J'entends par « irresponsabilité politique » l'attitude publique inconséquente qui expose à un danger qu'un minimum de réflexion, ou de sens commun, pourrait éviter. Schopenhauer me paraît « irresponsable » au même titre que l'est celui qui abdique toute initiative raisonnée pour s'en remettre à l'impulsion ou au hasard. Je prends aussi l'expression « irresponsabilité politique » dans le sens qu'elle revêt en droit constitutionnel, où elle désigne généralement le fait que, d'après la Constitution, le président de la République n'a pas de comptes à rendre au Parlement. L'irresponsabilité définit alors l'indépendance du souverain qui se trouve, pour une part, exempté de la loi commune, et dispensé de justifier ses faits et gestes. Schopenhauer me paraît avoir formulé un idéal politique fondé justement sur l'irresponsabilité.
J'en tiendrais pour preuve d'abord la devise qu'il disait avoir adoptée : « Je rends grâce à Dieu tous les jours de ne pas avoir à me préoccuper du Saint-Empire romain germanique. » Devise antihégélienne, si l'on retient de Hegel la consigne d'avoir à penser son temps, et de sacrifier chaque matin à la lecture des journaux qui le livreront. En outre, Schopenhauer a explicitement manifesté sa prédilection pour une constitution politique qui ménage la possibilité d'une souveraine irresponsabilité : dans Parerga et Paralipomena, il avoue son scepticisme à l'endroit d'une constitution qui serait fondée sur le droit abstrait, c'est-à-dire sur une « base naturelle » (ce que nous identifierions sans doute comme droits de l'homme). Il en conclut à « la nécessité d'un pouvoir concentré en un seul homme, au-dessus même de la loi et du droit, absolument irresponsable, devant lequel tout se courbe, et dont le détenteur est considéré comme un être d'essence supérieure, comme un maître par la grâce de Dieu » (p. 93-94).
Quelques pages plus loin, Schopenhauer ajoute ceci, qui en dit long sur l'attraction qu'exerce sur lui l'idéal d'irresponsabilité politique : « Les rois constitutionnels ont une ressemblance incontestable avec les dieux d'Épicure, qui goûtent dans les hauteurs de leur empyrée une félicité et un calme parfaits, sans se mêler des affaires humaines » (p. 100). Je rappellerai encore que, dans le même ouvrage, Schopenhauer s'insurge contre l'institution démocratique du jury populaire, en arguant du danger qu'il y a à miser sur une quelconque responsabilité politique chez des êtres « sans culture, pas même capables d'une attention soutenue » (p. 102). À chaque fois, Schopenhauer soutient la sagesse de l'apolitisme contre ceux qui situeraient le progrès de l'espèce humaine dans la prise de conscience et l'exercice de l'intérêt général.
Qu'on m'entende bien : je ne songe pas à faire reproche à Schopenhauer d'avoir milité en faveur de l'abstention politique. En toute rigueur, la chose est cohérente avec sa philosophie et avec son refus d'une volonté jugée source de toute misère. Il me semble donc que l'irresponsabilité politique est justifiée par la pensée de Schopenhauer et, décrivant tout à l'heure les grandes lignes de son approche du politique, je ne démontrerai pas autre chose.
Seulement, si je parle d'irresponsabilité politique dans le premier sens que j'ai défini, c'est que Schopenhauer n'a peut-être pas observé la réserve que son apolitisme principiel devait promettre. Le refus du volontarisme ne l'a pas empêché de manifester, comme on sait, des partis pris qui le situèrent, dans l'espace politique, du côté des contre-révolutionnaires : dans les Parerga (livre II, chap. 9), il se définit lui-même comme un « ultra-réactionnaire », ayant horreur des émeutes qui l'assourdissent et le distraient de ses « pensées et travaux impérissables ». Par ailleurs comme tout grand penseur, Schopenhauer doit assumer l'exemplarité de sa pensée – ou, plus exactement, endosser les conséquences axiologiques et les éventuelles bévues qu'elle a induites chez ceux qui s'en sont inspirés. De ce point de vue, je suis frappé de constater combien l'apolitisme de Schopenhauer s'est trouvé revendiqué, au XXe siècle, par des intellectuels engagés dans les luttes de leur temps.
Paradoxe, ou révélation du caractère inexorablement politique de cet apolitisme ? Toujours est-il qu'il convient de distinguer 2 attitudes : d'un côté, celle qui prête au refus schopenhauérien du politique un caractère éminemment salutaire dans la tourmente du siècle ; de l'autre, celle qui, après s'être fiée à ce refus, finit par lui reconnaître un caractère hautement pernicieux. J'attribuerai ces 2 attitudes à 2 penseurs qui se dirent tous 2 disciples de Schopenhauer, et furent confrontés aux mêmes drames, c'est-à-dire à la folie national-socialiste, à l'exil et à la nécessité de comprendre, sinon de justifier, l'irréparable : Max Horkheimer d'une part, Thomas Mann d'autre part seront mes témoins dans la mise en question de l'apolitisme serein de Schopenhauer. Enfin, j'aimerais suggérer que l'attitude ambivalente à l'égard du thème schopenhauérien de l'irresponsabilité politique illustre le dilemme que doivent affronter les intellectuels du XXe siècle.
Schopenhauer et l'État
Même un lecteur pressé est capable de percevoir ce qui interdit d'identifier l'œuvre de Schopenhauer à une œuvre politique. Une philosophie politique commence en effet avec la conviction que les choses pourraient être autres qu'elles ne sont, et c'est forte de cette conviction qu'elle doit chercher à légitimer l'action. Certes, en disant cela, on s'expose à rendre difficilement concevable la dimension politique de l'œuvre d'un Spinoza ou d'un Hegel qui, en assurant le triomphe de l'intelligence sur la volonté, n'objectent nul devoir-être à la réalité dont ils rendent rationnellement raison. Je préciserai donc que la philosophie politique suppose au moins l'affirmation de la liberté – que cette liberté nous invite à vouloir que les choses changent ou bien qu'elle nous porte à nous réconcilier avec ce qui est (non pas sur le mode du conformisme, mais sur celui de la sagesse). Or, il n'y a chez Schopenhauer rien qui pourrait permettre d'encourager à la formulation d'un devoir-être, puisque le monde est foncièrement absurde, et rien non plus qui pourrait inciter la liberté à prendre en charge le réel pour le transformer, ou bien seulement le gérer, puisque l'homme est fondamentalement le jouet de la nécessité.
Comment donc admettre quelque responsabilité que ce soit si l'homme est déterminé par la loi nécessaire qui régit son caractère particulier ? Est-ce à dire que Schopenhauer exclut toute aptitude humaine à la décision ? Bien entendu pas. Le privilège de l'espèce humaine consiste précisément dans la connaissance abstraite qui rend chacun clairvoyant sur les motifs qui l'animent et, par suite, qui le dispose à décider de se soumettre à tel d'entre eux plutôt qu'à tel autre. Transposé sur le terrain de l'action politique, cela ne peut signifier qu'une chose : la volonté n'est jamais libre de m'autodéterminer, et toute décision obéit forcément à des fins irrationnelles. Schopenhauer l'exprime avec force : il n'est de liberté qu'au-delà du phénomène et de l'espace régi par le principe de raison suffisante. Autrement dit, la seule liberté pensable se situe en deçà du principe d'individuation, dans la sphère de la volonté comme chose-en-soi et, à ce niveau, elle ne peut tendre qu'à l'abnégation, qu'à l'autosuppression de l'essence de l'être. À ce titre, elle ne vaut que par la mise en contradiction du phénomène avec lui-même, mais aucunement dans sa prise en charge. C'est dire qu'il n'est jamais de liberté qu'arrachée au sol où la politique aurait un sens.
Cela ne signifie pas que Schopenhauer accueille le fatalisme comme une position indiscutable : il est bien sûr convaincu que « le consolateur, c'est le fatalisme », qu'il n'est « pas de source plus sûre de consolation que de voir avec une parfaite évidence la nécessité inévitable de ce qui arrive » (MVR, p. 388). Mais ce fatalisme, qui lui offre la « sérénité stoïque », a l'inconvénient, à ses yeux, d'encourager la paresse de ceux qui, voyant un décret du destin dans tout événement, oublient que ce dernier survient toujours dans une chaîne causale sans laquelle il n'apparaîtrait pas. De sorte que le fatalisme résolu, celui qui se sait impuissant devant la souffrance liée aux événements, peut du moins tâcher de s'arracher à l'enchaînement des causes qui en conditionne l'apparition. Ce fatalisme exige bien, à ce titre, une sorte d'ascèse, conforme en cela à l'autonégation de la volonté qui caractérise la liberté. L'essentiel à quoi il invite est de se dominer assez pour renoncer aux entreprises pour lesquelles « la nature nous a médiocrement dotés » – au nombre de ces entreprises, cela va sans dire, Schopenhauer compte les projets politiques.
La chose est suffisamment claire lorsque Schopenhauer en vient à fustiger l'optimisme et l'humanisme de Rousseau, ce chantre de la perfectibilité humaine qui justifie la politique progressiste des Lumières. Schopenhauer lui objecte ceci, qui résume son aversion à l'égard de toute conception révolutionnaire : l'optimisme est pernicieux « car il nous représente la vie comme un état désirable, et le bonheur de l'homme comme fin de la vie » (MVR, p. 1348). C'est en quoi, finalement, le fatalisme, qui nous dégage de l'illusion volontariste, est bien le produit d'une conquête de l'intelligence, au point que si la politique appelle l'action – ce dont il est difficile de douter –, alors l'intelligence, telle que la conçoit Schopenhauer, doit œuvrer à la suppression de la politique : « L'intelligence, écrit-il, rend possible la suppression de la volonté, son salut par la liberté, le triomphe sur le monde, l'anéantissement universel » (MVR, p. 416). Bref, nous voilà prévenus : la politique nous rive à l'illusion douloureuse de la volonté ; la seule politique conforme à l'intelligence qui devrait en déraciner le besoin sera une politique de la non-liberté : un despotisme fatalement déresponsabilisant, c'est-à-dire désillusionnant.
De fait, Schopenhauer n'a jamais varié sur ce point : l'État est une réalité à laquelle on doit se soumettre comme à un moindre mal ; il n'est en aucune façon une puissance morale ou un éducateur auquel on pourrait se confier. L'expression revient souvent : l'État est une muselière destinée à réduire l'homme à la condition de l'herbivore.
Le paragraphe 62 du MVR est sans ambiguïté sur ce point. Schopenhauer y procède à la déduction des catégories morales qui vont lui permettre d'envisager le politique comme une conséquence de l'égoïsme. Le fait dont on part consiste, comme on sait, dans la dispersion de la volonté en soi dans la multiplicité des vouloirs individuels. Le problème de l'intersubjectivité sera donc résolu non pas dans l'institution politique, qui pourrait arbitrer rationnellement le conflit des égoïsmes, mais dans une attitude qui appartient à la nature, ainsi que le souligne un supplément au MVR qui définit en ce sens la « sympathie » comme « la manifestation empirique de l'identité métaphysique de la volonté, à travers la multiplicité physique de ses phénomènes » (p. 1369). Autrement dit, c'est au registre du sentiment que Schopenhauer confie le soin de régler la coexistence des hommes. La vertu, qui ne suppose aucune intelligence exceptionnelle, suffirait à ses yeux à assurer la paix sociale, puisqu'elle propose « la connaissance immédiate et intuitive de l'identité métaphysique de tous les êtres » (MVR, p. 1368). On comprend de cette manière que la croyance dans la métempsycose, qui prolonge sur le terrain métaphysique les aperçus de la vertu, puisse détourner totalement de la préoccupation politique. La communauté ne fait pas question pour Schopenhauer.
Un de ses textes posthumes exprime avec force cette indifférence à l'égard d'une réflexion sur les conditions du bien-vivre ensemble ainsi que la théorie de l'État qui en résulte. La société y est présentée comme oscillant entre le despotisme et l'anarchie. On pourrait dès lors s'attendre à ce que Schopenhauer invitât à la recherche d'un juste milieu. Mais il n'en est rien. S'il faut s'efforcer de stabiliser la société, c'est selon lui à la hauteur du despotisme qu'il est préférable de le faire. L'anarchie doit être, de toute façon, conjurée parce que, dit Schopenhauer, dès qu'elle est possible, elle est réelle, et que ses coups atteignent chaque citoyen quotidiennement ; tandis que le despotisme n'existe qu'a l'état de possibilité et, lorsqu'il agit, il n'atteint qu'un homme parmi des millions. Et le texte conclut par ces mots : « Aussi toute constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme que de l'anarchie : elle doit même contenir une légère possibilité de despotisme » (cité par J. Bourdeau : Pensées et fragments de Schopenhauer, F. Alcan, 1900, p. 206).
Un tel texte souligne, s'il était besoin, le fait que Schopenhauer se situe décidément dans le camp de l'antiréformisme absolu : les hommes étant ce qu'ils sont, la société étant ce qu'elle est, l'État constitue une protection utile contre les conséquences funestes de l'égoïsme, mais absolument pas un instrument qui permettrait d'en supprimer durablement les maux. Le MVR va plus loin dans le refus d'envisager une politique contribuant au progrès de l'espèce humaine : un État idéal, déclare Schopenhauer, qui supprimerait les égoïsmes, ferait naître l'ennui et, avec lui, la douleur d'exister. Réalisé à l'échelle de la planète, cet État instaurerait sans doute la paix perpétuelle dont rêvait Kant, mais il provoquerait par là même une surpopulation désastreuse (MVR, § 62, p. 441). Le philosophe n'a donc rien à attendre de l'État, et le politique rien du philosophe. Seule utopie pour Schopenhauer, « mon utopie platonicienne », comme il dit : « le despotisme des sages et des nobles ».
Il ne peut en être autrement. Dès lors que l'égoïsme d'où procède l'État est défini métaphysiquement (et non moralement), il interdit toute possibilité de réforme. Cette définition est bien connue : l'égoïsme résulte du principe d'individuation qui contraint la volonté en soi à s'incarner dans l'espace et dans le temps. Chaque volonté incarnée, identifiable dans un corps, conservera de la volonté en soi dont elle est issue un appétit sans limites, une soif inextinguible de dominer (MVR, § 61, p. 418-419). Que faire, dès lors ? Précisément rien : toute action reflète la volonté (MVR, p. 381), et c'est de cette volonté qu'il faut se débarrasser pour s'épargner les douleurs attachées à l'égoïsme. Ne plus agir devient donc une consigne. Dans ce contexte, il va de soi que l'État, qui est destiné à garantir l'intégrité de la volonté, c'est-à-dire à maintenir les égoïsmes dans leurs limites, sera tenu d'agir le moins possible. Il devra réagir contre l'injustice, qui porte atteinte à la volonté d'autrui telle qu'elle réside dans son corps ou dans sa propriété, mais se garder de toute prétention moralisatrice : il est voué à n'« imposer aux gens rien qui ne soit négatif ». Le droit, qu'il n'a certes pas inventé (puisqu'il est contemporain de l'affirmation brute de la volonté), mais qu'il doit garantir, se limite à nier ce qui menace de nier ma volonté.
À ce titre, l'État policé n'a rien d'une puissance morale même si, extérieurement, il semble assurer ce que la moralité devrait obtenir. L'État, écrit Schopenhauer, n'a pas « la folle prétention de détruire le penchant des gens à l'injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c'est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n'est-il qu'un recueil, aussi complet qu'il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu'on a pu prévoir ; seulement actions et contre-motifs y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d'en faire, le cas échéant, l'application concrète » (MVR, p. 433-434). Voilà comment Schopenhauer entend couper, contre Kant, l'État de la morale, tout en admettant que la théorie de l'État ait à emprunter à la morale ses notions du juste et de l'injuste, c'est-à-dire ses déterminations des limites de la volonté individuelle. Quoi qu'il en soit, l'État de Schopenhauer reste un État gendarme. À tout prendre, il doit demeurer dirigé contre les imperfections des hommes, mais il ne doit assurément pas accaparer l'esprit du philosophe. Nietzsche a, sur ce point, traduit le fond de la pensée antipolitique de Schopenhauer dans le texte d'Aurore intitulé « Aussi peu d'État que possible » :
« Toutes les situations politiques et sociales ne méritent pas que ce soient justement les esprits les plus doués qui aient le droit de s'en occuper et qui y soient forcés : un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu'un état de misère. La politique est le champ de travail pour des cerveaux plus médiocres, et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert à d'autres : que la machine s'en aille plutôt en morceaux une fois de plus ! Mais telles que les choses se présentent aujourd'hui, où non seulement tous croient devoir savoir chaque jour ce qui se passe, mais où chacun veut encore y être actif à tout instant, et abandonne pour cela son propre travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la "sécurité publique" beaucoup trop cher à ce prix... » (§ 179).
Il n'est pas dans mon intention d'aller plus avant dans l'explication des rapports de Nietzsche avec Schopenhauer. Je dirai seulement que Max Horkheimer et Thomas Mann semblent avoir considéré, eux aussi, l'auteur du Monde comme... comme un éducateur. Sur ce plan, à n'en pas douter, ils ont dû lui prêter les vertus que la troisième Considération inactuelle de Nietzsche avait décrites. Ils ont dû se laisser convaincre par l'idée que Schopenhauer propose un modèle d'homme héroïque, c'est-à-dire qui « n'espère plus rien de lui-même et exige simplement de pénétrer jusqu'au fond désespéré de toutes choses » (p. 81).
Nietzsche a vraisemblablement contribué à façonner l'image de Schopenhauer que la génération des intellectuels allemands de l'entre-deux-guerres va cultiver. Dans le désert moral et spirituel qui résulte de l'hégémonie grandissante des sciences et des techniques, Schopenhauer nous apprend, dit Nietzsche, à connaître le temps et surtout à lutter contre lui. La philosophie de Schopenhauer est une école d'intempestivité. À cet égard, elle affronte l'impuissance et la vanité de la politique à réaliser le bonheur des hommes : « Toute philosophie, écrit Nietzsche, qui croit écarter ou même résoudre à l'aide d'un événement politique le problème de l'existence, n'est qu'une caricature et un succédané de la philosophie » (p. 63).
Ainsi est-il clair qu'auprès de Schopenhauer on ne saurait apprendre autre chose qu'à mépriser l'engagement politique. Reste que certains intellectuels, au sens qu'inaugurent, en France, l'affaire Dreyfus et, en Allemagne, l'assassinat de Rathenau en 1922 (dixit Thomas Mann), n'ont pas caché l'importance qu'eut Schopenhauer dans leur prise de conscience politique...
Horkheimer et Schopenhauer
Martin Jay, le biographe de l'école de Francfort, rapporte que le premier livre de philosophie que lut Horkheimer fut les Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer. Il faut croire que cette première lecture fut marquante, puisque la référence à Schopenhauer ne quittera pas l'œuvre ultérieure du directeur de l'Institut de recherches sociales. En 1968, celui-ci l'exprime sans ambages : « Je suis redevable à Schopenhauer de mon premier contact avec la philosophie ; en dépit de mon opposition politique avec lui, ni mes rapports avec la philosophie de Hegel et de Marx, ni ma volonté de comprendre et de transformer la réalité sociale n'ont pu effacer l'empreinte de sa pensée. » Et ailleurs, il rappellera que la « théorie critique » est née sous l'inspiration conjuguée de Marx et de Schopenhauer.
Les rapports de Horkheimer à Schopenhauer ne sont pas simples et ont donné lieu, chez les commentateurs, à malentendus. Horkheimer laisse en effet imaginer que la philosophie de Schopenhauer peut indifféremment accompagner une pensée engagée, ou une pensée dégagée du souci de la politique. Le texte de 1968 que je viens de citer le dit : « en dépit de mon opposition politique avec lui », il a tenu une grande place dans le projet de « transformer la réalité sociale » qui caractérisa la « théorie critique ».
Ce qui rend la chose complexe, c'est que l'itinéraire de Horkheimer ne paraît pas soumettre la référence à Schopenhauer à quelque évolution que ce soit : du début à la fin, l'auteur du Monde comme... est invoqué comme le penseur du pessimisme radical – alors que, dans le même temps, Horkheimer passera d'un marxisme révolutionnaire (soutenu par un « optimisme pratique ») à un désengagement désabusé envers l'illusion révolutionnaire. La difficulté consiste donc dans le fait que Schopenhauer semble pouvoir intervenir aussi bien en contrepoint d'un marxisme militant que cautionner un repli libéral sur une défense de l'individu opprimé par la condition politique. L'irresponsabilité politique de la philosophie schopenhauérienne tiendrait alors à l'indifférence, à l'indécidabilité qui la caractérise, puisqu'on constate qu'elle demeure une référence intangible malgré les transformations radicales qui affectent l'attitude d'abord engagée d'un intellectuel comme Horkheimer.
Sans doute faut-il tenter de décrire les choses plus précisément et, en premier lieu, d'expliquer la façon dont Schopenhauer pénètre une pensée qui se proclame d'abord au service de la révolution.
Il ne fait aucun doute qu'un pessimisme métaphysique accompagne les premières tentatives philosophiques de Horkheimer. Vers la fin de sa vie, en 1960, il décrit encore l'actualité de la pensée de Schopenhauer en disant qu'elle est « tellement de ce temps qu'elle appartient instinctivement à la jeunesse ». De fait, les spécialistes de Horkheimer identifient sans difficulté la jeunesse schopenhauérienne du théoricien de Francfort ; ils soutiennent en outre, textes à l'appui, qu'il n'a jamais renié cette jeunesse impressionnée par la description de la douleur d'exister.
Seulement, si l'on veut comprendre comment Schopenhauer va bien pouvoir accompagner un itinéraire intellectuel au sein du marxisme, il faut supposer une certaine lecture du Monde comme... Il faut supposer que le pessimisme ne signifie pas la résignation à l'ordre du monde et que l'héroïsme que fonde Schopenhauer, selon Nietzsche, peut être plus militant qu'esthétique. Toujours en 1960, Horkheimer donne à comprendre que la philosophie de son maître à penser de toujours lui a révélé la vanité de toute transcendance, et donc la nécessité d'œuvrer dans le temps pour soulager la douleur de vivre. Alfred Schmidt cite ce texte dans un article paru dans les Archives de philosophie (avril juin 1986) :
« La doctrine de la volonté aveugle, considérée comme l'éternel, enlève au monde l'illusion que lui donnait l'ancienne métaphysique de reposer sur une base en or. Du fait qu'à l'opposé du positivisme cette doctrine formule la négativité et l'intègre à sa pensée, elle permet de dégager le thème qui fait pendant à la solidarité des hommes et des êtres en général : le délaissement. Jamais aucune détresse ne trouve de compensation dans l'au-delà. Le désir d'y remédier dans la vie présente vient de l'incapacité à la supporter dans la pleine conscience de cette malédiction quand s'offre la possibilité d'y mettre fin. Soutenir le temporel contre la cruauté de l'éternel, telle est la définition de la morale chez Schopenhauer. »
On se dira qu'on a ici affaire à une inflexion de la philosophie de Schopenhauer dans le sens d'un activisme bien peu conforme à son esprit. Schopenhauer est lu en un sens qui rompt avec la lecture qu'en fait Nietzsche, et peut-être aussi en un sens qui s'inspire des enseignements du même Nietzsche : la philosophie du MVR nous débarrasse de toute transcendance (on sait que Nietzsche lui reprochait de retomber dans l'idéologie du salut) ; elle nous enjoint de retrouver « le sens de la terre » (selon l'expression de Nietzsche qui a connu bien des vicissitudes). Bref, le pessimisme de Schopenhauer est reçu dans le contexte d'une vision matérialiste du monde, ce que rappelle Horkheimer en 1968 : « Le pessimisme métaphysique, facteur de toute pensée authentiquement matérialiste, m'a toujours été familier » ; il va par conséquent fonctionner chez Horkheimer comme une objection sans idéal au réel, comme le mobile qui jette dans l'action les « sans espoir » évoqués par la fameuse formule de Benjamin. Par là même, Schopenhauer intervient dans une démarche qui assume la responsabilité du monde (les tard-venus que nous sommes ont « une dette à l'égard de l'humanité » et il faut la lui payer en travaillant à une société meilleure dont on ne saurait cependant jamais dessiner l'idéal). À cet égard, il est du devoir du philosophe schopenhauérien d'investir le terrain politique.
Voilà donc le penseur, qui nous apparaissait tout à l'heure comme le chantre de la démobilisation, proclamé adversaire de toute résignation. Il ne lui reste plus qu'à trouver en Marx un allié pour constituer une conception révolutionnaire du monde. Le pessimisme métaphysique composera donc avec un certain optimisme pratique – celui que suppose le marxisme – pour justifier l'engagement de la « théorie critique » dans le camp de la révolution sociale. Par rapport à Schopenhauer, il est évident que ce pessimisme doit recevoir une acception bien particulière – en l'occurrence : concerner le temps passé mais pas l'avenir. C'est en effet de cette façon que Horkheimer le soutient en 1933, dans Matérialisme et Révolution :
« Quel que soit son optimisme quant aux possibilités de transformer l'ordre établi, quelque valeur qu'il accorde au bonheur que procurent la solidarité et la part prise à l'œuvre de transformation, le matérialisme comporte donc une composante pessimiste. L'injustice passée ne sera jamais réparée. Rien ne compensera jamais les souffrances des générations disparues. Mais tandis que les philosophies idéalistes d'aujourd'hui, sous les espèces du fatalisme et de la philosophie de la décadence, tournent leur pessimisme vers l'existence terrestre, présente et future, et affirment qu'il est impossible d'assurer à l'avenir le bonheur de tous, la tristesse inhérente au matérialisme porte sur les événements du passé » (Théorie traditionnelle et théorie critique, p. 110-111).
La chose est donc claire : ce qui a eu lieu ne saurait être oublié et doit même faire l'objet d'une incessante critique mais la tristesse s'arrête là où commence le présent, qui doit engager à faire advenir la rédemption dans l'Histoire. Est-il abusif de dire ici que le pessimisme d'Horkheimer paraît rien moins que radical Le théoricien de Francfort ne semble conserver de sa jeunesse schopenhauérienne qu'une impatience à l'égard de la souffrance du monde - impatience justement requise pour le porter à la révolution.
On sait toutefois que le marxisme de la théorie critique s'estompera, qu'il se révélera, dès la fin des années 30, comme une véritable impasse. Chez Horkheimer, chez Adorno, Marx sera bientôt considéré comme le penseur d'une histoire au cours inéluctable et comme un philosophe complice de l'étouffement métaphysique du particulier sous l'universel. Le stalinisme apparaîtra dans ce contexte comme l'issue logique du marxisme. Dès lors, Schopenhauer restera seul en lice, si l'on peut dire.
Horkheimer, désabusé sur les chances d'une révolution, se déclare en faveur d'un « humanisme actif », susceptible de sauvegarder les valeurs de l'individu. Il a alors besoin du modèle d'une pensée de l'altérité, permettant d'affronter la barbarie du siècle et de s'opposer à l'hégémonie d'une rationalité homogénéisante, à l'avènement d'un monde totalement administré. Schopenhauer lui offre ce modèle : un Schopenhauer approfondi, et dont l'attitude politique n'éveille plus de réserve. À la fin des années 60, Horkheimer ne craint pas d'être rangé parmi les réactionnaires ; il s'agit de sauvegarder un héritage culturel favorable à l'individu à présent menacé, et non plus de contribuer à ce qui apparaît désormais comme une dangereuse fuite en avant : « Le vrai conservateur est, dit-il en 1970, sinon toujours, du moins dans bien des cas, plus près du vrai révolutionnaire que du fasciste et le vrai révolutionnaire, plus près du vrai conservateur que de ce qui se nomme aujourd'hui communisme » (« La théorie critique hier et aujourd'hui » in Théorie critique, p. 368-369).
Reste à déterminer quel est ce Schopenhauer qui survit à l'engagement révolutionnaire marxiste et qui va, en quelque sorte, offrir sa caution à la démobilisation de la « théorie critique ».
En premier lieu, il s'agit, comme je viens de le suggérer, d'un Schopenhauer auquel on ne songe plus à reprocher son attitude politique conservatrice et même réactionnaire. Dès 1937, Horkheimer reconnaissait qu'il savait où se situait le mal que le politique devait combattre, mais qu'il ignorait où situer au juste le bien. Il n'empêche qu'à l'époque il avait le sentiment que le marxisme ouvrait des perspectives. Mais, dans les années 60, il n'en est plus de même, de sorte qu'on voit mal au nom de quoi l'inertie politique de Schopenhauer pourrait bien être contestée. Mieux : on voit mal comment Horkheimer pourrait ne pas adhérer à l'invitation schopenhauérienne à renoncer à l'action, lui qui constate, en 1970, que « le progrès se paie de choses négatives et effroyables » (Théorie critique, p. 362). La déresponsabilisation politique à laquelle porte la philosophie du Monde comme... semble devoir éveiller un écho dans l'attitude désillusionnée du vieil Horkheimer.
En second lieu, le Schopenhauer dont la sagesse est convoquée au moment du bilan de la « théorie critique » est le philosophe auquel Nietzsche reprochait de n'avoir pas su se priver des facilités d'une conception religieuse du monde, c'est-à-dire de la perspective d'une consolation. En 1970, Horkheimer écrit ceci : « Il y a deux théories de la religion qui sont décisives pour la " théorie critique" aujourd'hui, bien que sous une forme modifiée : la première est celle qu'un grand, qu'un immense philosophe a désignée comme la plus grande intuition de tous les temps : la doctrine du péché originel » – la seconde étant l'interdiction de se faire quelque image de Dieu, c'est-à-dire du Bien absolu (Théorie critique, p. 361).
Je m'en tiendrai au premier point : Schopenhauer sert ici de légitimation à la doctrine de l'Ancien Testament, et cette doctrine invite à affronter le mal comme inéluctable. Horkheimer n'a certes pas tort de souligner la place qu'occupe chez Schopenhauer la doctrine du péché originel : le MVR la convoque chaque fois qu'il s'agit de ruiner l'optimisme (ex. § 59, p. 411, 414-415). Et Schopenhauer ne manque pas de la saluer comme une vérité métaphysique :
« En considérant l'homme comme un être dont l'existence est un châtiment et une expiation, on l'aperçoit déjà sous un jour plus vrai. Le mythe du péché et de la chute est le seul de l'Ancien Testament auquel je puisse reconnaître une vérité métaphysique, bien que purement allégorique ; bien plus, il est même le seul qui me réconcilie avec l'Ancien Testament » (MVR, p. 1343).
Horkheimer aurait pu aller plus loin dans le sens de l'antivolontarisme politique qu'exprime ici la référence à la doctrine chrétienne ; il aurait pu en effet invoquer la doctrine brahmanique et bouddhique de la métempsycose qui justifie, aux yeux de Schopenhauer, qu'on ne se mette pas en tête de forcer le destin : « Ce monde, lit-on dans les Parerga (tome II, p. 60-61), n'est donc pas simplement un champ de bataille dont les victoires et les défaites obtiendront des prix dans un monde futur ; il est déjà lui-même le jugement dernier où chacun apporte avec soi récompense et honte, suivant ses mérites ». Comment ne pas conclure que, de ce point de vue, tout engagement politique est irresponsable – au même titre que le fanatisme chrétien, d'ailleurs, que Schopenhauer taxe lui-même, dans les Parerga (p. 57), d'« irresponsable » ?
En dernier lieu, la référence à Schopenhauer qui habite les derniers textes de Horkheimer consacre la fin de la détermination politique qui fut jadis celle de la « théorie critique ». Elle concerne le thème de la souffrance et de la pitié. Horkheimer la traduit en termes théologiques comme le désir nostalgique qu'il y ait un Autre apportant au moins la paix, après la mort, aux victimes innocentes (Théorie critique, p. 362). Schopenhauer demeure ici comme le penseur de l'irréconciliation du particulier avec l'universel, puisqu'il tient la souffrance pour l'essentiel, et il annonce aussi la consolation grâce au retour vers une unité originelle. C'est ainsi que Horkheimer peut affirmer : « Chez Schopenhauer, pour autant que je puisse en juger, le pessimisme n'est pas aussi absolu que le justifierait la situation présente » ; et il ajoute que le bouddhisme est le gage d'un retour au sein d'une communauté – la volonté en soi – qui « constitue une sorte de rédemption » proche du christianisme (cité par G. Raulet dans les Archives de philosophie, avril-juin 1986). Schopenhauer apparaît donc porteur d'une promesse de réconciliation qui n'exige pas, loin s'en faut, l'entreprise politique.
Sur le tard, Horkheimer retrouve intact le Schopenhauer de sa jeunesse, celui qui invitait à une morale fondée sur la compassion et la pitié, et postulait l'unité fondamentale de toutes les créatures vivantes. Alfred Schmidt cite des textes de jeunesse, dans lesquels Horkheimer déduit de ses lectures de Schopenhauer l'idée que l'injustice commise appelle inéluctablement son châtiment puisqu'elle lèse une volonté une : « Le persécuteur et le persécuté sont un », écrit Horkheimer qui formule ici l'idée de la solidarité fondée sur le thème de l'unité de l'essence des êtres par-delà les différences apparentes.
Que Horkheimer achève son œuvre en invoquant, derrière le désir nostalgique d'un Autre réconciliateur, cette solidarité foncière et rédemptrice ne souligne que davantage combien la visée d'une politique soucieuse d'émancipation universelle a cessé de l'animer. Cela le coupe-t-il décidément de toute responsabilité politique ? Oui, si l'on entend par là que le philosophe aurait à assumer le monde tel qu'il va. Non, si l'on considère que l'investissement dans les « choses plus concrètes », c'est-à-dire à portée d'individu, relaie pour le meilleur l'engagement dans la cause révolutionnaire. Les derniers mots de Horkheimer dans Théorie critique vont dans ce second sens, invitant à ce qu'Adorno appelle la « micrologie ».
Thomas Mann et Schopenhauer
Avec Thomas Mann, les données sont plus tranchées. Il a grandi avec Schopenhauer en tête et, au moment où il découvre la responsabilité politique qui incombe à l’écrivain, il admet la nécessité d'avoir à rompre avec le philosophe de sa jeunesse. Comme Horkheimer, T. Mann fait de Schopenhauer son maître à penser. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il affirme encore que le philosophe a doté sa génération d'une identité. Schopenhauer constitue « l'atmosphère familière de notre jeunesse, à nous qui avons aujourd'hui plus de 60 ans » (« Schopenhauer », in Les Maîtres, Grasset, 1979, p. 203). Dès la Première Guerre mondiale, Mann a consacré des pages de ses Considérations d'un apolitique à saluer en Schopenhauer l'inégalable modèle dont la jeunesse allemande a eu besoin pour grandir :
« Je crois voir sous mes yeux la petite chambre haut perchée d'une banlieue où, il y a seize ans, allongé à longueur de journée sur un fauteuil-chaise longue ou canapé, aux formes bizarres, je lisais Le Monde comme volonté et comme représentation. Ma jeunesse solitaire, irrégulière, amoureuse du monde et de la mort - comme elle savourait le philtre de cette métaphysique, dont l'essence la plus profonde est l'érotisme, et où je reconnaissais la source spirituelle de la musique du Tristan ! » (Considérations d'un apolitique, Grasset, 1979, p. 69).
Aucune ambiguïté : Schopenhauer est bien perçu alors comme celui qui dispense la jeunesse d'avoir à refaire le monde. « La philosophie schopenhauérienne de la volonté, dit T. Mann, était dépourvue de toute volonté au service de ce qui est souhaitable ; elle ne s'intéressait absolument pas au social et au politique. Sa pitié était un moyen de salut, pas de perfectionnement en un sens spirituel et politique qui s'opposât à la réalité » (p. 29). Je précise que cette pitié est explicitement écartée par T. Mann de toute interprétation qui pourrait l'ériger en fondement du lien social. Cela était à préciser pour que l'« atmosphère » de cette jeunesse qu'a bercée Schopenhauer soit résolument dégagée de l'attirance pour les idéaux par laquelle Hegel, par ex., caractérise la sienne. Formés au Monde comme..., c'est bien dans le confort de l'irresponsabilité politique que Mann et sa génération ont grandi.
Schopenhauer constitue effectivement, dans ce contexte, une caution intellectuelle privilégiée. Son apolitisme est présenté comme une sauvegarde contre la folie du temps. Il justifie la résistance au patriotisme (dont Mann dit quelque part qu'il n'est guère séant, même en temps de guerre), et il résume les réticences éprouvées par un esprit aristocratique à l'égard de la démocratie (cf. Considérations, p. 201). Il est vrai que Schopenhauer n'est pas la seule référence qui soutient l'apolitisme de Thomas Mann à la fin des années 20 : Nietzsche est aussi constamment sollicité, comme penseur farouchement opposé aux préoccupations politiques, et que les Français voudraient d'ailleurs abusivement politiser. Wagner est également présent, notamment pour sa hargne contre l'idée de souveraineté du peuple : « Pourquoi détestait-il la démocratie ? – demande Mann à son sujet. Parce qu'il haïssait la politique et reconnaissait l' identité de la politique et du démocratisme » (p. 110). La violence des sentiments en moins, T. Mann partage l'attitude du musicien, et puise chez Nietzsche comme chez Schopenhauer des arguments allant dans le même sens.
Les Considérations d'un apolitique témoignent d'une lecture attentive du chapitre intitulé « Droit et politique » dans Parerga et Paralipomena : Mann suit pas à pas la lettre du texte qui délivre la conception schopenhauérienne de l'État. L'accent est mis d'emblée sur le cynisme de l'attitude qui consiste à déduire l'État de l'égoïsme, et sur l'idéal d'irresponsabilité politique que devrait incarner, selon Schopenhauer, le souverain parfait. T. Mann ne manque pas de souligner à l'occasion le caractère parfois irrationnel, c'est-à-dire « passionnel », des positions de Schopenhauer à l'égard de la politique. Mais ce n'est jamais pour s'en démarquer vraiment. Contre les républicains, contre les intellectuels suffisants, contre les « magisters de la Révolution », il adopte, jusqu'à la provocation, les thèses du philosophe (p. 116). Il évoque, apparemment sans s'en formaliser, certains épisodes de la vie de Schopenhauer qui, on le verra bientôt, lui feront plus tard problème. Il les interprète, en 1918, comme le signe d'un esprit libre, dégagé du poids de responsabilité dont s'honorent les intellectuels qualifiés par lui quelquefois de « dreyfusards ».
Les outrances de Schopenhauer sont donc accueillies comme « un défi, un sarcasme, une négation non seulement du libéralisme et de la révolution, mais de la politique elle-même ». Bref, Schopenhauer a « un sens antipolitique » qui, aux yeux de Mann, est typiquement allemand. C'est dire que la folie de la guerre qui se déroule au moment où Mann rédige ses Considérations est imputée à la méconnaissance dans laquelle on demeure du philosophe du Monde comme..., à l'ignorance dans laquelle on se tient de son enseignement « parfaitement arévolutionnaire » et « apolitique » et, sans doute, au mépris que l'on témoigne à l'aristocratisme qui s'exprime dans son individualisme radical (p. 118).
Auprès de Schopenhauer, T. Mann nourrit donc un antivolontarisme foncier qui lui permet, à l'occasion, de fustiger les idéologies du progrès. Le cours des choses obéit à des ressorts que personne ne peut prétendre avoir tendus, et le progrès vers le mieux, vers un bonheur universel, est proprement une fable pour béotiens. Est-ce à dire que Mann refuse toute liberté ? Bien entendu pas, car cela , ruinerait les notions morales de faute et de mérite auxquelles il tient (cf. p. 119). Mais il situe la liberté, conformément à Schopenhauer, uniquement dans un au-delà du phénomène : la liberté, écrit-il en commentant le philosophe, « ne réside pas dans l'operari mais dans l'esse – donc il existe une nécessité, une détermination inéluctable dans l'action, mais l'être est originellement et métaphysiquement libre. L'homme qui en tant que caractère empirique a commis un acte coupable pourrait avoir agi nécessairement ainsi, sous l'influence de mobiles définis, mais il aurait pu être autrement – et le poinçon de la conscience aussi se rapporte à l'être, non à l'action » (p. 119). Cela suffit à disqualifier les prétentions de l'action politique et à justifier cependant celles d'un État chargé d'appliquer le châtiment au criminel.
Le volontarisme récusé, on comprend que T. Mann puisse redouter que l'État de son temps ne se coupe de plus en plus de sa vocation métaphysique pour s'engager dans les voies du réformisme social. Il y a là une critique globale qui s'administre au nom de la sagesse exprimée par Schopenhauer dans l'équation : courage = patience (p. 131). J'ajouterai, pour compléter le portrait de l'écrivain admirateur du philosophe de la volonté malheureuse, qu'il s'agit en fait, pour lui, de défendre des valeurs perverties dans le contexte du début du siècle :
« Je me préoccupe ici, écrit-il, du sens et de l'esprit du bourgeoisisme allemand. Je me préoccupe de rétablir la notion du bourgeois même, dans sa pureté et sa dignité, après qu'elle a été corrompue, de la façon la plus honteuse, par des gens de lettres vivant et œuvrant dans un monde de notions transposées » (p. 121).
Ce monde, la suite du texte le précise, est celui de l'utilitarisme, de la mesquinerie, et de l'autosatisfaction. On pourrait contester le recours fait ici à Schopenhauer dans cette défense du bourgeois. Mann invoque en effet la figure du romantique individualiste et suprapolitique, mais il oublie que Schopenhauer célèbre aussi, dans le bourgeois, les vertus frileuses de l'épargne et le dégoût de la prodigalité qui borne au présent, compromet l'avenir et excite les sens. Autrement dit, il ne s'arrête pas au fait que le philosophe, qu'il convoque pour soutenir sa réhabilitation du bourgeois étranger aux vicissitudes du pouvoir, est suspect d'avoir prononcé l'éloge de la mesquinerie au service de la conservation de soi.
Au terme de ce bref parcours, l'ascendant exercé par Schopenhauer sur le jeune T. Mann (si l'on peut dire, puisqu'il a, à l'époque, 40 ans) peut se résumer simplement : le philosophe exemplifie l'attitude détachée par rapport au réel – attitude à laquelle l'écrivain, pris dans la tourmente du conflit franco-germanique, craint précisément de devoir renoncer. « Être un politicien, déclare-t-il, est la seule possibilité de ne pas être un esthète » (p. 192-193). Cela signifie que si l'on contraint l'homme de lettres à entrer dans l'arène politique, il devra renoncer à lui-même. En ce sens, Schopenhauer incarne le modèle de l'esthète auquel il faut coûte que coûte s'attacher et, avec lui, on doit préférer les œuvres aux actions, c'est-à-dire l'immortel au temporel (p. 195). La chose pourrait être dite dans les termes de Julien Benda : le clerc doit résister à la trahison à laquelle les urgences de l'histoire l'invitent. « La politique rend grossier, vulgaire, stupide. L'envie, l'insolence, la convoitise sont tout ce qu'elle enseigne. Seule l'éducation de l'âme libère. Les institutions comptent peu, les opinions comptent pour tout. Améliore-toi! et tout ira mieux » (p. 222). « L'art est irresponsable », dit encore Mann pour dénoncer l'ère du temps qui porte à politiser l'esthétique (p. 454).
Au fond, on peut concéder à T. Mann que ce n'est effectivement pas la démocratie que vise son combat (« Je ne combats pas la démocratie », précise-t-il p. 278), mais la vulgarité et l'absurdité du geste politique en général qui consiste, pour l'être fini et imparfait, à prétendre rectifier ce qui est et à imposer à tous ses illusions :
« Ce qui me révolte est l'apparition de l'intellectuel satisfait, qui a fait du monde un système placé sous le signe de la pensée démocratique et vit à présent en ergoteur, en détenteur du droit » (p. 279).
Le refus de la politisation de l'esprit ne manifeste donc pas quelque résignation désabusée mais avant tout la résistance esthétique plus que morale aux illusions platement prométhéennes qui sous-tendent la démocratie :
« Notre attitude envers ce qui selon nous est inévitable peut-elle être réellement seulement passive, résignée ? Ou peut-être pas tout à fait ? N'est-elle pas positive, n'acquiert-elle pas un peu de couleur et de chaleur, du moins dans la mesure où nous désapprouvons la déraison qui songe à empêcher le nécessaire de s'accomplir ? » (p. 278).
On voit que la référence à Schopenhauer, ici implicite, permet de mettre ce qui pourrait apparaître comme une attitude cynique sur le compte d'une pathétique lucidité. Vingt ans plus tard, c'est encore de clairvoyance que T. Mann va parler, sauf que celle-ci ne détournera plus du politique, mais, au contraire, de Schopenhauer... À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n'est plus temps de brandir l'image du bourgeois apolitique et esthète pour faire pièce aux délires nationalistes et guerriers. La république de Weimar était favorable aux intellectuels, le national-socialisme n'est pas disposé à les préserver dans leur cléricature éternelle. L'heure est donc à la mobilisation forcée ou, si l'on préfère, à l'engagement.
T. Mann évalue dès lors l'aveuglement auquel il a cédé lorsqu'il prônait l'irresponsabilité politique. Il découvre, en 1939, que l'intérêt de tout homme de lettres consiste dans la direction démocratique, et lorsqu'il écrit que « l'apolitisme, c'est tout simplement l'antidémocratie » (« Culture et politique », Les Maîtres, p. 225), ce n'est plus pour le présenter comme une vertu. T. Mann comprend désormais que le politique et le social « forment un des domaines de l'humain » que l'esprit doit intégrer à sa culture. Il faut politiser l'esprit, car « le malheureux destin de l'histoire allemande » est précisément une conséquence de l'apolitisme.
À dire vrai, Mann ne découvre pas la politique seulement à la veille de la guerre, mais ce qui se révèle à lui, c'est le poids politique que constitue, nolens volens, l'œuvre intellectuelle. Ainsi, il a lui-même à expier, d'une certaine façon, l'irresponsabilité qui l'a conduit, en 1928, à émettre le vœu d'une « révolution conservatrice » – d'« une alliance et d'un pacte entre l'idée de culture conservatrice et celle de société révolutionnaire – entre la Grèce et Moscou ». À l'époque, il formulait cette conception en disant qu'« il faudrait que Marx ait lu Hölderlin » (cf. « Culture et socialisme », 1928 in L'Artiste et la Société, Grasset). Propos inconsidérés, estime Mann en 1939, au moment où la propagande nazie érige la « révolution conservatrice » en mot d'ordre, et où Hölderlin est récupéré par le IIIe Reich (sur ce dernier point, voir l'entretien avec Robert Minder publié dans Le Magazine littéraire d'octobre 1976).
Dans ce climat propice à l'autocritique, il s'impose que l'indifférence de Schopenhauer à l'égard de l'État n'est plus considérée comme positive. Elle constitue le revers d'un « conservatisme politique » (p. 209) équivalant au fond à une déification de l'État aussi complète que celle reprochée à Hegel. Toute la tradition intellectuelle allemande est relue, et accusée par T. Mann d'avoir contribué aux malheurs du présent – Gœthe le premier, pour avoir cru défendre la liberté morale en prêchant l'indifférence politique.
« L'absence de volonté politique – écrit Mann –, dans le concept culturel allemand, son antidémocratisme se sont terriblement vengés : ils ont fait de l'esprit allemand la victime d'un absolutisme étatique qui le dépouille de la liberté morale comme de la liberté civique » (p. 226).
Voilà donc comment le bourgeois cultivé et l'intellectuel ont laissé s'installer la terreur politique en se voulant libérés de la chose politique. Pour avoir méprisé ces parties de l'humain que sont le social et le politique, on se retrouve opprimé par ces parties hypertrophiées dans l'État totalitaire. L'apolitisme a donc été le ferment qui a levé les masses et organisé le régime nazi. À force de chercher la délivrance dans la pensée (et surtout dans la philosophie de Schopenhauer), on se retrouve asservis dans le réel.
Pour le coup, le regard porté sur Nietzsche ou sur Schopenhauer se durcit : du premier, Mann dira en 1947 qu'il l'avait toujours mal lu, qu'il aurait dû y déchiffrer l'annonce (mais pas nécessairement la justification) du fascisme et non pas le tenir comme le prototype du parfait « esthète théorique » ; il aurait dû mesurer les risques que comporte le refus nietzschéen de la morale au nom de la vie, de l'éthique au nom de l'esthétique (cf. « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », 1947 in Les Maîtres, pp. 231-264).
En ce qui concerne Schopenhauer, le jugement est encore plus sévère – à la mesure sans doute de l'aveugle adhésion dont il fut l'objet. Il devient clair que son apolitisme débouche sur la négation violente du politique on quoi consiste tout régime oppressif. De sorte que ce qui paraissait anodin en 1918 prend un singulier relief : l'attitude de Schopenhauer au cours de la révolution de 1848, qui était évoquée jusqu'à présent comme l'indice d'une salutaire résistance a la démagogie, devient la manifestation de cette inqualifiable dévotion aux pouvoirs établis que réclame aujourd'hui l'État totalitaire. L'anecdote en question a trait, comme on sait, aux termes d'une lettre de Schopenhauer datant du 2 mars 1849 – lettre que je voudrais citer car, dans le contexte du début du siècle, elle fut fréquemment évoquée (par ex. par Charles Andler dans son Nietzsche, tome I, p. 103) comme le témoignage de l'irresponsabilité du philosophe :
« Quelles épreuves n'avons-nous pas traverses ! écrit Schopenhauer au docteur Frauenstädt, figurez-vous au 18 septembre une barricade sur le pont, et la canaille massée devant devant ma maison, visant et tirant sur la troupe, et la maison ébranlée par la fusillade. Tout à coup, voix et détonations devant la porte de ma chambre fermée à clef ; que c'est la canaille souveraine, je pousse le verrou : on frappe à coups redoubles ; puis j'entends la petite voix de ma bonne : "C'est seulement quelques Autrichiens !" Aussitôt j'ouvre à ces dignes amis : vingt soldats du régiment de Bohême, aux culottes bleues, se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur la canaille souveraine : mais ils s'avisent qu'ils peuvent tirer plus commodément de la maison voisine. L'officier est monté au premier étage pour reconnaître le tas de gueux derrière la barricade : je m'empresse de lui envoyer ma grand lorgnette d'opéra... »
Ce geste, T. Mann ne peut plus se le représenter comme anodin. Porté à ce point, l'antirévolutionnarisme de Schopenhauer a pour lui quelque chose d'insupportable (cf. Les Maîtres, p. 210). De même qu'on ne passera pas à Schopenhauer, parmi les contemporains de Mann exposés comme lui à la folie totalitaire, le fait qu'il ait légué sa fortune à la Caisse de secours fondée à Berlin en faveur des soldats blessés pour la défense de l'ordre dans les émeutes de 1848 à 1849...
Est-ce donc qu'il ne reste plus rien de l'ascendant qu'exerçait Schopenhauer sur T. Mann ? Non, le philosophe survit à la disqualification dont sont l'objet sa légèreté et son dogme de l'indifférence politique. Il survit comme théoricien de la souffrance. Thomas Mann et Max Horkheimer ont ceci en commun : ils pensent que Schopenhauer offre les armes de l'humanisme tragique dont le siècle a besoin. C'est par là que l'auteur du Monde comme... demeure actuel. T. Mann l'écrit avec force :
« Voilà ce qui m'importe : la conjonction du pessimisme et de l'humanité, l'expérience spirituelle que nous apporte Schopenhauer, selon laquelle l'un n'exclut pas l'autre, et que point n'est besoin d'être un beau parleur et de flatter l'humanité pour être un humaniste » (Les Maîtres, p. 214-215).
À cet égard, Schopenhauer est plus que le « psychologue de la volonté et le père de la psychologie moderne » dont vont hériter ces maîtres très actuels que sont Nietzsche et Freud. Schopenhauer conjoint les 2 attitudes qui déchirent l'histoire du XXe siècle : l'humanisme et l'antihumanisme. T. Mann l'explique ainsi :
« Le pessimisme de Schopenhauer, c'est son humanité », mais la préséance qu'il accorde à la volonté sur la raison, c'est là son antihumanisme. Or, c'est justement la conjonction des 2 qui caractérise l'humanisme indispensable au XXe siècle : c'est à la fois l'attention prêtée à la souffrance et la conviction que l'individu peut inverser en lui la volonté qui constituent le fond de l'éthique dont nous avons besoin (Ibid, p. 221).
Anti-intellectuel, au sens moderne, Schopenhauer se révèle toutefois comme le penseur permettant à l'intellectuel d'affronter la situation historique, et c'est là un inestimable mérite :
« L'antihumanité de nos jours, conclut Mann, est finalement, elle aussi, une expérience humaniste, une réponse unilatérale à la question qui se pose éternellement sur l'essence et le destin de l'homme » (p. 222).
► Jean-Michel Besnier, in : Présences de Schopenhauer, RP Droit (dir.), Grasset, 1989, rééd. Livre de poche, 1991. VOULOIR