilisme fut empruntée par Nietzsche à Paul Bourget, créateur de celle-ci alors qu'il débutait son immense œuvre de reconstruction morale, initialement toute personnelle, via l'étude psychologique de ses contemporains (2) On comprend à quel point ce terme est étroitement lié au concept, certes équivoque, de décadence. Cependant, et c'est là un point commun qui unit un grand nombre d'écrivains de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, Bourget lui-même souffre davantage du reflux brutal de la vigueur romantique qui aurait jeté dans la plus noire déréliction la "populace" contemporaine, composée d'individus vaniteux et incroyants, véritable heimatlos étiquetés ; « français et catholiques » mais en réalité, imperméables à toute transcendance. Pourtant, Bourget lui-même a longtemps espéré que la Révolution pourrait procéder encore en son temps à une régénération morale élitiste comme populaire.
« Républicain, Paul Bourget l'a été et l'est encore à l'heure où il procède à ce bilan. Aux derniers jours de l'Empire, jeune bourgeois du Quartier latin, il a détesté le régime de Napoléon III, il a applaudi à sa chute. Puis il a rêvé d'un grand râle littéraire dans la régénération française qui s'annonçait : Rétablir la République par le drame, évoquer Saint-Just, porter la Révolution sur la scène, quel trait de génie. » (3) Mais son désenchantement est à la mesure de cette exaltation. « Paradoxalement, l'attitude de Bourget se modifiera, dans la mesure où il était éminemment un moderne, un artiste particulièrement sensible aux courants qui traversent son époque. » (4). Observant peut-être l'absence de dynamique révolutionnaire, l'inertie politique des forces républicaines soucieuses de se maintenir au pouvoir via le conservatisme, Bourget rejette enfin ces épuisantes ardeurs qui lui donnaient l'impression de vivre, de participer personnellement à la construction d'un "Tout" en se surpassant et pour se surpasser.
PESSIMISME UNIVERSEL
« Bourget qui vit de sa plume, a conscience de n'avoir pas donné encore sa mesure. Il ne pénètre aussi intensément l'inquiétude de ses contemporains qu'en analysant la sienne et, en la portant au grand jour, il saisit (ou croit saisir) quasi expérimentalement sur sa propre personne les progrès du mal. » (5)
Ce mal serait le pessimisme universel, le sentiment de l'impuissance finale de l'homme face à son destin.
« Et en 1880, l'analyse gagne en précision : par le mot décadence, on désigne volontiers l'état d'une société qui produit un trop petit nombre d'individus propres aux travaux de la vie commune. » (6) Le mal est identifié. Et il prolifère. La cause de cette désaffection résiderait dans la généralisation de l'individualisme faisant disparaître paradoxalement les fortes individualités au profit des unités "atomiques" interchangeables. Un individualisme qui se nourrit essentiellement de l'implosion de l'autorité.
« La vie moderne, impuissante à les créer, conduit au nihilisme, parce que l'homme contemporain découvre avec angoisse que rien en lui, ni hors de lui, ne l'a préparé à affronter virilement son destin. » (7)
Ce sentiment diffus contaminant un Renan, un Taine, un Huysmans, un Villiers de l'Isle-Adam, un Baudelaire (s'en délectant) ne découle pas d'une source définie, que l'on pourrait facilement dégager mais d'un ennui, lourd et pesant succédant à une euphorie collective provoquée par les "folies" de la Révolution et de ses prolongations, de la grande épopée napoléonienne, sujet romantique par excellence, des soubresauts de 1830 et de 1848. Après trop d'excitation, n'est-il pas naturel de subir douloureusement ou mélancoliquement une phase dépressive qui ne serait que l'antithèse obligée des excès passés ? Lorsque l'Histoire ne semble plus se dérouler suffisamment rapidement pour les âmes s'étant habituées à la "célérité", et à l'audace, l'utopiste, de leurs dirigeants, celles-ci n'apprécient plus, dans toute sa mesure la "grave" et prétendue sagesse de cette République qui souhaite renouer avec ses "bases", d'un Thiers pour qui « la science de gouverner est toute dans l'art de dorer les pilules » (sic).
LA DÉFAITE DE 1870 : UN EFFET DE LA DÉCADENCE
Ce décadentisme, souvent perçu d'une manière hyperbolique, n'est pourtant pas né ex nihilo. Il est en effet aisé d'appréhender la crise d'identité rongeant jusqu'à la névrose (notion déjà éminemment moderne) les individus, engagés peu ou prou, ayant vécu les grands drames historiques comme des épreuves toutes personnelles. Même si ce phénomène s'est aussi transmuté en une mode littéraire à travers laquelle la dénonciation du mal n'était pas toujours évidente, ou pis où l'on pouvait y découvrir une certaine complaisance ou une morne désinvolture devant l'objet étudié, force est d'admettre que ce sentiment d'agonie interminable s'enracinait à travers toutes les franges de la population. Argument expérimentalement vérifié en 1870 quand le corps même du pays et non plus seulement son "esprit" semblait désormais affecté par le mal.
« Sans surgir, loin de là, de la défaite de 1870, la décadence en a reçu un surcroît de postulation. Jusque-là image ou idée, elle s'est cristallisée alors au plan collectif. »(8)
Sur ce point Nguyen cite la mise en garde d'Alexandre Dumas fils :
« En mars 1873, dans la préface de La Femme de Claude, qu'il dédie au vieil Orléaniste Cuvillier-Fleury, Alexandre Dumas fils s'adresse au pays tout entier.
"Prends garde ! Tu traverses des temps difficiles ; tu viens de payer cher, elles ne sont même pas encore payées, les fautes d'autrefois ; il ne s'agit plus d'être spirituel, léger, libertin, railleur, sceptique et folâtre ; en voilà assez pour quelques temps au moins. Dieu, la Patrie, le travail, le mariage, l'amour, la femme, l'enfant, tout cela est sérieux, très sérieux. »(9)
Représentent-ils les postulats premiers à partir desquels la science politique devrait bâtir toute "idéologie", toute action et toute représentation de notre société ?
La traumatisante défaite de 1870 est ainsi considérée non comme la cause essentielle de la décadence mais, pis, comme son effet.
« Elle signifie une angoisse que le relèvement rapide ne suffira pas à calmer : une possible Finis Franciae. » (10)
Emile Montégut pense saisir les racines profondes du mal qui seraient principalement politiques, les plus douloureux malheurs de la nation pouvant être expliqués par l'hypertrophie étatique, l'ultra-centralisation jacobine faisant de la Patrie un colosse aux pieds d'argile, où l'autorité nécessaire et vitale s'est évaporée.
« Tous les éléments sociaux, c'est-à-dire ce qui donne à un pays fixité et continuité, ont été tour à tour déracinés : il n'y a plus qu'un amas de poussière désagrégée et impuissante. Dans un tel milieu social, l'Etat seul a volonté, faculté de commander, et chance d'être obéi ; malheureusement, dès que le ressort de l'Etat se brise, toute direction disparaît, et les destinées de la nation sont soumises à l'intelligence du hasard ». (11) Derrière le constat de ces "décombres", on relève l'alternative politique de l'auteur, implicitement dévoilée, décentralisation, il oppose et chérit le patriotisme et les pays charnels. « Montégut qui dresse ce bilan tout renanien, politiquement s'entend, remarque que révolution et patrie sont deux nouons contradictoires : "Le jour même où la France sacrifia l'idée de patrie à l'idée d'humanité, l'ancienne maison royale tomba". » (12)
NOMBREUSES CONVERSIONS AU PROTESTANTISME
La décadence apparaissant désormais comme une réalité incontestable, c'est la Révolution en bloc qui est dans la ligne de mire d'une certaine élite littéraire considérant ses principes comme funestes ou, au moins, fondés sur une douteuse métaphysique détachée de toute scientificité dont les conséquences seraient de provoquer l'instabilité permanente dans le Pays. « Peut-être va-t-on percevoir que depuis cette date (1789) notre existence n'a été qu'une suite de hauts et de bas, une suite de raccommodages de l'ordre social, forcé de demander à chaque génération un nouveau sauveur. Au fond, la Révolution française a tué l'abnégation de l'individu, entretenue par la religion et par quelques autres sentiments idéaux. » (13)
Devant ce spectacle éloquent, deux solutions d'importance s'offrent à ceux qui en souffrent. La première convient aux intellectuels restés fidèles aux principes individualistes et libéraux, et qui, par ailleurs, ne sont pas des "nostalgiques" mais des utopistes inconscients et égoïstes : la conversion au protestantisme. « Puisque l'Eglise se repliait sur elle-même dans une anxiété obsidionale, écrit Nguyen, le protestantisme parut pouvoir se muer en religion de remplacement. Ne paraissait-il pas, partout dans le monde, facteur de progrès et de liberté autant que d'ordre et de stabilité ? N'y avait-il pas une essence commune à la Réforme et à la Révolution, également protestation de la conscience individuelle ? Déplus le protestantisme semblait mieux se concilier avec la science et la raison modernes qu 'un catholicisme suranné et attaché aux valeurs d'obéissance et d'autorité. »
Mais « défaite militaire, soucis politiques et sociaux, inquiétudes intellectuelles et religieuses convergent alors pour faire du protestantisme dans la République cet Etat dans l'Etat que la polémique de droite (elle n'est pas seule) se plaît à généraliser et à dénoncer ». (14)
La deuxième solution connue pour sortir de cet état de déréliction est, au contraire, l'acceptation des "lois" sociales régissant d'une manière organique la société entière, et par conséquent le rejet de l'individualisme et du libre, examen protestant. On comprend en outre : que les multiples conversions au protestantisme d'individus représentant l'élite intellectuelle d'une nation recréée et imaginée exaspèrent ceux qui ont fait un choix "spirituel" diamétralement opposé et alimentent de fait la somme argumentaire des antilibéraux. La France des "organicistes", nourrie des réflexions des grands auteurs contre-révolutionnaires, représente en effet une "totalité" à laquelle on ne peut rien retrancher. La société bourgeoise ayant échoué à se transfigurer, l'alternative maistrienne gagne alors en crédibilité pour les patriotes de droite, fatigués, privés d'être par l'effacement de toute transcendance.
L'AUTORITÉ BAFOUÉE DU PATER FAMILIAS
En utilisant la grille de lecture socio-historique élaborée par Auguste Comte, nous pouvons dire que la France en particulier est passée brutalement de l'état théologique et traditionnel à un état métaphysique où les anciennes autorités ont été sapées voire physiquement exterminées. L'état métaphysique est le stade de la spéculation intellectuelle et de l'individualisme triomphant, celui dans lequel tout doit disparaître, la religion des pères, la patrie, les communautés, la famille, les principes transcendants. Un état, qui s'appuie sur une rationalité et un cartésianisme arrogants, postulant arbitrairement que l'atome unique de la société, son seul composant, est l'individu brut et ses intérêts les plus égoïstes. Cette étape métaphysique, qui n'en finit plus, est donc en premier lieu la matrice du désenchantement du monde, celle ayant rendu et rendant encore les masses "axiosceptiques" (imperméables à tout principe transcendant), incrédules et surtout sourdes aux propos tenus par les émissaires de la vérité.
Il est bien évident que l'étape métaphysique, sur le plan strictement intellectuel (précisons-le), était une phase inévitable. L'expansion de la science et de la philosophie grandiloquente a subjuguâtes masses comme le microcosme intellectuel du pays. Un phénomène violent qui s'explique également dans une certaine mesure, par l'ancienne routinisation du monde "ancien" dont l'autorité ne découlait principalement que du pouvoir traditionnel, d'un pouvoir qui manquait, à son terme, de la puissance d'une saine et nécessaire domination charismatique. Mais aussi par une centralisation qui ne cessait de s'amplifier avant-même la Révolution. Comme l'indique le sociologue conservateur américain Robert Nisbet, « ce qui sépare les rétrogrades (Maistre, Bonald auxquels nous, pouvons ajouter Burke) des révolutionnaires, c'est essentiellement leur attachement respectif aux philosophies du pluralisme et de la centralisation. Par essence la doctrine, rétrograde, fondée sur les valeurs médiévales, prône la distribution des centres politiques, c'est-à-dire le pluralisme des sources d'autorité — communauté locale, famille, corporation et toutes les autres institutions d'où émanent la coutume et la tradition. »
Et l'on saisit aisément avec Burke la supériorité du système, médiéval sur la centralisation jacobine : « Nul n 'a jamais été lié par un sentiment de fierté, de prédilection ou de véritable affection à une description de surfaces géométriques. [...] C'est au sein de la famille que naissent les affections publiques [...]. Puis elles s'étendent au voisinage et à ceux que nous avons coutume de rencontrer dans notre province. » Pour Bonald, la monarchie reconnaît l'autorité exercée par les différents groupes sociaux et religieux qui existent au sein de la société, ce que ne fait ni ne peut faire la démocratie qui repose sur la doctrine révolutionnaire de la volonté générale. L'intérêt de la démocratie est de dissoudre toute forme d'autorité locale et de dévaluer le symbole suprême de cette autorité, le père. « Dans les aristocraties, écrit Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, le père n'est pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l'organe de la tradition, l'interprète de la coutume, l'arbitre des mœurs. On l'écoute avec déférence, on ne l'aborde, qu'avec respect, et l'amour qu'on lui porte est toujours tempéré par la crainte. »
De fait, le père représente le premier élément social qui exerce une pression salvatrice sur l'individu. Une pression salvatrice, en effet, car comme l'a démontré, Emile Durkheim (avec de nombreuses données, éléments factuels, statistiques), « libérer l'individu de toute pression sociale, c'est l'abandonner à lui-même et le démoraliser ».
François-Xavier ROCHETTE. Rivarol du 2 décembre 2011
1.) Victor Nguyen, Aux Origines de l'Action française, Intelligence et politique à l'aube du Vingtième siècle, Paris, Fayard, 1991.
2.)Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1886.
3.)Ibid, page 36.
4.)Ibid, page 36.
5.)Ibid, page 37.
6.) Ibid, page39.
7.) Ibid, page 39.
8.) Ibid, page 40.
9.) Ibid, page40.
10) Ibid, page 42.
11) Cité-par Victor Nguyen P. 57.
12)Texte des Goncourt cité par Nguyen (page 72) qui ne précise pas ses références.
13), Ibid, page 89.